"Quand, dans l'épopée, on veut faire l'éloge du jeune guerrier, on dit de lui, comme on le fait pour Thoas dans l'Iliade : « Il est expert à la lance, il est brave au corps à corps, et, à l'assemblée, peu d'Achéens l'emportent sur lui quand les jeunes guerriers discutent des avis »[1]. Bon faiseur d'exploits, le guerrier accompli est aussi un bon diseur d'avis. Un des privilèges de l'homme de guerre, c'est son droit de parole. La parole n'est plus ici le privilège d'un homme exceptionnel, doué de pouvoirs religieux. Les assemblées sont ouvertes aux guerriers, à tous ceux qui exercent pleinement le métier des armes. Cette solidarité entre la fonction guerrière et le droit de parole, attestée par l'épopée, trouve confirmation aussi bien dans les usages des cités grecques archaïques, où l'assemblée de l'armée est le substitut permanent du peuple, que, par exemple, dans les usages conservateurs de l'assemblée macédonienne. Usages particulièrement précieux, car ils éclairent un aspect essentiel de la parole dans les milieux guerriers. Quand Polybe veut parler du privilège de parole des guerriers macédoniens, il parle de leur égalité, de verbe, de leur isàgoria. Il emploie donc un mot du vocabulaire politique qui, dans les Histoires d'Hérodote, offre les plus grandes affinités avec l'isokratia ou l'isonomia. Mais c'est aussi le même mot que Philodème emploie spontanément quand il veut spécifier les privilèges des compagnons de l'épopée, dans les réunions communes comme dans les banquets collectifs. Terme anachronique, sans doute, mais qui traduit parfaitement un trait fondamental du rapport social qui lie le guerrier au guerrier ; l'égalité, cette égalité qui marque l'institution militaire des « banquets égaux (dais eisè) » où se réunissent les hommes du laos, comme elle marque aussi les assemblées guerrières où chacun dispose d'un même droit de parole. Dès l'épopée, le groupe des guerriers tend à se définir comme celui des semblables (homoioi).
Dans les assemblées guerrières, la parole est un bien commun, un koinon déposé « au milieu ». Chacun s'en empare à tour de rôle avec l'accord de ses égaux : debout au centre de l'assemblée, l'orateur se trouve à égale distance de ceux qui l'écoutent, et chacun se trouve par rapport à lui, au moins idéalement, dans une situation d'égalité et de réciprocité.
Parole-dialogue, de caractère égalitaire, le verbe des guerriers est aussi de type laïcisé. Il s'inscrit dans le temps des hommes. Ce n'est pas une parole magico-religieuse qui coïncide avec l'action qu'elle institue dans un monde de forces et de puissances : au contraire, c'est une parole qui précède l'action humaine, qui en est le complément indispensable. Avant chaque engagement, les Achéens se réunissent pour délibérer ; quand les Argonautes préparent une étape de leur expédition, ils ne manquent jamais de prendre conseil les uns des autres. Ce type de parole est d'emblée inscrit dans le temps des hommes par son objet même : il concerne directement les affaires du groupe, celles qui intéressent chacun dans son rapport avec autrui.
Instrument de dialogue, ce type de parole ne tire plus son efficacité de la mise en jeu de forces religieuses qui transcendent les hommes. Il se fonde essentiellement sur l'accord du groupe social qui se manifeste par l'approbation et la désapprobation. C'est dans les assemblées militaires que, pour la première fois, la participation du groupe social fonde la valeur d'une parole. C'est là que se prépare le futur statut de la parole juridique ou de la parole philosophique, de la parole qui se soumet à la « publicité » et qui tire sa force de l'assentiment d'un groupe social."
Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, 1967, Le Livre de Poche, 2006, p. 167-170.
[1] Iliade, XV, 282-285.
"[Les indiens Aché] ne se considéraient comme réellement informés qu'à partir du moment où ils lent leur savoir de la bouche même de Jyvukugi : comme si sa parole seule pouvait garantir la valeur et la vérité de tout autre discours.
Je tenais là, tout simplement, la nature essentielle du pouvoir politique chez les Indiens, la relation réelle entre la tribu et son chef. En tant que leader des Aché, Jyvukugi devait parler, c'était cela qu'ils attendaient de lui c'est à cette attente qu'il répondait en allant, de tapy en tapy, « informer » les gens. Pour la première fois, je pouvais observer directement, car elle fonctionnait, transparente, sous mes yeux, l'institution politique des Indiens. Un chef n'est point pour eux un homme qui domine les autres, un homme qui donne des ordres et à qui l'on obéit ; aucun Indien n'accepterait cela, et la plupart des tribus sud-américaines ont préféré choisir la mort et la disparition plutôt que de supporter l'oppression des Blancs. Les Guayaki, voués à la même philosophie politique « sauvage », séparaient radicalement le pouvoir et la violence : pour prouver qu'il était digne d'être chef, Jyvukygi devait démontrer qu' […] il n'exerçait pas son autorité moyennant la coercition, mais qu'au contraire il la déployait dans ce qui est le plus opposé à la violence, dans l'élément du discours, dans la parole. Et lorsqu'il faisait la tournée du campement, il n'apprenait rien aux Aché de nouveau pour eux, mais il confirmait son aptitude à exercer la fonction dont on l'avait investi. La signification de son discours se dédoublait alors, car le sens apparent n'était là que pour dissimuler et révéler à la fois le sens caché mais véritable, d'une autre parole, d'un autre discours qui parcourait ce qu'il disait. Parole pleine, discours pesant qui, à maintenir égal à soi le lien du groupe et de son pouvoir, énonçaient en fait ceci : « Moi, Jyvukugi, je suis votre beerugi, votre chef. Je suis heureux de l'être car les Aché ont besoin d'un guide, et je veux être ce guide. J'ai goûté au plaisir de vous diriger, et je vais prolonger ce plaisir. Je continuerai à en jouir tant que vous me reconnaîtrez comme votre chef. Vais-je imposer par force cette reconnaissance, entrer en lutte avec vous, confondre la loi de mon désir avec la loi du groupe, afin que vous fassiez ce que je veux ? Non, car cette violence ne me servirait de rien : vous refuseriez cette subversion et vous cesseriez, dans l'instant même, de voir en moi votre beerugi, vous en choisiriez un autre et ma chute serait d'autant plus douloureuse que, dès lors rejeté de tous je serais condamné à la solitude. La reconnaissance que sans cesse je dois solliciter de vous, je l'obtiendrai non du conflit, mais de la paix, non de la violence, mais du discours. C'est pourquoi je parle, je fais ce que vous voulez, car la loi du group est celle de mon désir ; vous désirez savoir qui je suis : je parle, on m'écoute, je suis le chef. »
Cette pensée du politique, exprimée dans ce discours imaginaire, n'échappait pas, d'une certaine manière, à la conscience des Indiens. Témoin cet homme que j'interrogeais à propos des activités du chef. Voulant demander ce que faisait Jyvukugi (au sens anglais to do), j'utilisais le verbe japo qui signifie fabriquer (to make); il me répondit avec vivacité : « Jyvukugi japo iä inandy ! Jyvuku ne "fait" pas, il est celui qui a coutume de parler ! » Non que Jyvukugi ne « fît » pas : il travaillait au contraire beaucoup, fabriquant sans cesse des flèches. Mais ce que voulait expliquer mon informateur, c'est que Jyvukugi se définissait non selon le faire, mais selon le dire, qu'en cela résidait sa différence par rapport aux autres, et que pour cette raison il était le chef. L'obligation de manipuler chaque fois que c'est nécessaire l'instrument de la non-coercition – le langage – soumet ainsi le chef au contrôle permanent du groupe : toute parole du leader est une assurance donnée à la société que son pouvoir ne la menace point ; son silence en revanche inquiète. Certes, les Guayaki n'élaborent pas la théorie de leur pouvoir politique, il se contentent de mettre en pratique et de maintenir une relation inscrite dans la structure même de leur société et que l'on retrouve, récurrente, chez toute les tribus indiennes. Le « pouvoir », incarné par les chefs, n'y est autoritaire, non pas au sens où ces sociétés primitives auraient encore de grands progrès à faire pour parvenir à se donner une véritable institution politique (c'est-à-dire semblable à ce que l'on rencontre en notre propre civilisation), mais au sens où ces société « sauvages » refusent, par un acte sociologique, et donc inconscient, de laisser leur pouvoir devenir coercitif. Les chefs sont empêchés d'utiliser leur fonction à des fins personnelles : ils doivent veiller à ce que leurs desseins individuels ne débordent jamais les intérêts de la communauté, ils sont au service du groupe, ils en sont les instruments. Soumis à son contrôle permanent, les leaders ne peuvent transgresser les normes qui fondent et sous-tendent toute la vie sociale. Le pouvoir corrompt, a-t-on dit : voilà un risque qui ne guette pas le Indiens, moins par rigueur éthique personnelle que par impossibilité sociologique. Les sociétés indiennes n'étaient pas faites pour cela, et elles en sont mortes."
Pierre Clastres, Chronique des indiens Guayaki, 1972, Plon, Terre Humaine/Poche, 1988, p. 84-86.
"Parler, c'est avant tout détenir le pouvoir de parler. Ou bien encore, l'exercice du pouvoir assure la domination de la parole : seuls les maîtres peuvent parler. Quant aux sujets : commis au silence du respect, de la vénération ou de la terreur. Parole et pouvoir entretiennent des rapports tels que le désir de l'un se réalise dans la conquête de l'autre. Prince, despote ou chef d'État, l'homme de pouvoir est toujours non seulement l'homme qui parle, mais la seule source de parole légitime : parole appauvrie, parole pauvre certes, mais riche d'efficience, car elle a nom commandement et ne veut que l'obéissance de l'exécutant. Extrêmes inertes chacun pour soi, pouvoir et parole ne subsistent que l'un dans l'autre, chacun d'eux est substance de l'autre et la permanence de leur couple, si elle paraît transcender l'Histoire, en nourrit néanmoins le mouvement : il y a événement historique lorsque, aboli ce qui les sépare et donc les voue à l'inexistence, pouvoir et parole s'établissent dans l'acte même de leur rencontre. Toute prise de pouvoir est aussi un gain de parole".
Pierre Clastres, La société contre l'État, chapitre 7 : Le devoir de parole, 1973, Éditions de minuit, 1974, p. 133.
"Les dictatures n'aiment certes pas à être identifiées. Comment demeureraient-elles indifférentes à la langue ? Une propriété singulière de la langue est justement d'être un pouvoir clandestin. Pareille discrétion n'a-t-elle pas de quoi séduire ? L'exercice de la langue est celui, non explicitement déclaré, d'une suprématie. Certains mots le disent plus ouvertement. « Celui qu'à Mexico nous appelons l' "empereur'' portait le titre de tlatoani, "celui-qui-parle", du verbe tlatoa, "parler" : la même racine se retrouve dans les mots relatifs à la parole, par exemple tlatolli, "langage", et dans ceux qui concernent le pouvoir, le commandement, comme tlatocayotl, "État" : les deux sens se rejoignent dans le mot tlatocan, qui désigne le conseil suprême, lieu où l'on parle et d'où émane l'autorité. Ce n'est pas par hasard que le souverain est qualifié de tlatoani : à l'origine de son pouvoir, il y a l'art de parler, les palabres au sein du conseil, l'habileté et la dignité de ces discours pompeux et imagés que les Aztèques appréciaient tant »[1].
Même quand les formes linguistiques ne le disent pas aussi clairement que dans l'idiome des Aztèques, celui qui possède la langue est investi d'autorité. D'une plus grande autorité que celui qui en a une commande hésitante. L'homme d'État, s'il réussit, comme Ataturk en Turquie, à contrôler le cours de la langue à une de ses étapes décisives, ajoute à son pouvoir un autre pouvoir, anonyme et efficace. C'est pourquoi le dirigisme linguistique, et la conception qui voit dans la langue une ressource naturelle, ne sont pas innocents. Le dirigisme pourrait être de bon aloi, surtout s'il est anti-puriste et s'oppose à toute consécration des usages d'une minorité conservatrice. Mais la langue est un bien politique. Toute politique de la langue fait le jeu du pouvoir en le confortant par un de ses appuis les plus fidèles. La norme que le dirigisme établit n'est pas la norme comme statut, forme d'expression commune au plus grand nombre et que l'on se contenterait d'enregistrer. C'est une norme idéale. Elle sert les intérêts d'État si sa nature fictive gomme les tracés oscillants de la parole. Car l'unité de la langue intéresse le pouvoir. La variation l'incommode : celle des modes de dire, qui déjà fait obstacle aux parcours de l'argent[2], est aussi celle des modes de penser. En ratifiant l'usage dominant, le linguiste, bon gré mal gré, risque de se faire la caution des puissances établies."
Claude Hagège, L'Homme de paroles, 1985, Folio essais, 2002, p. 269-270.
[1] J. Soustelle, La vie quotidienne des Aztèques à la veille de la conquête espagnole, Hachette, 1985, p. 114.
[2] "Dans l'étendue de toute la nation", disait en termes révélateurs le Rapport de l'abbé Grégoire, "tant de jardons sont autant de barrières qui gênent les mouvements du commerce."
Date de création : 15/03/2006 @ 15:47
Dernière modification : 19/02/2019 @ 10:39
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