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Texte à méditer :   De l'amibe à Einstein, il n'y a qu'un pas.   Karl Popper
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L'opposition nature/culture

    "Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme."

 

Rousseau, Du contrat social, 1752, Chapitre VIII, De l'état civil, p. 164.



  "Il est aisé de voir qu'entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l'ouvrage de l'habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société. Ainsi un tempérament robuste ou délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la manière dont on a été élevé que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l'esprit, et non seulement l'éducation met de la différence entre les esprits cultivés, et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture. Or si l'on compare la diversité prodigieuse d'éducations et de genres de vie qui règnent dans les différents ordres de l'état civil, avec la simplicité et l'uniformité de la vie animale et sauvage où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on comprendra combien la différence d'homme à homme doit être moindre dans l'état de nature que dans celui de société et combien l'inégalité naturelle doit augmenter dans l'espèce humaine par l'inégalité d'institution."

 

Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, 1754, 1ère partie, Le Livre de Poche, 1996, p. 103-104.



    "L'homme sauvage, quant il a dîné, est en paix avec toute la nature, et l'ami de tous ses semblables. S'agit-il quelquefois de disputer son repas ? Il n'en vient jamais aux coups sans avoir auparavant comparé la difficulté de vaincre avec celle de trouver ailleurs sa subsistance et comme l'orgueil ne se mêle pas au combat, il se termine par quelques coups de poing. Le vainqueur mange, le vaincu va chercher fortune, et tout est pacifié, mais chez l'homme en société, ce sont bien d'autres affaires ; il s'agit premièrement de pourvoir au nécessaire, et puis au superflu ; ensuite viennent les délices, et puis les immenses richesses, et puis des sujets, et puis des esclaves ; il n'a pas un moment de relâche ; ce qu'il y a de plus singulier, c'est que moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent, et, qui pis est, le pouvoir de les satisfaire ; de sorte qu'après de longues prospérité, après avoir englouti bien des trésors et désolé bien des hommes, mon héros finira par tout égorger jusqu'à ce qu'il soit l'unique maître de l'univers. Tel est en abrégé le tableau moral, sinon de la vie humaine, au moins des prétentions secrètes du coeur de tout homme civilisé."
 

Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité, 1755, 1ère partie, note 8.

 

Questions

1 - Quelle différence convient-il de faire entre le repas du sauvage et les passions de « l'homme en société » ?

2 - Quels sont les effets de cette différence ?

3 - Quel est le rôle de la culture par rapport à la nature ?

4 - Quelle vision de l'histoire se dégage de ce texte ?


 

   "Tout ce que l'esprit humain a successivement inventé pour changer ou perfectionner sa façon d'être et pour la rendre plus heureuse, ne fut jamais qu'une conséquence nécessaire de l'essence propre de l'homme et de celle des êtres qui agissent sur lui. Toutes nos institutions, nos réflexions, nos connaissances n'ont pour objet que de nous procurer un bonheur vers lequel notre propre nature nous force de tendre sans cesse. Tout ce que nous faisons ou pensons, tout ce que nous sommes et ce que nous serons n'est jamais qu'une suite de ce que la nature universelle nous a faits. Toutes nos idées, nos volontés, nos actions sont des effets nécessaires de l'essence et des qualités que cette nature a mises en nous, et des circonstances par lesquelles elle nous oblige de passer et d'être modifiés. En un mot, l'art n'est que la nature agissante à l'aide des instruments qu'elle a faits.
  La nature envoie l'homme nu et destitué de secours dans ce monde qui doit être son séjour ; bientôt il parvient à se vêtir de peau ; peu à peu nous le voyons filer l'or et la soie. Pour un être élevé au-dessus de notre globe, et qui du haut de l'atmosphère contemplerait l'espèce humaine avec tous ses progrès et changements, les hommes ne paraîtraient pas moins soumis aux lois de la nature lorsqu'ils errent tout nus dans les forêts, pour y chercher péniblement leur nourriture, que lorsque vivant dans des sociétés civilisées, c'est-à-dire enrichies d' un plus grand nombre d' expériences finissant par se plonger dans le luxe ils inventent de jour en jour mille besoins nouveaux et découvrent mille moyens de les satisfaire. Tous les pas que nous faisons pour modifier notre être ne peuvent être regardés que comme une longue suite de causes et d'effets, qui ne sont que les développements des premières impulsions que la nature nous a données."

 

Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre I, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p.168.


 

    "La culture humaine - j'entends par là tout ce en quoi la vie humaine s'est élevée au-dessus de ses conditions animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes, et je néglige de faire la distinction entre culture et civilisation - présente, comme on sait, deux faces à l'observateur. Elle englobe d'une part tout le savoir et tout le savoir-faire que les hommes ont acquis afin de dominer les forces de la nature et de gagner sur elle des biens pour la satisfaction des besoins humains, et d'autre part tous les dispositifs qui sont nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux et en particulier la répartition des biens accessibles. Ces deux orientations de la culture ne sont pas indépendantes l'une de l'autre, premièrement parce que les relations mutuelles des hommes sont profondément influencées par la mesure de satisfaction pulsionnelle que permettent les biens disponibles, deuxièmement parce que l'homme lui-même, pris isolément, est susceptible d'entrer avec un autre dans une relation qui fait de lui un bien, pour autant que cet autre utilise sa force de travail ou le prend pour objet sexuel ; mais aussi, troisièmement, parce que chaque individu est virtuellement un ennemi de la culture, laquelle est pourtant censée être d'intérêt humain universel. Il est remarquable que les hommes, bien qu'ils soient incapables de vivre dans la solitude, ressentent néanmoins comme une pression pénible les sacrifices que la culture attend d'eux pour permettre la vie en commun. La culture doit donc être défendue contre l'individu, et ses dispositifs, institutions et commandements se mettent au service de cette tâche ; ceux-ci visent non seulement à instaurer une certaine répartition des biens, mais encore à la maintenir ; de fait, ils doivent protéger contre les motions hostiles des hommes tout ce qui sert à contraindre la nature et à produire des biens. Les créations humaines sont faciles à détruire et la science et la technique qui les ont édifiées peuvent aussi être utilisées pour les anéantir."
 

Freud, L'avenir d'une illusion, 1927, tr. A. Balseinte, J-G Delarbre et D. Hartmann (revue), Paris, PUF, 1995, p. 6.


 

    "Nous avons parlé d'hostilité à la culture, produite par la pression que la culture exerce, par les renoncements pulsionnels qu'elle réclame. Si l'on s'imagine ses interdits supprimés, on a alors désormais le droit de choisir pour objet sexuel toute femme qui vous plaît, le droit d'abattre sans scrupule son rival auprès de cette femme ou quiconque viendrait à vous barrer la route ; on peut, sans lui demander la permission, soustraire à autrui n'importe lequel de ses biens ; quelle belle chose, quel enchaînement de satisfactions serait alors la vie ! Certes, on ne tarde pas à rencontrer la première difficulté. Tout autre a exactement les mêmes souhaits que moi et ne me traitera pas avec plus de ménagements que je n'en ai pour lui. Au fond, un seul et unique individu peut donc devenir heureux sans restriction, en ayant supprimé les restrictions culturelles - un tyran, un dictateur qui a accaparé tous les moyens de puissance, et même lui a toute raison de souhaiter que les autres respectent au moins un commandement de la culture, le « Tu ne tueras point ».
   Mais quelle ingratitude, quelle courte vue en somme que d'aspirer à une suppression de la culture ! Ce qui subsiste alors, c'est l'état de nature, et il est de beaucoup plus lourd à supporter. C'est vrai, la nature ne nous demanderait aucune restriction pulsionnelle, elle nous laisserait faire, mais elle a sa manière particulièrement efficace de nous limiter, elle nous met à mort, froidement, cruellement, sans ménagement aucun, à ce qu'il nous semble, parfois juste quand nous avons des occasions de satisfaction. C'est précisément à cause de ces dangers dont la nature nous menace que nous nous sommes rassemblés et que nous avons créé la culture qui doit aussi, entre autres, rendre possible notre vie en commun. C'est en effet la tâche principale de la culture, le véritable fondement de son existence, que de nous défendre contre la nature."

 

Freud, L'avenir d'une illusion, 1927, tr. A. Balseinte, J-G Delarbre et D. Hartmann, Paris, PUF, 1995, p. 14-15.

 


 

  "Le comportement typique, caractéristique de l'état civilisé, diffère essentiellement du comportement animal à l'état de nature. Quelque simple que soit sa culture, l'homme dispose d'un ensemble matériel d'instruments, d'armes, d'ustensiles domestiques ; il évolue dans un milieu social qui l'assiste et le contrôle à la fois ; il communique avec les autres à l'aide de langage et arrive à former des concepts d'un caractère rationnel, religieux ou magique. L'homme dispose ainsi d'un ensemble de biens matériels, il vit au sein d'une organisation sociale, communique à l'aide du langage et puise les mobiles de ses actions dans des systèmes de valeurs spirituelles. Ce sont là les quatre principaux groupes dans lesquels nous rangeons la totalité des conquêtes culturelles de l'homme.
  Nous ne connaissons donc la culture qu'à l'état de fait accompli, mais nous ne l'observons jamais, et c'est ce dont il importe de se rendre compte avec toute la clarté possible, in statu nascendi.

  Commençons par formuler ce postulat que les principales catégories culturelles ont dû exister simultanément dès le début, à l'état d'interdépendance. Elles n'ont pas pu naître les unes après les autres, et il est impossible d'établir leur succession dans le temps. La culture matérielle, par exemple, n'a pas pu naître, avant que l'homme n'ait été capable de se servir de ses outils selon la technique traditionnelle qui, nous le savons, implique un certain canon de connaissances. De leur côté, la connaissance et la tradition sont inconcevables sans l'existence de la pensée conceptuelle et du langage. Il existe donc une corrélation étroite entre la pensée, le langage, et la culture matérielle, il a dû en être ainsi à toutes les phases de l'évolution, y compris la phase initiale. D'autre part, les arrangements matériels de la vie, usage d'ustensiles domestiques, moyens de déplacement dans la vie de tous les jours, sont les corollaires et les conditions préliminaires indispensables de toute organisation sociale. Le foyer et le seuil ne sont pas seulement des symboles de la vie domestiques, mais des facteurs sociaux réels jouant un rôle des plus actifs dans la formation de liens de parenté. De son côté, la morale est une force sans laquelle l'homme est incapable de lutter contre ses instincts, ou même de dépasser la vie purement instinctive, et à laquelle il doit constamment avoir recours à l'état de culture, même dans ses activités techniques les plus simples."

 

Bronislaw Malinowski, La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, 1927, Payot éd., 1976, p. 140-143.



  "L'homo sapiens est la plus répandue de toutes les espèces mammifères et la plus apte à modifier rapidement à la fois son comportement individuel et son comportement de groupe. Il n'est donc pas surprenant que l'héritage social de cette espèce se soit diversifié en un nombre déroutant de types locaux, les habitudes en usage variant selon les groupes.
  Aucun terme particulier n'a été créé jusqu'ici pour désigner l'héritage social des animaux; pour les êtres humains, on parle de culture. Ce terme est utilisé dans un double sens. Dans son sens général, la culture désigne un type particulier d'héritage social. Ainsi la culture, dans son ensemble, se compose d'un grand nombre de cultures dont chacune est caractéristique d'un certain groupe d'individus. Pourtant, l'aptitude des êtres humains à apprendre, à communiquer entre eux et à transmettre le comportement acquis de génération en génération sans l'intermédiaire du plasma germinatif, aussi bien que la possession d'un héritage tant social que biologique et la différenciation de cet héritage social en une multiplicité de types locaux sont autant de traits qui, loin de l'en distinguer, rattachent l'homme aux autres mammifères. A tous ces égards, les différences entre les hommes et les animaux sont aveuglantes, mais il semble qu'il s'agisse de différences quantitatives bien plus que qualitatives. Les hommes apprennent plus aisément, communiquent entre eux avec plus de facilité et d'efficacité, transmettent plus de comportements acquis de parents à enfants et possèdent des héritages sociaux plus divers que les animaux; pourtant, sauf en ce qui concerne l'aptitude à communiquer des idées abstraites, nous ne pouvons guère détecter de différences intrinsèques ; chacune de ces caractéristiques, en effet, est telle qu'on pouvait s'attendre logiquement à ce qu'elle se rencontre chez l'homme, dans la mesure où elle résulte du développement régulier de tendances déjà existantes au niveau sub-humain. Force nous est cependant de reconnaître que l'interaction de ces aptitudes, qui toutes peuvent être repérées déjà au niveau animal, crée au niveau de l'homme quelque chose de neuf et d'unique. Ainsi chacune des parties de l'automobile moderne était, sous une forme moins développée, déjà en usage avant la naissance de l'automobile: l'automobile elle-même n'en est pas moins une entité nouvelle et distincte. De la même façon la culture humaine, bien qu'elle ait un fondement animal, ne ressemble à aucune caractéristique animale. Elle a été produite par une espèce de mammifères parmi les autres, en retour elle a fait de cette espèce l'espèce humaine. Sans cette culture, qui conserve les gains passés et façonne chaque génération selon ses modèles, l'homo sapiens ne serait qu'un singe anthropoïde terrestre, légèrement différent dans sa structure et légèrement supérieur en intelligence, mais néanmoins frère du chimpanzé et du gorille."


Ralph Linton, De l'homme, 1936, tr. fr. Y. Delsaut, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 99-100.



  "Il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d'embrasser dans l'amour que d'appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain, sont en réalité des institutions.
    Il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de comportements que l'on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra dire, en ce sens qu'il n'est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l'être simplement biologique, et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d'échappement et par un génie de l'équivoque qui pourraient servir à définir l'homme."

 

Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, I, 6, éd. Gallimard, coll "tel", p. 220-221.



  "De même qu'à l'idée de nature s'oppose celle de culture comme s'oppose au produit brut l'objet manufacturé ou bien à la terre vierge la terre domestiquée, à l'idée de « civilisation » s'est longtemps opposée — et s'oppose encore maintenant dans l'esprit de la plupart des Occidentaux — l'idée de « sauvagerie » (condition du « sauvage », de celui qu'en latin on nomme silvaticus, l'homme des bois), tout se passant comme si, à tort ou à raison, la vie urbaine était prise comme symbole de raffinement par rapport à la vie, censément plus grossière, de la forêt ou de la brousse et comme si pareille opposition entre deux modes de vie permettait de répartir le genre humain en deux catégories : s'il est, dans certaines portions du globe, des peuples que leur genre de vie fait qualifier de « sauvages » il en est d'autres, dits « civilisés », qu'on se représente comme plus évolués ou sophistiqués et comme les détenteurs et propagateurs de culture par excellence, ce qui les distinguerait radicalement des sauvages, considérés comme encore tout proches de l'état de nature.
  Jusqu'à une époque récente l'homme d'Occident — qui, avec le grand mouvement d'expansion coloniale qu'inaugurent les découvertes maritimes de la fin du XVe siècle, s'est implanté jusque dans les régions terrestres les plus éloignées de l'Europe et les plus différentes par le climat, instaurant au moins temporairement dans toutes ces régions sa domination politique et apportant avec lui des formes de culture qui lui étaient propres — l'homme d'Occident, cédant à un égocentrisme assurément naïf (encore qu'il fût normal qu'il tirât quelque orgueil du développement impressionnant pris chez lui par les techniques), s'est imaginé que la Civilisation se confondait avec sa civilisation, la Culture avec la sienne propre (ou du moins celle qui dans le monde occidental était l'apanage des classes les plus aisées) et n'a cessé de regarder les peuples exotiques avec lesquels il entrait en contact pour exploiter leur pays, s'y approvisionner en produits étrangers à l'Europe, y trouver de nouveaux marchés ou assurer simplement ses précédentes conquêtes, soit comme des « sauvages » incultes et abandonnés à leurs instincts soit comme des « barbares », employant pour désigner ceux qu'il considérait comme à demi civilisés quoique inférieurs ce terme que la Grèce antique appliquait péjorativement aux étrangers.

  Qu'on assimile plus ou moins à des manières de bêtes fauves ces gens que l'on prétend dénués de culture ou qu'on prête au contraire un caractère édénique à leur vie considérée comme « primitive » et pas encore corrompue, le fait est que pour le plus grand nombre des Occidentaux il y a des hommes à l'état sauvage, des non-civilisés, qui représenteraient l'humanité à un stade répondant à ce qu'est l'enfance sur le plan de l'existence individuelle."

 

Michel Leiris, Race et civilisation. La question raciale devant la science moderne, 1951, UNESCO, II.



  "Cette absence de règles semble apporter le critère le plus sûr qui permette de distinguer un processus naturel d'un processus culturel. Rien de plus suggestif, à cet égard, que l'opposition entre l'attitude de l'enfant, même très jeune, pour qui tous les problèmes sont réglés par de nettes distinctions, plus nettes et plus impératives, parfois, que chez l'adulte, et les relations entre les membres d'un groupe simien, tout entières abandonnées au hasard et à la rencontre, où le comportement d'un sujet n'apprend rien sur celui de son congénère, où la conduite du même individu aujourd'hui ne garantit en rien sa conduite du lendemain. C'est, en effet, qu'il y a un cercle vicieux à chercher dans la nature l'origine de règles institutionnelles qui supposent – bien plus, qui sont déjà – la culture, et dont l'instauration au sein d'un groupe peut difficilement se concevoir sans l'intervention du langage.
  […] Partout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être à l'étage de la culture. Symétriquement, il est aisé de reconnaître dans l'universel le critère de la nature. Car ce qui est constant chez tous les hommes échappe nécessairement au domaine des coutumes, des techniques et des institutions par lesquelles leurs groupes se différencient et s'opposent. À défaut d'analyse réelle, le double critère de la norme et de l'universalité apporte le principe d'une analyse idéale, qui peut permettre – au moins dans certains cas et dans certaines limites – d'isoler les éléments naturels des éléments culturels qui interviennent dans les synthèses de l'ordre plus complexe. Posons donc que tout ce qui est universel, chez l'homme, relève de l'ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier".

 

Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1947, Éd. Mouton, 1971, p. 9-10.


  [... ] Le mariage est un arbitrage entre deux amours : l'amour parental et l'amour conjugal ; mais tous deux sont amour, et dans l'instant du mariage, si l'on considère cet instant isolé de tous les autres, tous deux se rencontrent et se confondent, « l'amour a rempli l'Océan ». Sans doute ne se rencontrent-ils que pour se substituer l'un à l'autre, et accomplir une sorte de chassé-croisé. Mais ce qui, pour toute pensée sociale, fait du mariage un mystère sacré, est que, pour se croiser, il faut, au moins pour un instant, qu'ils se joignent. À ce moment, tout mariage frise l'inceste ; bien plus il est inceste, au moins inceste social s'il est vrai que l'inceste, entendu au sens le plus large, consiste à obtenir par soi-même, et pour soi- même, au lieu d'obtenir par autrui, et pour autrui.
  Mais, puisqu'on doit céder à la nature pour que l'espèce se perpétue, et, avec elle, l'alliance sociale, il faut au moins qu'on la démente en même temps qu'on lui cède, et que le geste qu'on accomplit vers elle s'accompagne toujours d'un geste qui la restreint. Ce compromis entre nature etculture s'établit de deux façons, puisque deux cas se présentent, l'un où la nature doit être introduite, puisque la société peut tout, l'autre où la nature doit être exclue, puisque c'est elle d'abord qui règne : devant la filiation, par l'affirmation du principe unilinéaire, devant l'alliance, par l'instauration des degrés prohibés.

  Les multiples règles interdisant ou proscrivant certains types de conjoints, et la prohibition de l'inceste qui les résume toutes, deviennent claires à partir du moment où l'on pose qu'il faut que la société soit. Mais la société aurait pu ne pas être. N'avons-nous donc cru résoudre un problème que pour rejeter tout son poids sur un autre problème, dont la solution apparaît plus hypothétique encore que celle à laquelle nous nous sommes exclusivement consacrés ? En fait, remarquons-le, nous ne sommes pas en présence de deux problèmes, mais d'un seul. Si l'interprétation que nous en avons proposée est exacte, les règles de la parenté et du mariage ne sont pas rendues nécessaires par l'état de société. Elles sont l'état de société lui-même, remaniant les relations biologiques et les sentiments naturels, leur imposant de prendre position dans des structures qui les impliquent en même temps que d'autres, et les obligeant à surmonter leurs premiers caractères. L'état de nature ne connaît que l'indivision et l'appropriation, et leur hasardeux mélange."

 

 

 

Claude Lévi-Strauss, Structures élémentaires de la parenté, Mouton, 1947, p. 607-608.

 

 

    "Si la pensée des Bororo (pareils en cela aux ethnographes) est dominée par une opposition fondamentale entre nature et culture, il s'ensuit que, plus sociologues encore que Durkheim et Comte, la vie humaine relève selon eux de l'ordre de la culture. Dire que la mort est naturelle ou antinaturelle perd son sens. En fait et en droit, la mort est à la fois naturelle et anticulturelle. C'est-à-dire que chaque fois qu'un indigène meurt, non seulement ses proches mais la société tout entière sont lésés. Le dommage dont la nature s'est rendue coupable envers la société entraîne au détriment de la première une dette, terme qui traduit assez bien une notion essentielle chez les Bororo, celle de mori.Quand un indigène meurt, le village organise une chasse collective, confiée à la moitié alterne de celle du défunt : expédition contre la nature qui a pour objet d'abattre un gros gibier, de préférence un jaguar, dont la peau, les ongles, les crocs constitueront le mori du défunt."

 

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955), Chapitre XXIII, Pocket, p. 271.

 

 

    "L'étude de ces sauvages apporte autre chose que la révélation d'un état de nature utopique ou la découverte de la société parfaite au cœur des forêts ; elle nous aide à bâtir un modèle théorique de la société humaine, qui ne correspond à aucune réalité observable, mais à l'aide duquel nous parviendrons à démêler « ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme et à bien connaître un état qui n'existe plus, qui peut-être n'a point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent ». J'ai déjà cité cette formule pour dégager le sens de mon enquête chez les Nambikwara ; car la pensée de Rousseau, toujours en avance sur son temps, ne dissocie pas la sociologie théorique de l'enquête au laboratoire ou sur le terrain dont il a compris le besoin. L'homme naturel n'est ni antérieur, ni extérieur à la société. Il nous appartient de retrouver sa forme, immanente à l'état social, hors duquel la condition humaine est inconcevable ; donc, de tracer le programme des expériences qui seraient nécessaires pour parvenir à connaître l'homme naturel, et de déterminer « les moyens de faire ces expériences au sein de la société ».

    Mais ce modèle - c'est la solution de Rousseau - est éternel et universel. Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes enclins à le croire, nous n'avons à notre disposition aucune méthode pour le prouver. À les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c'est la seule dont nous devions nous affranchir : nous le sommes par état des autres. Nous nous mettons ainsi en mesure d'aborder la deuxième étape qui consiste, sans rien retenir d'aucune société, à les utiliser toutes pour dégager ces principes de la vie sociale qu'il nous sera possible d'appliquer à la réforme de nos propres moeurs, et non de celles des sociétés étrangères : en raison d'un privilège inverse du précédent, c'est la société seule à laquelle nous appartenons que nous sommes en position de transformer sans risquer de la détruire ; car ces changements viennent aussi d'elle, que nous y introduisons."

 

 

 

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955, pp. 423-424, Pocket, p. 469-470.

 

 

    "Claude LÉVI-STRAUSS. - C'est la distinction fondamentale pour l'ethnologie et souvent un peu embarrassante chez nous, parce que le terme de culture, qui est d'importation anglaise, n'a pas exactement le même sens traditionnel, en français, que celui que les fondateurs des sciences anthropologiques lui ont donné. La nature, c'est tout ce qui est en nous par hérédité biologique ; la culture, c'est au contraire, tout ce que nous tenons de la tradition externe et, pour reprendre la définition classique de Tylor [1] - je cite de mémoire et inexactement sans doute - enfin, la culture ou civilisation, c'est l'ensemble des coutumes, des croyances, des institutions telles que l'art, le droit, la religion, les techniques de la vie matérielle, en un mot, toutes les habitudes ou aptitudes apprises par l'homme en tant que membre d'une société. Il y a donc là deux grands ordres de faits, l'un grâce auquel nous tenons à l'animalité par tout ce que nous sommes, du fait même de notre naissance et des caractéristiques que nous ont léguées nos parents et nos ancêtres, lesquelles relèvent de la biologie, de la psychologie quelquefois ; et d'autre part, tout cet univers artificiel, qui est celui dans lequel nous vivons en tant que membres d'une société. L'ethnologie ou, au sens large, l'anthropologie, essaie de faire, dans l'ordre de la culture, la même oeuvre de description, d'observation, de classification et d'interprétation, que le zoologiste ou le botaniste le fait dans l'ordre de la nature. C'est dans ce sens, d'ailleurs qu'on peut dire que l'ethnologie est une science naturelle ou quelle aspire à se constituer à l'exemple des sciences naturelles.

G. CHARBONNIER - La culture, d'une certaine manière, doit provenir de la nature ?

C. L.-S. - Disons quelle implique une quantité de facteurs d'ordre naturel. Il est bien certain que dans toute société, quelle qu'elle soit, les hommes ont fondamentalement les mêmes besoins : se nourrir, se protéger contre le froid, se reproduire, d'autres encore.

G. C. – Mais pour s'élaborer ?

C. L.-S. - Dans la mesure où, précisément il s'agit de besoins fondamentaux et de besoins dont l'origine est naturelle, ils sont identiques au sein de l'espèce homo sapiens. Ce qui intéresse l'ethnologue et ce qui relève de la culture, ce sont les modulations, si je puis dire, différentes selon les sociétés et les époques, qui se sont imposées à une matière première, par définition, identique toujours et partout."

 

Georges Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, 1961, Éd. 10/18, 1969, p. 180-182.


[1] Ethnologue anglais (1832-1917).

 

  "Georges Charbonnier. – Nous, hommes courants, parlons de nature et de culture. Très vaguement. Vous, homme de science, parlez de nature et de culture. En définissant vos termes. Quelle distinction y a-t-il lieu d’établir entre nature et culture ?
  Claude Lévi-Strauss. – C’est la distinction fondamentale pour l’ethnologue et souvent un peu embar­rassante chez nous, parce que le terme de culture, qui est d’importation anglaise, n’a pas exactement le même sens traditionnel, en français, que celui que les fondateurs des sciences anthropologiques lui ont donné. La nature, c’est tout ce qui est en nous par hérédité biologique ; la culture, c’est au contraire, tout ce que nous tenons de la tradition externe et, pour reprendre la définition classique de Tylor – je cite de mémoire et inexactement sans doute enfin –, la culture ou civilisation, c’est l’ensemble des coutumes, des croyances, des institutions telles que l’art, le droit, la religion, les techniques de la vie matérielle, en un mot, toutes les habitudes ou aptitudes apprises par l’homme en tant que membre d’une société. Il y a donc là deux grands ordres de faits, l’un grâce auquel nous tenons à l’animalité par tout ce que nous sommes, du fait même de notre naissance et des caractéristiques que nous ont léguées nos parents et nos ancêtres, lesquelles relèvent de la biologie, de la psychologie quelquefois ; et d’autre part, tout cet univers artificiel qui est celui dans lequel nous vivons en tant que membres d’une société. L’ethnologie ou, au sens large, l’anthropologie, essaie de faire, dans l’ordre de la culture, la même œuvre de description, d’observation, de classification et d’interprétation, que le zoologiste ou le botaniste le fait dans l’ordre de la nature. C’est dans ce sens, d’ailleurs, qu’on peut dire que l’ethnologie est une science naturelle ou qu’elle aspire à se constituer à l’exemple des sciences naturelles.

  G. C. – La culture, d’une certaine manière doit provenir de la nature ?
  C. L.-S. – Disons qu’elle implique une quantité de facteurs d’ordre naturel. Il est bien certain que dans toute société, quelle qu’elle soit, les hommes ont fondamentalement les mêmes besoins : se nourrir, se protéger contre le froid se reproduire, d’autres encore.
  G. C. – Mais pour s’élaborer ?
  C. L.-S. – Dans la mesure où, précisément il s’agit de besoins fondamentaux et de besoins dont l’origine est naturelle, ils sont identiques au sein de l’espèce homo sapiens. Ce qui intéresse l’ethnologue et ce qui relève de la culture, ce sont les modulations, si je puis dire, différentes selon les sociétés et les époques, qui se sont imposées à une matière première, par définition, identique toujours et partout.
  G. C. Quel est le signe que l’on admet comme représentatif de la culture ? Le signe le plus humble ?
  C. L.-S. – Pendant très longtemps, on a pensé, et beaucoup d’ethnologues pensent peut-être encore que c’est la présence d’objets manufacturés. On a défini l’homme comme homo faber, fabricateur d’outils, en voyant dans ce caractère la marque même de la culture. J’avoue que je ne suis pas d’accord et que l’un de mes buts essentiels a toujours été de placer la ligne de démarcation entre culture et nature, non dans l’outillage, mais dans le langage articulé. C’est là vraiment que le saut se fait ; supposez que nous rencontrions, sur une planète inconnue, des êtres vivants qui fabriquent des outils, nous ne serions pas sûrs pour autant qu’ils relèvent de l’ordre de l’humanité. En vérité, nous en rencontrons sur notre globe, puisque certains animaux sont capables, jusqu’à un certain point, de fabriquer des outils ou des ébauches d’outils. Pourtant, nous ne croyons pas qu’ils aient accompli le passage de la nature à la culture. Mais imaginez que nous tombions sur des êtres vivants qui possèdent un langage, aussi différent du nôtre qu’on voudra, mais qui serait traduisible dans notre langage, donc des êtres avec lesquels nous pourrions communiquer…
  G. C. – Un langage par signes ou par mots… n’importe quel langage…
  C. L.-S. – N’importe quel langage que vous puissiez concevoir, car le propre d’un langage, c’est d’être traduisible, sinon ce ne serait pas un langage parce que ce ne serait pas un système de signes, nécessairement équivalent à un autre système de signes au moyen d’une transformation. Les fourmis peuvent construire des palais souterrains extraordinairement compliqués, se livrer à des cultures aussi savantes que celles des champignons, qui, dans un certain stade seulement de leur développement que la nature ne réalise pas spontanément, sont propres à leur servir de nourriture, elles n’en appartiennent pas moins à l’animalité. Mais si nous étions capables d’échanger des messages avec les fourmis et de discuter avec elles, la situation serait tout autre, nous serions dans l’ordre de la culture et non plus dans celui de la nature.
  G. C. – Tout problème est donc de langage ?
  C. L.-S. – Je pense que tout problème est de langage, nous le disions pour l’art. Le langage m’apparaît comme le fait culturel par excellence, et cela à plusieurs titres ; d’abord parce que le langage est une partie de la culture, l’une de ces aptitudes ou habitudes que nous rece­vons de la tradition externe ; en second lieu, parce que le langage est l’instrument essentiel, le moyen privilégié par lequel nous nous assi­milons la culture de notre groupe… un enfant apprend sa culture parce qu’on lui parle : on le réprimande, on l’exhorte, et tout cela se fait avec des mots ; enfin et surtout, parce que le langage est la plus parfaite de toutes les mani­festations d’ordre culturel qui forment, à un titre ou à l’autre, des systèmes, et si nous voulons comprendre ce que c’est que l’art, la religion, le droit, peut-être même la cuisine ou les règles de la politesse, il faut les concevoir comme des codes formés par l’articulation de signes, sur le modèle de la communication linguistique.
  G. C. – Cela permet-il de penser que la poé­sie est née avant les autres formes d’art ou, au contraire, après ? Cette poésie qui est de lan­gage plus particulièrement que les autres formes d’art ?
  C. L.-S. – Je n’aperçois pas la nécessité d’une telle connexion. L’utilisation du langage à des fins poétiques pourrait même être plus difficile et plus complexe que d’autres formes esthétiques, puisque celles-ci utilisent et combinent, à la ma­nière du langage, des matériaux bruts, tandis que la poésie le fait au second degré, avec des ma­tériaux qui sont fournis par le langage même.
  G. C. – Le langage est donc ce qui caractérise la culture, l’essentiel de la culture. Il n’est de problème que de langage. Mais il n’est de pro­blème que de nature ?
  C. L.-S. – Cela dépend des problèmes que vous vous posez !
  G. C. – Tout problème ne se ramène-t-il pas à l’examen d’un aspect de nature ?
  C. L.-S. – Ici encore, c’est une question de définition. Si vous entendez par nature l’en­semble des manifestations de l’univers dans lequel nous vivons, il est bien certain que la culture est elle-même une partie de la nature. Quand nous opposons nature et culture, nous prenons le terme nature dans un sens plus res­treint qui concerne ce qui, chez l’homme, est transmis par l’hérédité biologique. De ce point de vue, nature et culture s’opposent, puisque la culture ne provient pas de l’hérédité biologique, mais de la tradition externe, c’est-à-dire de l’édu­cation. Maintenant, vous pouvez dire : la culture elle-même, le fait qu’il y ait des hommes, que ces hommes parlent, qu’ils soient organisés en sociétés qui se distinguent les unes des autres par des coutumes et des institutions différentes, tout cela est, d’un certain point de vue, une partie de la nature, et vous êtes en droit de poser – mais c’est une vue métaphysique – l’unité et l’homogénéité de cette nature. D’un point de vue pratique, il n’est pas obligatoire de le faire, car la science nous donne de la nature, au moins provisoirement, une représentation qu’on pourrait appeler « feuilletée » et où des discontinuités apparaissent entre les niveaux, de telle sorte que la discontinuité entre nature et culture, au sens de l’ethnologue, pourrait n’être qu’une parmi d’autres : celle qui nous permet de délimiter pratiquement notre champ d’étude.
  G. C. – Une discontinuité due à la nature ou au langage ?
  C. L.-S. – D’un point de vue méthodologique, le langage n’est pas de l’ordre de la nature.
  G. C. – Mais je ne peux examiner la nature qu’avec le langage.
  C. L.-S. – Sans nul doute : et la science elle-même, qui étudie la nature, est un fait de culture.
  G. C. – Alors, quand je constate une discontinuité, comment puis-je être sûr qu’elle est dans la nature et non pas dans l’instrument avec lequel j’examine ?
  C. L.-S. – Vous vous posez là de grandes questions, qui sont des questions philosophiques et qui sont certainement très importantes et très intéressantes pour le philosophe. Mais si l’ethnologue se laissait obséder par des problèmes de cet ordre, il se transformerait en philosophe, et il ne ferait plus d’ethnologie. Son rôle est plus modeste. Il consiste à délimiter un secteur, qui est l’ensemble des phénomènes culturels, et dans ce domaine, l’ethnologue s’assigne une tâche comparable à celle du botaniste, du zoologue ou de l’entomologiste, une tâche de description, de classification… Certes, nous ne nous interdisons pas, dans nos moments de loisir, de poser les grands problèmes (même si nous le voulions, nous ne pourrions pas ne pas les poser) tels que vous les évoquiez, mais ce sont des problèmes extérieurs à l’ethnologie. En effet, si ce que je disais il y a un instant est vrai, à savoir que le critère même de la culture, c’est le langage, le problème que vous posez revient au problème de l’origine du langage. Vous savez que c’est la vexata quaestio par excellence, et que les philosophes se sont, depuis très longtemps, heurtés à cette contradiction que le langage n’a pas toujours existé, mais que, d’autre part, on ne comprend pas qu’il ait pu naître, puisqu’il ne suffit pas, pour qu’il naisse, que quelqu’un invente le discours, il faut encore que celui d’en face comprenne ce qu’on entreprend de lui dire. Le jour où nous aurons résolu le problème de l’origine du langage, nous aurons compris comment la culture peut s’insérer dans la nature, et comment le passage d’un ordre à l’autre a pu se produire. Mais le problème n’est pas ethnologique, il met en cause la différence fondamentale entre la pensée de l’homme et celle de l’animal, la structure du cerveau humain, et l’apparition d’une fonction spécifiquement humaine, qui est la fonction symbolique… C’est là un problème psychologique, et même anatomique et physiologique, dans la mesure où la structure du cerveau et son mode de fonctionnement devront être nécessairement élucidés ; c’est un problème, j’imagine, dont la solution pourra être considérablement avancée par la cybernétique, et grâce à ces calculatrices électroniques qui permettent d’étudier de façon expérimentale, à quel niveau de complexité peuvent objectivement correspondre certaines formes d’activité qui ressemblent, jusqu’à un certain point, à l’activité cérébrale, mais ce n’est plus un problème ethnologique. Tout ce que l’ethnologue peut faire, c’est dire à ses collègues des autres disciplines : la vraie question, c’est le langage. Résolvez le problème de la nature et de l’origine du langage, et alors, nous pourrons expliquer le reste : ce qu’est la culture, et comment elle a fait son apparition ; ce que sont l’art, les techniques de la vie matérielle, le droit, la philosophie, la religion. Mais il ne dépend pas de nous, ethnologues, de déchirer le voile. Tout ce que nous savons, c’est que tous les peuples du monde, que l’humanité dans ses manifestations les plus anciennes et les plus humbles, ont connu le langage articulé, que l’émergence du langage est en pleine coïncidence avec l’émergence de la culture, et que, pour cette raison même, la solution n’est pas chez nous. Chez nous, le langage est donné."

 

Claude Lévi-Strauss, Entretiens avec Georges Charbonnier, 1961, Plon, 10/18, 1969, p. 180-188.

 



  "L'homme vit dans plusieurs dimensions. Il se meut dans l'espace, où le milieu naturel exerce une influence constante sur lui. Il existe dans le temps, qui lui donne un passé historique et le sentiment de l'avenir. Il poursuit ses activités au sein d'une société dont il fait partie et il s'identifie avec les autres membres de son groupe pour coopérer avec eux à son maintien et à sa continuité. À cet égard l'homme n'est pas unique. Tous les animaux tiennent compte de l'espace et du temps. Beaucoup d'entre eux forment des sociétés où la nécessité de s'adapter aux autres membres constitue un facteur toujours présent dans leur vie.
  Ce qui distingue des autres l'homme, cet animal social qui nous occupe, c'est la culture. Cette tendance à développer des cultures cimente en un ensemble unifié toutes les forces qui agissent sur l'homme, intégrant en faveur de l'individu son milieu naturel, le passé historique de son groupe et ses relations sociales. La culture assemble tous ces facteurs et ainsi apporte à l'homme le moyen de s'adapter aux complexités du monde. Elle lui donne le sentiment, et aussi parfois la certitude, d'être son créateur en même temps que sa créature.
  Les définitions de la culture abondent. On s'accorde généralement à dire que la culture s'apprend, qu'elle permet à l'homme de s'adapter à son milieu naturel et qu'elle varie beaucoup, qu'elle se manifeste dans des institutions, des formes de pensée et des objets matériels. Une des meilleures définitions de la culture, quoique déjà ancienne, est celle d'E. B. Tylor, qui la définit comme « un tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances, l'art, la morale, les lois, les coutumes et toutes autres dispositions et habitudes acquises par l'homme en tant que membre d'une société ».

  Des synonymes de culture sont tradition, civilisation, mais leur usage se complique d'implications de différentes sortes et de différentes qualités de comportement traditionnel. Une définition aussi brève qu'utile de ce concept est suivante : la culture est ce qui, dans le milieu, est dû à l'homme. On reconnaît implicitement par cette phrase que la vie de l'homme se poursuit dans un cadre double : l'habitat naturel et le milieu social. Cette définition indique aussi que la culture est plus qu'un phénomène biologique. Elle inclut tous les éléments dans les caractères de l'homme adulte qu'il a consciemment appris de son groupe et sur un plan quelque peu différent, par un processus de conditionnement : techniques, institutions sociales ou autres, croyances, modes de conduite déterminés.
  Bref, la culture forme contraste avec les matériaux bruts, intérieurs ou externes, dont elle dérive. Les ressources offertes par le monde naturel sont façonnées pour satisfaire les besoins. Les caractères innés sont, eux, modelés de telle manière qu'ils font dériver de dons inhérents les réflexes qui dominent dans les manifestations extérieures du comportement."

 

Melville Jean Herskovits, Les bases de l'anthropologie culturelle, 1950, Paris, Payot, 1967, p. 5-6.

 

 

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Date de création : 16/03/2006 @ 10:13
Dernière modification : 12/09/2017 @ 09:20
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