"Nous sommes hautement cultivés dans le domaine de l'art et de la science. Nous sommes civilisés, au point d'en être accablés, pour ce qui est de l'urbanité et des bienséances sociales de tout ordre. Mais quant à nous considérer comme déjà moralisés, il s'en faut encore de beaucoup. Car l'idée de la moralité appartient encore à la culture ; par contre, l'application de cette idée, qui aboutit seulement à une apparence de moralité dans l'honneur et la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. Mais aussi longtemps que des Etats consacreront toutes leurs forces à des vues d'expansion chimériques et violentes, et entraveront ainsi sans cesse le lent effort de formation intérieure de la pensée chez leurs citoyens, les privant même de tout secours dans la réalisation de cette fin, on ne peut escompter aucun résultat de ce genre ; car un long travail intérieur est nécessaire de la part de chaque communauté pour former à cet égard ses citoyens. Par contre, tout bien qui n'est pas greffé sur une disposition moralement bonne n'est que pure chimère et faux clinquant."
Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1784, VII, p. 39.
"Nous sommes cultivés au plus haut degré par l'art et par la science. Nous sommes civilisés, jusqu'à en être accablés, par la politesse et les bienséances sociales de toute sorte. Mais nous sommes encore loin de pouvoir nous tenir pour déjà moralisés.Si en effet l'idée de la moralité appartient bien à la culture, la mise en pratique de cette idée qui n'aboutit qu'à une apparence de moralité dans l'amour de l'honneur et la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. Or tant que les États jettent toutes leurs forces dans leurs projets d'extension vains et violents, tant qu'ils entravent ainsi sans cesse le lent effort de formation intérieure du mode de penser de leurs citoyens, et qu'ils leur retirent ainsi toute aide en vue de cette fin, une fin semblable ne peut être atteinte, car sa réalisation exige que, par un long travail intérieur, chaque communauté forme ses citoyens. Or, tout bien qui n'est pas greffé sur une intention moralement bonne n'est qu'apparence criante et brillante misère. C'est dans cet état que l'espèce humaine restera jusqu'à ce qu'elle s'arrache par son travail [...] à l'état chaotique de ses relations internationales."
Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 7e proposition, éd. Bordas, 1988, p. 21.
"Civilisation et culture sont des contraires. Ils constituent l'une des diverses manifestations de l'éternelle contrariété cosmique et du jeu opposé de l'Esprit et de la nature. Personne ne contestera que le Mexique, au temps de sa découverte, possédait une culture, mais personne ne prétendra qu'il était alors civilisé. La culture n'est assurément pas l'opposé de la barbarie. Bien souvent, elle n'est au contraire qu'une sauvagerie d'un grand style - et parmi les peuples de l'Antiquité, les seuls, peut-être, qui fussent civilisés étaient les Chinois. La culture est fermeture, style, forme, attitude, goût, elle est une certaine organisation du monde, et peu importe que tout cela puisse être aventureux, bouffon, sauvage, sanglant et terrifiant. La culture peut inclure des oracles, la magie, la pédérastie, des sacrifices humains, des cultes orgiastiques, l'inquisition, des autodafés, des danses rituelles, de la sorcellerie, et toute espèce de cruauté. La civilisation, de son côté, est raison, lumière, douceur, décence, scepticisme, détente, Esprit (Geist). Oui, l'Esprit est civil, bourgeois : il est l'ennemi juré des pulsions, des passions, il est antidémoniaque, antihéroïque - et ce n'est qu'un semblant de paradoxe de dire qu'il est aussi antigénial."
Thomas Mann, extrait d'un article de la Revue Die Neue Rundschau, 1914.
"La notion de « civilisation » se rapporte à des données variées : au degré de l'évolution technique, aux règles du savoir-vivre, au développement de la connaissance scientifique, aux idées et usages religieux. Elle peut s'appliquer à l'habitat et à la cohabitation de l'homme et de la femme, aux méthodes de répression judiciaire, à la préparation de la nourriture, et - à y regarder de près - à tout ce qui peut s'accomplir d'une manière « civilisée » ou « non civilisée » ; c'est pourquoi il est toujours difficile de résumer en quelques mots l'ensemble des phénomènes susceptibles d'être désignés par le terme « civilisation ».
Mais quand on examine la fonction générale de la notion de « civilisation », quand on recherche l'élément permettant de qualifier telles attitudes et actions humaines de « civilisées », on découvre d'abord quelque chose de très simple : l'expression de la conscience occidentale, on pourrait dire le sentiment national occidental. En effet, le terme résume l'avance que la société occidentale des deux ou trois derniers siècles croit avoir prise sur les siècles précédents et sur les sociétés contemporaines plus « primitives ». C'est par ce même terme que la société occidentale tente de caractériser ce qui la singularise, ce dont elle est fière : le développement de sa technique, ses règles du savoir-vivre, l'évolution de sa connaissance scientifique et de sa vision du monde, et beaucoup d'autres choses de ce genre.
Mais la « civilisation » ne revêt pas la même signification pour toutes les nations d'Occident. On note surtout une grande différence entre l'usage que font de ce mot les Anglais et les Français d'une part, les Allemands de l'autre : chez les premiers, il résume en un seul concept les sujets de fierté de la nation, les progrès de l'Occident et de l'humanité en général ; chez les seconds, c'est-à-dire dans l'usage allemand, le terme de « civilisation » désigne quelque chose de fort utile certes, mais néanmoins d'importance secondaire : ce qui constitue le côté extérieur de l'homme, la surface de l'existence humaine. Quand l'Allemand entend se définir lui-même, quand il veut exprimer la fierté de ses propres réalisations et de sa propre nature, il emploie le mot « culture » (Kultur). [...]
Dans l'usage des Français et des Anglais, la notion de « civilisation » peut se rapporter à des faits politiques, économiques, religieux, techniques, moraux, sociaux. La « culture » allemande désigne essentiellement des données intellectuelles, artistiques, religieuses ; elle tend à établir une ligne de partage assez nette entre celles-ci et les faits politiques, économiques et sociaux. Le terme français et anglais de « civilisation » peut viser des réalisations, mais il désigne tout aussi bien l'attitude, le behaviour des hommes, qu'ils s'enorgueillissent ou non des réalisations. Dans la « culture » allemande par contre, le behaviour, les valeurs dont l'homme peut se prévaloir sans aucun accomplissement concret (Leistung), par la seule vertu de son être et de son attitude, s'est passablement effacé [...].
De là découle une autre différence entre les deux notions. La « civilisation » désigne un processus ou du moins l'aboutissement d'un processus. Elle se rapporte à quelque chose de fluctuant, en « progression constante ». Le terme allemand de « culture », dans son acception actuelle, se signale par une « direction » différente : il se rapporte à des produits de l'homme qui sont là « comme les fleurs de champs » , aux oeuvres d'art, aux livres, aux systèmes religieux ou philosophiques révélateurs des particularités d'un peuple. Le terme de « culture » a un caractère limitatif.
La notion de civilisation efface jusqu'à un certain point les différences entre les peuples ; elle met l'accent sur ce qui, dans la sensibilité de ceux qui s'en servent, est commun à tous les hommes ou du moins devrait l'être. Elle exprime l'auto-satisfaction des peuples dont les frontières nationales et les caractères spécifiques ne sont plus, depuis des siècles, mis en question, parce qu'ils sont définitivement fixés, peuples qui depuis longtemps déjà ont débordé leurs frontières et se sont livrés à des activités colonisatrices.
La notion allemande de « culture » par contre souligne les différences nationales, les particularités des groupes ; [...] À l'encontre de la fonction du concept de civilisation, fonction qui exprime les tendances expansionnistes permanentes de nations et de groupes colonisateurs, la notion de « culture » reflète la conscience d'une nation obligée de se demander continuellement en quoi consiste son caractère spécifique, de chercher et de consolider sans cesse ses frontières politiques et spirituelles".
Norbert Elias, La civilisation des moeurs , 1939, Trad. P. Kamnitzer, Presses Pocket, p. 11-16.
Citation d'Oswald Spengler, Le Déclin de l'Occident, tr. fr. Paris, 1948, t. I, p. 33.
"De même qu'à l'idée de nature s'oppose celle de culture comme s'oppose au produit brut l'objet manufacturé ou bien à la terre vierge la terre domestiquée, à l'idée de « civilisation » s'est longtemps opposée — et s'oppose encore maintenant dans l'esprit de la plupart des Occidentaux — l'idée de « sauvagerie » (condition du « sauvage », de celui qu'en latin on nomme silvaticus, l'homme des bois), tout se passant comme si, à tort ou à raison, la vie urbaine était prise comme symbole de raffinement par rapport à la vie, censément plus grossière, de la forêt ou de la brousse et comme si pareille opposition entre deux modes de vie permettait de répartir le genre humain en deux catégories : s'il est, dans certaines portions du globe, des peuples que leur genre de vie fait qualifier de « sauvages » il en est d'autres, dits « civilisés », qu'on se représente comme plus évolués ou sophistiqués et comme les détenteurs et propagateurs de culture par excellence, ce qui les distinguerait radicalement des sauvages, considérés comme encore tout proches de l'état de nature.
Jusqu'à une époque récente l'homme d'Occident — qui, avec le grand mouvement d'expansion coloniale qu'inaugurent les découvertes maritimes de la fin du XVe siècle, s'est implanté jusque dans les régions terrestres les plus éloignées de l'Europe et les plus différentes par le climat, instaurant au moins temporairement dans toutes ces régions sa domination politique et apportant avec lui des formes de culture qui lui étaient propres — l'homme d'Occident, cédant à un égocentrisme assurément naïf (encore qu'il fût normal qu'il tirât quelque orgueil du développement impressionnant pris chez lui par les techniques), s'est imaginé que la Civilisation se confondait avec sa civilisation, la Culture avec la sienne propre (ou du moins celle qui dans le monde occidental était l'apanage des classes les plus aisées) et n'a cessé de regarder les peuples exotiques avec lesquels il entrait en contact pour exploiter leur pays, s'y approvisionner en produits étrangers à l'Europe, y trouver de nouveaux marchés ou assurer simplement ses précédentes conquêtes, soit comme des « sauvages » incultes et abandonnés à leurs instincts soit comme des « barbares », employant pour désigner ceux qu'il considérait comme à demi civilisés quoique inférieurs ce terme que la Grèce antique appliquait péjorativement aux étrangers.
Qu'on assimile plus ou moins à des manières de bêtes fauves ces gens que l'on prétend dénués de culture ou qu'on prête au contraire un caractère édénique à leur vie considérée comme « primitive » et pas encore corrompue, le fait est que pour le plus grand nombre des Occidentaux il y a des hommes à l'état sauvage, des non-civilisés, qui représenteraient l'humanité à un stade répondant à ce qu'est l'enfance sur le plan de l'existence individuelle."
Michel Leiris, Race et civilisation. La question raciale devant la science moderne, 1951, UNESCO, II.
"Ce que l'on a coutume d'appeler la « civilisation » (et il faut bien se garder sur ce point de donner à ce terme un sens qui l'opposerait à la « sauvagerie » supposée des « primitifs » est né historiquement à plusieurs endroits de la planète, à des périodes différentes mais assez proches, globalement entre – 6 000 et – 2 000 ans par rapport à aujourd'hui. On trouve tout à la fois en Amérique centrale, puis du Sud, dans le nord de l'Inde et en Chine, ainsi que dans le bassin mésopotamien et sans doute en Afrique, les traces de transformations radicales affectant à chaque fois localement des sociétés qui jusque-là étaient des sociétés de chasseurs-cueilleurs, parfois de pasteurs et de cultivateurs.
Où qu'elles soient nées géographiquement, les premières civilisations présentent des caractéristiques communes qui les distinguent assez radicalement des formes d'organisation en petites bandes de plusieurs familles ou de tribus plus importantes numériquement qui couvraient jusque-là la planète. Le fait essentiel est sans doute que ces nouvelles sociétés s'organisent systématiquement autour d'un centre, et que ce centre est un centre de pouvoir."
Philippe Breton, Éloge de la parole, 2003, La Découverte / Poche, 2007, p. 122.
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