"Remarquons d'abord que toutes les nations, barbares ou civilisées, quoique séparées par d'immenses pays, quoique fondées en des temps divers, gardent les trois coutumes humaines suivantes : Toutes ont une religion ; toutes contractent solennellement des mariages ; toutes ensevelissent leurs morts. Chez les nations les plus sauvages et les plus cruelles, il n'est aucun acte humain qui soit célébré avec plus de pompe et de solennité que les cérémonies religieuses, les mariages et les enterrements. Nous avons dit, dans nos aphorismes[1], que des idées uniformes nées chez des peuples qui ne se connaissent point entre eux, doivent nécessairement avoir un principe commun de vérité. Quelque chose donc a sans doute enseigné à toutes les nations ces trois commencements de l'humanité, et toutes doivent observer religieusement ces coutumes, afin que le monde ne devienne pas de nouveau féroce et sauvage. Voilà pourquoi nous nous sommes arrêtés à considérer ces trois coutumes éternelles et universelles."
Giambattista Vico, La science nouvelle, 1725, tr. fr. C. Trivulzio, Gallimard, tel, 1993, p. 109.
[1] Courtes maximes par lesquelles Vico a commencé son livre.
"Admirons maintenant la sage conduite de la divine Providence qui amena adroitement les hommes à craindre la Divinité et à se soumettre à la religion, base fondamentale de toutes les républiques, source unique de toute civilisation. La première idée que les hommes conçurent de la Divinité les arrêta dans leurs courses incertaines, et les fixa dans les premières terres habitables, événement qui doit être considéré comme l'origine de tous les domaines territoriaux. […] Employant toujours la religion comme un instrument, la Providence disposa les hommes à s'unir aux femmes par les liens du mariage, source de tous les droits. Les familles d'où les républiques sont sorties se formèrent alors. […] La Providence voulut que les premières républiques fussent soumises à un régime aristocratique, parce que cette forme de gouvernement a pour but la conservation des choses dans l'état où elles se trouvent, et que cette espèce d'immobilité pouvait seule faire perdre aux hommes l'habitude de la vie brutalement déréglée qu'ils avaient menée jusque-là. Cette forme aristocratique surmonta aussi la disposition naturelle de ces premiers hommes à ne s'intéresser qu'à ce qui les concernait particulièrement ; en les rassemblant sous un gouvernement qui donnait à la république la forme d'une famille et qui rendait le bien-être de chacun dépendant du bien-être de tous. […] Admirons encore, et ne nous lassons jamais d'admirer la simplicité des moyens employés par la Providence et la grandeur des effets obtenus par ces moyens. Quatre éléments concourent à la civilisation du monde : la religion, les mariages, les asiles et la première loi agraire. Est-il possible de trouver à des choses si nombreuses et variées des commencements plus simples et plus conformes à la nature ? Ni la nécessité de Zénon ni le hasard d'Épicure n'ont pu troubler le développement de ces causes, ni empêcher les matériaux d'être prêts et les semences mûries, au moment où les républiques devenaient, en s'établissant, capables d'en faire usage. La religion, les langues, les terres, les mariages, les noms de famille, et par conséquent le pouvoir exercé par quelques hommes, les lois : voilà ce que nous considérons comme les matériaux de la civilisation préparés par la Providence."
Giambattista Vico, La science nouvelle, 1725, tr. fr. Christina Trivulzio Princesse de Belgiojoso, Gallimard, tel, 1993, p. 265-266.
"Les plus grands maux qui accablent les peuples civilisés nous sont amenés par la guerre, et à vrai dire non pas tant par celle qui réellement a lieu ou a eu lieu, que par les préparatifs incessants et même régulièrement accrus en vue d'une guerre à venir.
C'est à cela que l'Etat gaspille toutes ses forces, tous les fruits de la culture qui pourraient être utilisés à augmenter encore celle-ci ; on porte en bien des endroits un grave préjudice à la liberté, et les attentions maternelles de l'Etat pour des membres pris individuellement se changent en exigences d'une dureté impitoyable, légitimées toutefois par la crainte d'un danger extérieur. Mais cette culture, l'étroite union des classes dans la communauté en vue de l'accroissement mutuel de leur bien-être, la population, et qui plus est, ce degré de liberté persistant, même en dépit des lois restrictives, est-ce que tout cela subsisterait, si cette crainte constante de la guerre n'amenait de force chez les chefs d'Etat la considération envers l'Humanité ? [...] Donc au degré de culture auquel est parvenu le genre humain, la guerre est un moyen indispensable pour la perfectionner encore ; et ce n'est qu'après l'achèvement (Dieu sait quand) de cette culture qu'une paix éternelle nous serait salutaire et deviendrait de ce fait possible."
Kant, Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine, 1786, in La Philosophie de l'histoire, trad. S. Piobetta, Aubier, p. 169.
"Nous ne connaissons donc la culture qu'à l'état de fait accompli, mais nous ne l'observons jamais, et c'est ce dont il importe de se rendre compte avec toute la clarté possible, in statu nascendi[1].
Commençons par formuler ce postulat que les principales catégories culturelles ont dû exister simultanément dès le début, à l'état d'interdépendance. Elles n'ont pas pu naître les unes après les autres, et il est impossible d'établir leur succession dans le temps. La culture matérielle, par exemple, n'a pas pu naître, avant que l'homme n'ait été capable de se servir de ses outils selon la technique traditionnelle qui, nous le savons, implique un certain canon de connaissances. De leur côté, la connaissance et la tradition sont inconcevables sans l'existence de la pensée conceptuelle et du langage. Il existe donc une corrélation étroite entre la pensée, le langage, et la culture matérielle, il a dû en être ainsi à toutes les phases de l'évolution, y compris la phase initiale. D'autre part, les arrangements matériels de la vie, usage d'ustensiles domestiques, moyens de déplacement dans la vie de tous les jours, sont les corollaires et les conditions préliminaires indispensables de toute organisation sociale. Le foyer et le seuil ne sont pas seulement des symboles de la vie domestiques, mais des facteurs sociaux réels jouant un rôle des plus actifs dans la formation de liens de parenté. De son côté, la morale est une force sans laquelle l'homme est incapable de lutter contre ses instincts, ou même de dépasser la vie purement instinctive, et à laquelle il doit constamment avoir recours à l'état de culture, même dans ses activités techniques les plus simples."
Bronislaw Malinowski, La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, 1921, Payot éd., p. 140-143.
[1] Locution latine : à l'état naissant.
"Rien ne serait donc plus faux que de réduire la famille à son fondement naturel. Ni l'instinct de procréation, ni l'instinct maternel, ni les liens affectifs entre mari et femme, et entre père et enfants, ni la combinaison de tous ces facteurs ne l'expliquent. Si importants qu'ils soient, ces éléments ne pourraient à eux seuls donner naissance à une famille, et cela pour une raison très simple : dans toutes les sociétés humaines, la création d'une nouvelle famille a pour condition absolue l'existence préalable de deux autres familles, prêtes à fournir qui un homme, qui une femme, du mariage desquels naîtra une troisième famille, et ainsi de suite indéfiniment. En d'autres termes, ce qui différence l'homme de l'animal, c'est que, dans l'humanité, une famille ne saurait exister s'il n'y avait d'abord une société : pluralité de familles qui reconnaissent l'existence de liens autres que la consanguinité , et que le procès naturel de la filiation ne peut suivre son cours qu'intégré au procès social de l'alliance.
Comment les hommes en sont-ils venus à reconnaître cette dépendance sociale de l'ordre naturel, nous l'ignorerons probablement toujours. Rien ne permet de supposer que l'humanité, quand elle émergea de la condition animale, n'était pas dotée au départ d'une forme d'organisation sociale qui, dans ses lignes fondamentales, ne différait guère de celles qu'elle a connues plus tard. En vérité, on aurait du mal à concevoir ce que put être une organisation sociale élémentaire sans lui donner pour assise la prohibition de l'inceste. Car celle-ci opère seule une refonte des conditions biologiques de l'accouplement et de la procréation. Elle ne permet aux familles de se perpétuer qu'enserrées dans un réseau artificiel d'interdits et d'obligations. C'est là seulement qu'on peut situer le passage de la nature à la culture, de la condition animale à la condition humaine, et c'est par là seulement qu'on peut saisir leur articulation."
Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, 1983, Plon, p. 83.