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Texte à méditer :  

Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.   Vassili Grossman


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Figures philosophiques

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Hors des sentiers battus
Les critiques du mécanisme

  "Voyez-vous cet œuf c'est avec cela qu'on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu'est-ce que cet œuf une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu'est-ce encore une masse insensible, car ce germe n'est lui-même qu'un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie Qu'y produira la chaleur le mouvement. Quels seront les effets successifs du mouvement ? Au lieu de me répondre, asseyez-vous, et suivons-les de l'œil de moment en moment. D'abord c'est un point qui oscille, un filet qui s'étend et qui se colore ; de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d'ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ; une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c'est un animal. Cet animal se meut, s'agite, crie ; j'entends ses cris à travers la coque ; il se couvre de duvet ; il voit. La pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure de sa prison ; la voilà brisée ; il en sort, il marche, il vole, il s'irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit ; il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes, que c'est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c'est là une machine, vous en êtes une autre. Si vous avouez qu'entre l'animal et vous il n'y a de différence que dans l'organisation, vous montrerez du sens et de la raison, vous serez de bonne foi ; mais on en conclura contre vous qu'avec une matière inerte, disposée d'une certaine manière, imprégnée d'une autre matière inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée. Il ne vous reste qu'un de ces deux partis à prendre ; c'est d'imaginer dans la masse inerte de l'œuf un élément caché qui en attendait le développement pour manifester sa présence, ou de supposer que cet élément imperceptible s'y est insinué à travers la coque dans un instant déterminé du développement. Mais qu'est-ce que cet élément ? Occupait-il de l'espace, ou n'en occupait-il point ? Comment est-il venu, ou s'est-il échappé, sans se mouvoir ? Où était-il ? Que faisait-il là ou ailleurs ? A-t-il été créé à l'instant du besoin? Existait-il ? Attendait-il un domicile ? Était-il homogène ou hétérogène à ce domicile? Homogène, il était matériel ; hétérogène, on ne conçoit ni son inertie avant le développement, ni son énergie dans l'animal développé. Écoutez-vous, et vous aurez pitié de vous-même; vous sentirez que, pour ne pas admettre une supposition simple qui explique tout, la sensibilité, propriété générale de la matière, ou produit de l'organisation, vous renoncez au sens commun, et vous précipitez dans un abîme de mystères, de contradictions et d'absurdités."

 

Diderot, Entretien entre d'Alembert et Diderot, 1769, GF, 1973, p. 51-53.



  "Dans une montre une partie est l'instrument du mouvement des autres, mais un rouage n'est pas la cause efficiente de la production d'un autre rouage ; certes une partie existe pour une autre, mais ce n'est pas par cette autre partie qu'elle existe. C'est pourquoi la cause productrice de celles-ci et de leur forme n'est pas contenue dans la nature (de cette matière), mais en dehors d'elle dans un être, qui d'après des Idées peut réaliser un tout possible par sa causalité.
  C'est pourquoi aussi dans une montre un rouage ne peut en produire un autre et encore moins une montre d'autres montres, en sorte qu'à cet effet elle utiliserait (elle organiserait) d'autres matières ; c'est pourquoi elle ne remplace pas d'elle-même les parties, qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs défauts dans la première formation par l'intervention des autres parties, ou se répare elle-même, lorsqu'elle est déréglée : or tout cela nous pouvons en revanche l'attendre de la nature organisée. - Ainsi un être organisé n'est pas simplement machine, car la machine possède uniquement une force motrice ; mais l'être organisé possède en soi une force formatrice qu'il communique aux matériaux, qui ne la possèdent pas (il les organise) : il s'agit ainsi d'une force formatrice qui se propage et qui ne peut pas être expliquée par la seule faculté de mouvoir (le mécanisme). [...]
 Dans la nature les êtres organisés[1] sont ainsi les seuls, qui, lorsqu'on les considère en eux-mêmes et sans rapport à d'autres choses, doivent être pensés comme possibles seulement en tant que fins de la nature et ce sont ces êtres qui procurent tout d'abord une réalité objective au concept d'une fin qui n'est pas une fin pratique, mais une fin de la nature, et qui, ce faisant, donnent à la science de la nature le fondement d'une téléologie, c'est-à-dire une manière de juger ses objets d'après un principe particulier, que l'on ne serait autrement pas du tout autorisé à introduire dans cette science (parce que l'on ne peut nullement apercevoir a priori la possibilité d'une telle forme de causalité)".
 
Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, 11, § 65, trad. A. Philonenko, Éd. Vrin, 1960, p. 193-194.

 

  "S'il fallait définir la vie d'un seul mot, qui, en exprimant bien ma pensée, mît en relief le seul caractère qui, suivant moi, distingue nettement la science biologique, je dirais : la vie, c'est la création. En effet, l'organisme créé est une machine qui fonctionne nécessairement en vertu des propriétés physico-chimiques de ses éléments constituants. Nous distinguons aujourd'hui trois ordres de propriétés manifestées dans les phénomènes des êtres vivants: propriétés physiques, propriétés chimiques et propriétés vitales. Cette dernière dénomination de propriété vitale n'est, elle-même, que provisoire; car nous appelons vitales les propriétés organiques que nous n'avons encore pu réduire à des considérations physico-chimiques; mais il n'est pas douteux qu'on y arrivera un jour. De sorte que ce qui caractérise la machine vivante, ce n'est pas la nature de ses propriétés physico-chimiques, si complexes qu'elles soient, mais bien la création d'une machine qui se développe sous nos yeux dans les conditions qui lui sont propres et d'après une idée définie qui exprime la nature de l'être vivant et l'essence même de la vie.
  Quand un poulet se développe dans un oeuf, ce n'est pas  la formation du corps animal, en tant que groupement d'éléments chimiques, qui caractérise essentiellement la force vitale. Ce groupement ne se fait que pas suite des lois qui régissent les propriétés chimico-physiques de la matière; mais ce qui est essentiellement du domaine de la vie et ce qui n'appartient ni à la chimie, ni à la physique, ni à rien autre  chose, c'est l'idée créatrice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y a une idée directrice qui se développe et se manifeste par l'organisation."
 
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Flammarion, p. 142-143.

  

  "Toutes les interprétations si variées dans leur forme et toutes les hypothèses qui ont été fournies sur la vie aux différentes époques peuvent rentrer dans deux types ; elles se sont présentées sous deux formes, se sont inspirées de deux tendances : la forme ou la tendance spiritualiste, animiste ou vitaliste, la forme ou la tendance mécanique ou matérialiste. En un mot, la vie a été considérée dans tous le temps à deux points de vue différents : ou comme l'expression d'une force spéciale, ou comme le résultat des forces générales de la nature.
  Nous devons nous hâter de déclarer que la science ne donne raison ni à l'un ni à l'autre des systèmes, et en tant que physiologiste nous devrons rejeter à la fois les hypothèses vitalistes et les hypothèses matérialistes.
[…]
  Si comme nous venons de le voir, les doctrines vitalistes ont méconnu la vraie nature des phénomènes vitaux, les doctrines matérialistes, d'un autre côté, ne sont pas moins dans l'erreur, quoique d'une manière opposée.
  En admettant que les phénomènes se rattachent à des manifestations physico-chimiques, ce qui est vrai, la question de son essence n'est pas éclaircie pour cela ; car ce n'est pas une rencontre fortuite de phénomènes physico-chimiques qui construit chaque être sur un plan et suivant un dessin fixes et prévus d'avance, et suscite l'admirable subordination et l'harmonieux concert des actes de la vie.
  Il y a dans le corps animé un arrangement, une sorte d'ordonnance que l'on ne saurait laisser dans l'ombre, parce qu'elle est véritablement le trait le plus saillant des êtres vivants. Que l'idée de cet arrangement soit mal exprimée par le nom de force, nous le voulons bien : mais ici le mot importe peu, il suffit que la réalité du fait ne soit pas discutable.
  Les phénomènes vitaux ont bien leurs conditions physico-chimiques rigoureusement déterminées ; mais en même temps ils se subordonnent et se succèdent dans un enchaînement et suivant une loi fixée d'avance : ils se répètent éternellement, avec ordre, régularité, constance, et s'harmonisent, en vue d'un résultat qui est l'organisation et l'accroissement de l'individu, animal ou végétal.
  Il y a comme un dessin préétabli de chaque être et de chaque organe, en sorte que si, considéré isolément, chaque phénomène de l'économie est tributaire des forces générales de la nature, pris dans ses rapports avec les autres, il révèle un lien spécial, il semble dirigé par quelque guide invisible dans la route qu'il suit et amené dans la place qu'il occupe.
  La plus simple méditation nous fait apercevoir un caractère de premier ordre, un quid proprium de l'être vivant dans cette ordonnance vitale préétablie."
 
Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, 1878, rééd. Vrin, Paris, 1966, p. 42-43 et p. 50-51.

 

  "Quiconque veut s'en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines, abandonne l'espoir de jamais porter le regard dans leur monde vécu.
  Mais celui qui n'a pas souscrit sans retour à la conception mécaniste des êtres vivants pourra réfléchir à ce qui suit. Tous nos objets usuels et nos machines ne sont rien d'autre que des moyens de l'homme. Il y a ainsi des moyens qui servent l'action – ce que l'on nomme des outils, des « choses-pour-agir » – auxquels appartiennent les grandes machines qui servent dans nos usines à transformer les produits naturels, les chemins de fer, les autos, les avions. Il existe aussi des moyens qui affinent notre perception, des « choses-pour-percevoir », comme les télescopes, les lunettes, les microphones, les appareils radio, etc.
  Dans ce sens, on pourrait supposer qu'un animal ne serait rien d'autre qu'un assemblage de « choses-pour-agir » et de « choses-pour-percevoir », reliées en un ensemble qui resterait une machine, mais serait cependant susceptible d'exercer les fonctions vitales d'un animal.
  Telle est en fait la conception de tous les théoriciens du mécanisme en biologie, l'infléchissant, selon les cas, tantôt vers un mécanisme rigide, tantôt vers un dynamisme plastique. Les animaux ne seraient ainsi que de simples choses. On oublie alors que l'on a supprimé dès le début ce qui est le plus important, à savoir le sujet, qui se sert des moyens, qui les utilise dans sa perception et son action.
  […] celui qui conçoit encore nos organes sensoriels comme servant à notre perception et nos organes de mouvement à notre action, ne regardera pas non plus les animaux comme de simples ensembles mécaniques, mais découvrira aussi le mécanicien, qui existedans les organes comme nous dans notre propre corps. Alors il ne verra pas seulement les animaux comme des choses mais des sujets, dont l'activité essentielle réside dans l'action et la perception.
[…]
  Pour le physiologiste, tout être vivant est un objet, une chose, qui se trouve dans son propre monde humain. Il examine les organes de l'être vivant et la combinaison de leurs actions, comme un technicien examinerait une machine qui lui serait inconnue. Le biologiste en revanche se rend compte que cet être vivant est un sujet qui vit dans son monde propre dont il forme le centre. On ne peut donc pas le comparer à une machine, mais au mécanicien qui dirige la machine".
 
Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, 1956, Denoël, p. 13-15 et 25.

 

  "D'abord se trouve ruinée une conception qui condamnait la vie au retour éternel des mêmes formes. Puisque la vie est mouvement et passage et que les espèces se succèdent suivant une loi de complexité croissante, il est aussi impossible de croire, après Lamarck et Darwin, à l'immobilité de la vie qu'il fut impossible de croire, après Copernic et Galilée, à l'immobilité de la terre [... ].
  Après le fixisme se trouve écarté un matérialisme mécaniste. La loi d'évolution de la vie est à la fois d'enracinement et d'émergence ; la vie ne peut être intelligible que si discontinuité et continuité sont liées dans la même pensée. Dire que la vie ou la conscience sont des propriétés de la matière est un pauvre langage de valeur scientifique et philosophique nulle. La vérité est que les complications d'une matière de mieux en mieux structurée sont corrélatives de l'apparition de qualités neuves, imprévisibles et proprement vitales. Tout se passe le long de l'histoire de la vie comme s'il y avait plus dans ce qu'on appelle l'effet que dans ce qu'on appelle la cause. Là se montre une sorte de causalité en expansion, d'un type nouveau, et qui a sans doute besoin pour être comprise de toute une réforme de l'entendement, comme l'ont pressenti les philosophes romantiques de la vie. La connaissance que nous avons de la vie nous interdit de dire que tout était contenu dans les commencements de son histoire et qu'entre l'état initial de la vie et son état actuel il n'y aurait d'autre différence que celle qui distingue un éventail replié d'un éventail déployé. Une analogie peut ainsi se montrer entre l'éclosion de la vie au coeur de la matière et le surgissement de l'homme au sommet de la vie ; c'est ici et là cette même dialectique de lente maturation et d'explosion brusque, invincible à toute réduction matérialiste ou mécaniste.
  La biologie moderne porte enfin condamnation contre un finalisme anthropocentrique, qui faisait du monde un décor, de la vie végétale et animale une sorte de figuration autour de l'homme souverain et but dernier de ce monde. Mais, si ce qui l'entoure et le supporte n'est qu'apparence, l'homme existe moins et devient un personnage de théâtre, sans substance. La biologie moderne, en enracinant l'homme dans l'univers, en montrant qu'il est de l'étoffe même du monde, lui a donné une pesanteur existentielle. Mort aussi et pour les mêmes raisons, ce vitalisme d'imagination qui aurait volontiers accordé à chaque vivant une providence particulière veillant sur ses intérêts [...]. Que ces sortes de finalités soient tombées, cette chute était la condition sans laquelle ne pouvait se poser en termes exacts les problèmes du sens et de la finalité authentiques de la vie. "
 
Étienne Borne, « Biologie et Humanisme », in Qu'est-ce que la Vie ? Semaine des Intellectuels Catholiques, 1957, Éd. Pierre Horay, p. 163-164.

 

  "Dans un organisme, on observe - et ceci est trop connu pour que l'on insiste - des phénomènes d'autoconstruction, d'auto-conservation, d'auto-régulation, d'auto-réparation.
  Dans le cas de la machine, la construction lui est étrangère et suppose l'ingéniosité du mécanicien ; la conservation exige la surveillance et la vigilance constantes du machiniste, et on sait à quel point certaines machines compliquées peuvent être irrémédiablement perdues par une faute d'attention ou de surveillance. Quant à la régulation et à la réparation, elles supposent également l'intervention périodique de l'action humaine. Il y a sans doute des dispositifs d'auto-régulation, mais ce sont des superpositions par l'homme d'une machine à une machine. La construction de servo-mécanismes ou d'automates électroniques déplace le rapport de l'homme à la machine sans en altérer le sens. Dans la machine, il y a vérification stricte des régies d'une comptabilité rationnelle. Le tout est rigoureusement la somme des parties. L'effet est dépendant de l'ordre des causes. De plus, une machine présente une rigidité fonctionnelle nette, rigidité de plus en plus accusée par la pratique de la normalisation. La normalisation, c'est la simplification des modèles d'objets et des pièces de rechange, l'unification des caractéristiques métriques et qualitatives permettant l'interchangeabilité des pièces. Toute pièce vaut une autre pièce de même destination, à l'intérieur, naturellement, d'une marge de tolérance qui définit les limites de fabrication. Y a-t-il, les propriétés d'une machine étant ainsi définies comparativement à celles de l'organisme, plus ou moins de finalité dans la machine que dans l'organisme ? On dirait volontiers qu'il y a plus de finalité dans la machine que dans l'organisme, parce que la finalité y est rigide et univoque, univalente. Une machine ne peut pas remplacer une autre machine. Plus la finalité est limitée, plus la marge de tolérance est réduite, plus la finalité paraît être durcie et accusée. Dans l'organisme, au contraire; on observe - et ceci est encore trop connu pour que l'on insiste - une vicariance des fonctions, une polyvalence des organes. Sans doute cette vicariance des fonctions, cette polyvalence des organes ne sont pas absolues, mais elles sont, par rapport à celles de la machine, tellement plus considérables que, à vrai dire, la comparaison ne peut pas se soutenir."
 
Georges Canguilhem, "Machine et organisme", 1946, in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p. 116-117.

 

  "Toute tentative pour associer ce qui se passe dans un organisme vivant complexe et ce qui se produit dans une machine fabriquée par des ingénieurs, par exemple un Boeing 777, est téméraire. Il est vrai que les ordinateurs de bord d'un avion sophistiqué comprennent des cartes qui surveillent diverses fonctions à tout moment : l'état de déploiement des parties mobiles des ailes, du stabilisateur horizontal du gouvernail ; les divers paramètres liés au fonctionnement des moteurs ; la consommation de carburant. Des variables d'ambiance sont surveillées, comme la température, la vitesse du vent, l'altitude, et ainsi de suite. Certains ordinateurs mettent continuellement en relation les informations ainsi obtenues de sorte que des corrections intelligentes puissent être effectuées dans le comportement en cours de l'avion. La similitude avec les mécanismes homéostatiques[2] est évidente. Les différences sont pourtant importantes entre la nature des cartes cérébrales d'un organisme vivant et le cockpit d'un Boeing 777. Examinons-les.
  Premièrement, on trouve le niveau de détail des structures et des opérations représentées. Les procédés de monitoring du cockpit ne sont qu'une pâle copie de ceux qu'on observe dans le système nerveux central d'un organisme vivant complexe. Ils sont grossièrement comparables dans notre corps au fait d'indiquer si nous avons ou non les jambes croisées ; à la mesure de notre pouls et de la température de notre corps ; et au fait de nous dire combien d'heures il reste avant le prochain repas. C'est très utile, mais pas assez pour survivre. Sa « survie » est liée aux pilotes vivants qui le conduisent et sans lesquels tout l'exercice n'aurait pas de sens. Incidemment, la même chose vaut pour les drones inhabités que nous faisons voler partout autour du monde. Leur « vie » dépend du contrôle de leur mission.
  Certains composants de l'avion sont « animés » - ailerons et volets, gouvernail, freins, soute -, mais aucun n'est « vivant » au sens biologique. Aucun de ces composants n'est fait de cellules dont l'intégrité dépend de la fourniture d'oxygène et de nutriments à chacune. Au contraire, chaque partie élémentaire de notre organisme, chaque cellule de notre corps n'est pas seulement animée ; elle est vivante. Plus frappant encore, chaque cellule est un organisme vivant individuel – une créature individuelle ayant une date de naissance, un cycle de vie et une date de mort. Chaque cellule est une créature qui doit veiller à sa vie dont l'existence dépend des instructions données par son génome et des circonstances de son environnement. Les procédés de régulation vitale innée […] sont présents en bas de l'échelle biologique dans chaque système de notre organisme, dans chaque organe, dans chaque tissu, dans chaque cellule. Le bon candidat au titre de « particule » élémentaire essentielle pour notre organisme vivant est une cellule vivante, pas un atome.
  Il n'y a rien d'équivalent à cette cellule vivante dans les tonnes d'aluminium, d'alliages, de plastique, de caoutchouc et de silicone qui forment le grand oiseau Boeing. On trouve des kilomètres de câblages électriques, des centaines de mètres carrés d'alliages, des milliers d'écrous, de boulons et de rivets sous la peau de l'avion. Et il est vrai que tout cela est fait de matière, laquelle est composée d'atomes. Et de même notre chair humaine au niveau de ses microstructures. Cependant, la matière physique de l'avion n'est pas vivante ; ses parties ne sont pas faites de cellules vivantes dotés d'un patrimoine génétique, d'un destin biologique et d'un risque de vie. Même si on argue que l'avion possède un système de protection permettant d'empêcher les mauvaises manœuvres d'un pilote distrait, la différence est flagrante. Les ordinateurs intégrés de l'avion se préoccupent de l'exécution de ses fonctions de vol. Notre cerveau et notre esprit se soucient globalement de l'intégrité de notre domaine vivant, de chacun de ses coins et de ses recoins et, en dessous, chaque coin et recoin se soucie localement et de façon automatique de lui".
 
Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison : Joie et tristesse, le cerveau des émotions, 2003, tr. J.-L Fidel, Odile Jacob, 2005, p. 136-138.

[1] Êtres organisés = êtres vivants.
[2] Homéostatique : relatif à l'homéostasie (tendance des êtres vivants à maintenir constants et en équilibre leur milieu interne et leurs paramètres physiologiques).

  "Les cellules et les organismes multicellulaires ressemblent par plusieurs traits aux machines. L'activité des organismes vivants comme des machines suit un objectif ; elle se décompose en processus ; ces derniers sont effectués par des parties anatomiques distinctes qui réalisent des sous-tâches, etc. La ressemblance est assez suggestive et les métaphores par lesquelles nous décrivons à la fois les choses vivantes et les machines s'appuient sur elle. Nous disons que le cœur est une pompe, nous décrivons la circulation du sang comme de la plomberie ; nous parlons de leviers pour désigner l'action des membres, etc. De même, quand nous envisageons une opération indispensable dans une machine complexe, nous disons que c'est son « cœur » et nous appelons « cerveau » ses mécanismes de contrôle. Les machines qui fonctionnent aléatoirement ont des « humeurs ». Ce mode de pensée qui est assez éclairant est aussi responsable de l'idée rien moins qu'utile selon laquelle le cerveau serait un ordinateur numérique et l'esprit quelque chose comme le logiciel qui le ferait tourner. Cependant, le vrai problème avec ces métaphores vient du fait quelles négligent le statut fondamentalement différent des composants matériels des organismes vivants et des machines. Comparons une merveille de l'aéronautique moderne comme le Boeing 777 et n'importe quel exemple d'organisme vivant, petit ou grand. On peut facilement identifier nombre de similitudes – des centres de commandes situés dans les ordinateurs du cockpit ; des canaux d'information entrante arrivant à ces ordinateurs, qui régulent les canaux d'information sortante allant à la périphérie ; une sorte de métabolisme tenant au fait que les moteurs consomment du carburant et le transforment en énergie, et ainsi de suite. Toutefois, une différence fondamentale demeure : tout organisme vivant est naturellement doté de règles et de dispositifs homéostatiques globaux ; en cas de dysfonctionnement, son corps périt ; et ce qui est encore plus important, toute cellule est en elle-même un organisme vivant, naturellement équipé de ses propres règles et dispositifs homéostatiques, et sujet au même risque de périr en cas de dysfonctionnement. Or on ne trouve rien de comparable dans la structure de l'admirable 777, des alliages de métaux qui forment son fuselage jusqu'aux matériaux qui composent ses kilomètres de câbles et de tubes hydrauliques. L'« homéostasie » supérieure du 777, partagée entre la bordée d'ordinateurs intelligents embarqués et les deux pilotes nécessaires pour le faire voler, vise à préserver sa structure complète, et non ses sous-composants micro – et macrophysiques."

 

Antonio R. Damasio, L'Autre moi-même, 2010, tr. fr. Jean-Luc Fidel, Odile Jacob/poches, 2012, p. 59-60.


 

Date de création : 19/03/2006 @ 13:55
Dernière modification : 09/10/2020 @ 08:45
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