"Il est de la plus grande importance d'apprendre aux enfants à travailler. L'homme est le seul animal qui soit voué au travail. Il lui faut d'abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est nécessaire à sa conservation. La question de savoir si le Ciel ne se serait pas montré beaucoup plus bienveillant à notre égard, en nous offrant toutes choses déjà préparées, de telle sorte que nous n'aurions pas besoin de travailler, cette question doit certainement être résolue négativement, car il faut à l'homme des occupations, même de celles qui supposent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s'imaginer que, si Adam et Eve étaient restés dans le paradis, il n'eussent fait autre chose que demeurer assis ensemble, chanter des chants pastoraux et contempler la beauté de la nature. L'oisiveté eût fait leur tourment tout aussi bien que celui des autres hommes. Il faut que l'homme soit occupé de telle sorte que, tout rempli du but qu'il a devant les yeux, il ne se sente pas lui-même, et le meilleur repos pour lui est celui qui suit le travail. On doit donc accoutumer l'enfant à travailler. Et où le penchant au travail peut-il être mieux cultivé que dans l'école ? L'école est une culture forcée. C'est rendre un très mauvais service à l'enfant que de l'accoutumer à tout regarder comme un jeu. Il faut sans doute qu'il ait ses moments de récréation, mais il faut aussi qu'il ait ses moments de travail. S'il n'aperçoit pas d'abord l'utilité de cette contrainte, il la reconnaîtra plus tard. Ce serait en général donner aux enfants des habitudes de curiosité indiscrète que de vouloir toujours répondre à leurs questions : pourquoi cela ? A quoi bon ? L'éducation doit être forcée, mais cela ne veut pas dire qu'elle doive traiter les enfants comme des esclaves."
Kant, Traité de pédagogie, 1787, § 43-44, trad. J. Barni, Hachette, 1981, p. 61, éd. Vrin, p. 111.
"LES APOLOGISTES DU TRAVAIL. Dans la glorification du "travail", dans les infatigables discours sur la "bénédiction du travail", je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd'hui, à la vue du travail - on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu'un tel travail constitue la meilleure des polices, qu'il tient chacun en bride et s'entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l'amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Aussi une société où l'on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l'on adore aujourd'hui la sécurité comme la divinité suprême."
Friedrich Nietzsche, Aurore, 1881, Livre troisième, § 173, tr. A. Kremer-Marietti, Le livre de poche, 1995, p. 163.
"Le travail […] constitue surtout le but même de la vie, tel que Dieu l'a fixé. Le verset de saint Paul : « Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus » vaut pour chacun, et sans restriction. La répugnance au travail est le symptôme d'une absence de la grâce. […]
La richesse elle-même ne libère pas de ces prescriptions. Le possédant, lui non plus, ne doit pas manger sans travailler, car même s'il ne lui est pas nécessaire de travailler pour couvrir ses besoins, le commandement divin n'en subsiste pas moins, et il doit lui obéir au même titre que le pauvre. Car la divine providence a prévu pour chacun sans exception un métier qu'il doit reconnaître et auquel il doit se consacrer. Et ce métier ne constitue pas […] un destin auquel on doit se soumettre et se résigner, mais un commandement que Dieu fait à l'individu de travailler à la gloire divine.
Partant, le bon chrétien doit répondre à cet appel : si Dieu vous désigne tel chemin dans lequel vous puissiez légalement gagner plus que dans tel autre (cela sans dommage pour votre âme ni pour celle d'autrui) et que vous refusiez le plus profitable pour choisir le chemin qui l'est le moins, vous contrecarrez l'une des fins de votre vocation, vous refusez de vous faire l'intendant de Dieu et d'accepter ses dons, et de les employer à son service s'il vient à l'exiger.
Pour résumer ce que nous avons dit jusqu'à présent, l'ascétisme protestant, agissant à l'intérieur du monde, s'opposa avec une grande efficacité à la jouissance spontanée des richesse et frein la consommation, notamment celle des objets de luxe. En revanche, il eut pour effet psychologique de débarrasser des inhibitions de l'éthique traditionaliste le désir d'acquérir. Il a rompu les chaînes qui entravaient pareille tendance à acquérir, non seulement en la légalisant, mais aussi […] en la considérant comme directement voulue par Dieu. […]
Plus important encore, l'évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une profession séculière, comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l'expansion de cette conception de la vie que nous avons appelée, ici, l'esprit du capitalisme."
Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1905, trad. J. Chavy, Plon, 1964, p. 208-236.
"Toute action humaine exige un mobile qui fournisse l'énergie nécessaire pour l'accomplir, et elle est bonne ou mauvaise selon que le mobile est élevé ou bas. Pour se plier à la passivité épuisante qu'exige l'usine, il faut chercher des mobiles en soi-même, car il n'y a pas de fouets, pas de chaînes ; des fouets, des chaînes rendraient peut-être la transformation plus facile. Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d'autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d'accumuler des sous, et, dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsessions ; il n'est jamais fait appel à rien de plus élevé ; d'ailleurs ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces. En même temps que ces mobiles occupent l'âme, la pensée se rétracte sur un point du temps pour éviter la souffrance, et la conscience s'éteint autant que les nécessités du travail le permettent. Une force presque irrésistible, comparable à la pesanteur, empêche alors de sentir la présence d'autres êtres humains qui peinent eux aussi tout près ; il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris ; et réciproquement la brutalité du système est reflétée et rendue sensible par les gestes, les regards, les paroles de ceux qu'on a autour de soi. Après une journée ainsi passée, un ouvrier n'a qu'une plainte, plainte qui ne parvient pas aux oreilles des hommes étrangers à cette condition et ne leur dirait rien si elle y parvenait ; il a trouvé le temps long."
Simone Weil, La Condition ouvrière, 1951, Gallimard idées, 1976, p. 338-339.
"L'ouvrier ne sait pas ce qu'il produit, et par suite il n'a pas le sentiment d'avoir produit mais de s'être épuisé à vide. Il dépense à l'usine, parfois jusqu'à l'extrême limite, ce qu'il a de meilleur en lui, sa faculté de penser, de sentir, de| se mouvoir ; il les dépense, puisqu'il en est vidé quand il sort; et pourtant il n'a rien mis de lui-même dans son travail, ni pensée, ni sentiment, ni même sinon dans une faible mesure, mouvements déterminés par lui, ordonnés par lui en vue d'une fin. Sa vie même sort de lui sans laisser aucune marque autour de lui. L'usine crée des objets utiles, mais non pas lui, et la paie qu'on attend chaque quinzaine par files, comme un troupeau, paie impossible à calculer d'avance, dans le cas du travail aux pièces, par suite de l'arbitraire et de la complication des comptes, semble plutôt une aumône que le prix d'un effort. L'ouvrier, quoique indispensable à la fabrication n'y compte presque pour rien, et c'est pourquoi chaque souffrance physique inutilement imposée, chaque manque d'égard, chaque brutalité, chaque humiliation même légère semble un rappel qu'on ne compte pas et qu'on n'est pas chez soi."
Simone Weil, La Condition ouvrière, 1951, Gallimard idées, 1976, p. 340-341.
"La reconnaissance n'est pas une revendication marginale de ceux qui travaillent. Bien au contraire, elle apparaît comme décisive dans la dynamique de la mobilisation subjective de l’intelligence et de la personnalité dans le travail. […]
De la reconnaissance dépend en effet le sens de la souffrance. Lorsque la qualité de mon travail est reconnue, ce sont aussi mes efforts, mes angoisses, mes doutes, mes déceptions, mes découragements qui prennent sens. Toute cette souffrance n'a donc pas été vaine, elle a non seulement produit une contribution à l'organisation du travail mais elle a fait, en retour, de moi un sujet différent de celui que j'étais avant la reconnaissance. La reconnaissance du travail, voire de l'oeuvre, le sujet peut la rapatrier ensuite dans le registre de la construction de son identité. Et ce temps se traduit effectivement par un sentiment de soulagement, de plaisir, parfois de légèreté d'être, d'élation même. Alors le travail s'inscrit dans la dynamique de l'accomplissement de soi. L'identité constitue l'armature de la santé mentale. Pas de crise psychopathologique qui ne soit centrée par une crise d'identité. C'est ce qui confère au rapport au travail sa dimension proprement dramatique. Faute des bénéfices de la reconnaissance de son travail et de pouvoir accéder ainsi au sens de son rapport vécu au travail, le sujet est renvoyé à sa souffrance et à elle seule. Souffrance absurde qui ne génère que de la souffrance, selon un cercle vicieux, et bientôt déstructurant, capable de déstabiliser l'identité et la personnalité et de conduire à des maladies mentales. De ce fait, il n'y a pas de neutralité du travail vis-à-vis de la santé mentale."
Christophe Dejours, Souffrance en France : La banalisation de l'injustice sociale, 1998, Points Essais, 2006, p. 40-41.
"Ce que les personnes rencontrées paraissent le plus déplorer, c'est le sentiment de mal faire leur travail et d'être mises dans des situations où elles n'ont pas les moyens de faire correctement ce qui leur est demandé, doublé de la conviction que ce travail n'a plus aucun sens. On déplore aussi le fait de n'avoir plus aucune visibilité sur le résultat du travail, un travail qu'on ne mène plus à son terme dans la mesure où de nouveaux objectifs, de nouvelles directives viennent sans cesse annuler les précédentes et vider le travail accompli de toute signification. Ainsi, dans une entreprise du secteur sidérurgique, on déplore le fait de n'avoir plus la satisfaction de voir la fin des actions que l'on vient de mener avant de devoir entreprendre autre chose: « Ici, disent-ils, on n'a plus que le travail et on n'a jamais l'œuvre. Or, ce qui constitue le plaisir au travail, c'est quand même le plaisir de l'œuvre accomplie. Mais l'œuvre est escamotée au bénéfice d'un mouvement perpétuel et on est frustré de l'accomplissement final. »
L'œuvre, c'est le produit du travail accompli, celui dont on peut être fier et qui conforte l'identité professionnelle de celui qui l'a fait. La comparaison est faite, dans diverses entreprises, avec l'image du pain que l'on pétrirait, mais qu'on ne verrait jamais sortir du four, fini et bien doré, ou avec celle d'un luthier qui passerait son temps à travailler le bois pour fabriquer un violon, sans que jamais le violon ne parvienne à prendre forme. « En plus, ajoutent certains, le violon, on nous dit de le faire, puis on nous le piétine et en même temps on nous dit qu'il faut en refaire un, et il n'y a plus aucun sens à le faire parce qu'il va être détruit encore une fois et qu'on va nous dire "il y en a des moins chers là-bas !''.»
[…]
Dépossession du sens de son action, travail de plus en plus virtuel et dématérialisé, qui s'évapore aussitôt accompli sans que l'on sache au nom de quoi et pour qui il l'a été, rupture entre la logique financière qui régit la stratégie de l'entreprise et la logique productive qui structure le travail au quotidien, c'est une problématique qui va bien au-delà de celle de l'urgence et touche à la transformation même de l'économie, de plus en plus immatérielle, et aux reconversions industrielles, restructurations, fusions-acquisitions et autres bouleversements qui traversent la vie des individus, les confrontant au constat douloureux qu'il n'y a plus aucune relation entre le travail bien fait et la reconnaissance qu'on peut en attendre ou la poursuite de l'activité économique. Le phénomène n'est pas nouveau et a traversé toute l'histoire du capitalisme depuis la fin du XIXe siècle, avec la fermeture progressive de pans entiers de l'activité industrielle (les mines, la sidérurgie, l'industrie textile, etc.). Le passage au capitalisme financier l'a simplement accéléré de façon foudroyante, le rendant structurel et non plus conjoncturel et les phénomènes de court-termisme, d'accélération constante, de dictature de l'immédiat et d'urgence généralisée sont à la fois le produit de cette mutation et la condition de son maintien."
Nicole Aubert, Le Culte de l'urgence. La société malade du temps, 2003, Champs essais, 2009, p. 94-97.
"À la différence des prisons qu'il a connues, Engels est un camp de travail et même de réhabilitation par le travail: après le petit déjeuner, il faut s'y mettre. Le propre de ce travail est qu'en règle générale il ne sert à rien. Juste après l'arrivée d'Édouard, des pluies abondantes sont tombées, inondant en permanence les bâtiments. Le sol doit être sec pour chacun des trois appels quotidiens, a décrété l'administration, sans quoi tout le monde sera privé de télé - Édouard personnellement s'en fout, mais pour les autres ce serait une tragédie. Le résultat est un spectacle de film burlesque : des processions de détenus écopant avec des verres à eau, du matin au soir, des flaques sans cesse renouvelées. Édouard a d'abord pensé qu'il serait plus rationnel d'améliorer par un travail de maçonnerie le système d'écoulement des eaux. Il a même pensé en faire la remarque, mais heureusement s'en est abstenu, comprenant à temps que si l'administration pénitentiaire ne se comporte pas comme un employeur rationnel, c'est parce que le travail de Sisyphe est une vieille tradition des camps : rien n'est plus déprimant, ont observé tous les vétérans du Goulag, que de s'échiner à une tâche inutile et absurde, comme creuser un trou, puis un autre pour mettre la terre du premier, et ainsi de suite. Le bon zek est un zek abattu, sans ressort : cela aussi est voulu."
Emmanuel Carrère, Limonov, 2011, Paris, P.O.L., p. 457-458.
Date de création : 21/03/2006 @ 16:14
Dernière modification : 18/06/2024 @ 11:40
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