"En thèse générale, la femme est l'esclave de l'homme. Quelle que soit sa condition sociale, patricienne, bourgeoise ou plébéienne, les lois, les coutumes et les moeurs l'obligent à recevoir de son compagnon appui matériel et protection morale. [...] Les femmes des classes inférieures sont condamnées, mariées ou non, pour gagner leur propre subsistance ou pour ajouter au minime revenu du ménage, à exercer elles-mêmes une profession qui les éloigne du foyer, les étiole, nuit à leur fonction maternelle. [...]
Il n'y a du reste, aucun doute que l'introduction de la femme dans l'industrie et les manufactures ait eu pour motif la faculté de lui payer un salaire inférieur à celui de l'ouvrier mâle […]. L'économiste Ch.-W Egiot a publié un intéressant tableau comparatif des salaires payés aux ouvriers et ouvrières d'une même profession. À Kremnitz (Prusse), les tisseurs gagnent par semaine 21,60 F, les tisseuses, 7,50 F. À Gênes, l'ouvrier gagne en moyenne par jour 1,80 F, l'ouvrière, 90 centimes [...].
Malgré l'exemple de l'homme insurgé contre l'exploitation économique, l'ouvrière n'a pas fait ce qu'elle aurait dû pour se soustraire à la tyrannie du capital. [...] C'est à peine, en effet si, en 1893, quelques milliers d'ouvrières ont enfin compris l'utilité des syndicats [...]. En Angleterre, la première loi réglementant le travail féminin date de 1842, et fut votée grâce aux associations de mineurs."
F. Pelloutier, enquêteur à l'office du Travail (ministère du Commerce en France) et M. Pelloutier, La Vie ouvrière en France, Paris, 1900, réédition Maspéro, 1975.
"Pour l'homme des sociétés primitives, l'activité de production est exactement mesurée, délimitée par les besoins à satisfaire, étant entendu qu'il s'agit essentiellement des besoins énergétiques : la production est rabattue sur la reconstitution du stock d'énergie dépensée. En d'autres termes, c'est la vie comme nature qui – à la production près des biens consommés socialement à l'occasion des fêtes – fonde et détermine la quantité de temps consacré à la reproduire. C'est dire qu'une fois assurée la satisfaction globale des besoins énergétiques, rien ne saurait inciter la société primitive à désirer produire plus, c'est-à-dire à aliéner son temps en un travail sans destination, alors que ce temps est disponible pour l'oisiveté, le jeu, la guerre ou la fête. À quelles conditions peut se transformer ce rapport de l'homme primitif à l'activité de production ? À quelles conditions cette activité s'assigne-t-elle un but autre que la satisfaction des besoins énergétiques ? C'est là poser la question de l'origine du travail comme travail aliéné.
Dans la société primitive, société par essence égalitaire, les hommes sont maîtres de leur activité, maîtres de la circulation des produits de cette activité : ils n'agissent que pour eux-mêmes, quand bien même la loi d'échange des biens médiatise le rapport direct de l'homme à son produit. Tout est bouleversé, par conséquent, lorsque l'activité de production est détournée de son but initial, lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l'homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité. C'est alors que l'on peut parler de travail : quand la règle égalitaire d'échange cesse de constituer le « code civil » de la société, quand l'activité de production vise à satisfaire les besoins des autres, quand à la règle échangiste se substitue la terreur de la dette. C'est bien là en effet qu'elle s'inscrit, la différence entre le Sauvage amazonien et l'Indien de l'empire inca. Le premier produit en somme pour vivre, tandis que le second travaille, en plus, pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maîtres qui lui disent : il faut payer ce que tu nous dois, il faut éternellement rembourser ta dette à notre égard.
Quand, dans la société primitive, l'économique se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l'activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c'est que la société n'est plus primitive, c'est qu'elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c'est qu'elle a cessé d'exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c'est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c'est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu'elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d'exploitation. Avant d'être économique, l'aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l'économique est une dérive du politique, l'émergence de l'État détermine l'apparition des classes".
Pierre Clastres, La société contre l'État, chapitre 11 : la société contre l'État, Éditions de minuit, 1974, pp. 168-169.