"[...] ce n'est pas parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des êtres, mais c'est parce qu'il est le plus intelligent qu'il a des mains. En effet, l'être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d'outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est donc à l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l'outil de loin le plus utile, la main. Aussi, ceux qui disent que l'homme n'est pas bien constitué et qu'il est le moins bien partagé des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et il n'a pas d'armes pour combattre) sont dans l'erreur. Car les autres animaux n'ont chacun qu'un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour faire n'importe quoi d'autre, et ne doivent jamais déposer l'armure qu'ils ont autour de leur corps ni changer l'arme qu'ils ont reçue en partage. L'homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d'en changer et même d'avoir l'arme qu'il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance, ou épée, ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir. La forme même que la nature a imaginée pour la main est adaptée à cette fonction. Elle est, en effet, divisée en plusieurs parties. Et le fait que ces parties peuvent s'écarter implique aussi pour elles la faculté de se réunir, tandis que la réciproque n'est pas vraie. Il est possible de s'en servir comme d'un organe unique, double ou multiple".
Aristote, Les Parties des animaux, § 10, 687 b.
"Ainsi la nature n'a ni armé la lâcheté, ni désarmé le courage ; à l'homme, animal doué de sagesse et le seul être divin parmi ceux qui vivent sur la terre, elle a donné pour toute arme défensive les mains, instrument nécessaire pour exercer toute espèce d'industrie, et non moins convenable en temps de paix qu'en temps de guerre. Il n'était donc pas besoin de donner une corne naturelle à celui qui pouvait à son gré manier avec ses mains une arme meilleure qu'une corne ; car l'épée et la lance sont des armes à la fois plus grandes et plus propres à couper qu'une corne. Il n'avait pas besoin non plus de sabots, car le bois et la pierre blessent plus fortement que toute espèce de sabots. [...] Ainsi l'homme n'est ni nu, ni sans armes, ni facilement vulnérable, ni sans chaussures ; mais quand il le veut, une cuirasse de fer devient pour lui un moyen de protection plus invulnérable que toute espèce de peau ; il peut avoir aussi des chaussures, des armes et des vêtements de tout genre."
Galien (129-200), De l'utilité des parties du corps humain, in Oeuvres anatomiques, physiologiques et médicales, tr. de Ch. Daremberg, Baillière, Paris 1854, I, pp. 112-113.
"Ainsi l'homme est le plus sage de tous les animaux, ainsi les mains sont des instruments qui conviennent à un être sage, car l'homme n'est pas le plus sage de tous les animaux parce qu'il a des mains, comme le dit Anaxagore, mais il a des mains parce qu'il est le plus sage, comme le proclame Aristote, qui juge très judicieusement [Aristote, Les parties des animaux, IV, 10, 687 a ; l'opinion d'Anaxagore est rapportée par Aristote au même endroit]. En effet, ce n'est pas par ses mains, mais par sa raison, que l'homme a appris les arts : les mains sont un instrument, comme la lyre pour le musicien, comme la tenaille pour le forgeron ; de même que la lyre n'a pas donné le musicien, ni la tenaille le forgeron, mais que chacun d'eux est artiste en raison de l'intelligence dont il est doué, et qu'il ne peut exercer son art sans instruments, de même toute âme est douée, en vertu de son essence, de certaines facultés ; mais il lui est impossible d'exécuter ce à quoi sa nature la destine si elle est privée d'instruments. On voit évidemment, en observant les animaux nouveaux-nés qui cherchent à agir avant que leurs parties soient entièrement formées, que les parties du corps n'excitent pas l'âme à être lâche, courageuse ou sage."
Galien (129-200), De l'utilité des parties du corps humain, in oeuvres anatomiques, physiologiques et médicales, tr. de Ch. Daremberg, Baillière, Paris 1854 I, p. 114.
"Nous avons fait voir qu'avec la science astronomique il faut concéder aux Planéticoles non seulement la Géométrie et l'Arithmétique mais aussi les arts Mécaniques et les instruments. Ici se pose naturellement la question de savoir comment ils peuvent se servir de ces instruments et Machines et de leurs appareils pour observer les astres et comment ils peuvent tracer des lettres, ce que nous accomplissons, nous, à l'aide de nos mains ; ils auront nécessairement aussi des mains ou un autre membre qui puisse les remplacer. Un Philosophe ancien [Anaxagore] était d'avis que dans les mains le genre humain possède un prérogatif tel qu'il faut les considérer comme la cause de toute leur sagesse. Il voulait évidemment dire que sans le secours des mains les hommes ne seraient pas parvenus à la culture de leur esprit et à la connaissance des choses. En quoi il avait raison. Supposons en effet qu'au lieu de mains des sabots eussent été donnés aux hommes comme aux chevaux et aux bœufs, jamais ils n'auraient pu, tout en étant des créatures raisonnables, bâtir des villes ou même des maisons. Ils n'auraient eu aucun sujet de conversation en dehors de ce qui se rapporte à la pâture, à la copulation des sexes ou à la question de la sécurité. Ils auraient été dénués de toute science et de toute recordation des événements. En un mot, ils se seraient fort peu élevés au dessus du plan des bêtes brutes. Et quel instrument pourrait être aussi bien adapté que la main à nos innombrables besoins ?"
Christiaan Huyghens, Cosmothedros, ou Conjectures sur les Terres célestes et leurs habitants, 1698, Oeuvres complètes, tome XXI, Martinus Nijhoff, 1944, p. 738-740.
"L'équipement technique des Anthropiens les plus anciens, Australanthropes et Archanthropes, est fait de percuteurs, de choppers au tranchant sommaire, de bois de cerf tronçonnés en massues ou en hâtons à fouir, de boules projectiles dont le mouvement se coule directement dans le moule des gestes antérieurs. La main humaine est humaine par ce qui s'en détache el non par ce qu'elle est : un dispositif ostéomusculaire assez simple, propre depuis les singes à assurer avec beaucoup d'économie mécanique des mouvements de préhension, de rotation et de translation qui resteront par la suite immuables. La valeur humaine du geste n'est donc pas dans la main, dont la condition suffisante est qu'elle soit libre pendant la marche, mais précisément dans la marche verticale et dans ses conséquences paléontologiques sur le développement de l'appareil cérébral. L'enrichissement progressif de la sensibilité tactile et du dispositif neuromoteur intervient qualitativement sans changer la nature de l'appareillage fondamental.
Au niveau anthropien primitif, les actions complexes de préhension, de manipulation, de pétrissage persistent : elles forment encore une large part de nos gestes techniques. Par contre il est sensible que dès l'apparition du percuteur, du chopper et des bois de cervidés utilisés, les opérations de section, de broyage, de modelage, de grattage et de fouissement émigrent dans les outils, La main cesse d'être outil pour devenir moteur.
Au cours de l'évolution humaine, la main enrichit ses modes d'action dans le processus opératoire. L'action manipulatrice des Primates, dans laquelle geste et outil se confondent, est suivie avec les premiers Anthropiens par celle de la main en motricité directe où l'outil manuel est devenu séparable du geste moteur. À l'étape suivante, franchie peut-être avant le Néolithique, les machin manuelles annexent le geste et la main en motricité indirecte n'apport que son impulsion motrice. Au cour des temps historiques la force motrice elle-même quitte le bras humain, la main déclenche le processus moteur dans les machines animales ou les machines automotrices comme les moulins. Enfin au dernier stade, la main déclenche un processus programmé dans les machines automatiques qui non seulement extériorisent l'outil, le geste et la motricité, mais empiètent sur la mémoire et le comportement machinal."
André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, 1965, tome II, chap. 8, Éd. Albin Michel, p. 40-41.
"La main à l'origine était une pince à tenir les cailloux, le triomphe de l'homme a été d'en faire la servante de plus en plus habile de ses pensées de fabricant. Du Paléolithique supérieur au XIXe siècle, elle a traversé une interminable apogée. Dans l'industrie, elle joue encore un rôle essentiel, par quelques artisans outilleurs qui fabriquent les pièces agissantes des machines devant lesquelles la foule ouvrière n'aura plus qu'une pince à cinq doigts pour distribuer la matière ou un index pour appuyer sur le bouton. Encore s'agit-il d'un stade de transition, car il n'est pas douteux que les phases non mécaniques de la fabrication des machines s'éliminent peu à peu.{C}{C}
Il serait de peu d'importance que diminue le rôle de cet organe de fortune qu'est la main si tout ne montrait pas que son activité est étroitement solidaire de l'équilibre des territoires cérébraux qui l'intéressent. « Ne rien savoir faire de ses dix doigts » n'est pas très inquiétant à l'échelle de l'espèce car il s'écoulera bien des millénaires avant que régresse un si vieux dispositif neuro-moteur, mais sur le plan individuel, il en est tout autrement. Ne pas avoir à penser avec ses dix doigts équivaut à manquer d'une partie de sa pensée normalement, philogénétiquement humaine. Il existe donc à l'échelle des individus sinon à celle de l'espèce, dès à présent, un problème de la régression de la main."
André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, 1965, tome II, chap. 8, Éd. Albin Michel, p. 61-62.
Paléolithique : première période de l'ère quaternaire, marquée par l'apparition des premières civilisations humaines (pierre taillée).
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