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Texte à méditer :   De l'amibe à Einstein, il n'y a qu'un pas.   Karl Popper
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Hors des sentiers battus
Les dangers de la technique

  "Construire soi-même un monde, être donc soi-même Dieu, c'est bien cela le rêve du chercheur faustien. C'est à partir de ce rêve qu'ont jailli les formes successives innombrables de nos machines, conçues, reprises et modifiées sans cesse ni répit, en vue d'approximer aussi étroitement que possible cette limite inaccessible du mouvement perpétuel. L'idée de butin de l'animal de proie voit ainsi sa conception poussée jusqu'à son terme logique. Ce n'est pas telle parcelle de l'univers, ni telle autre – comme lorsque Prométhée déroba le feu du ciel –, mais bien l'univers lui-même, avec son secret de l'énergie, qui est arraché en guise de butin pour être incorporé à notre Culture. Mais quiconque ne serait pas lui-même possédé de cette volonté de domination sur la nature entière estimerait nécessairement que tout ceci a un caractère diabolique et, de fait  certains hommes ont toujours considéré les machines comme des inventions du Malin."

 

Oswald Spengler, L'Homme et la technique, 1931, tr. fr. A. A. Petrowsky, Paris, Gallimard, 1969, p. 146-147.


 

  "La mécanisation du monde est entrée dans une phase d'hypertension périlleuse à l'extrême. La face même de la Terre, avec ses plantes, ses animaux et ses hommes, n'est plus la même. En quelques décennies à peine la plupart des grandes forêts ont disparu, volatilisées en papier journal, et des changements climatiques ont été amorcés ainsi, mettant en péril l'économie rurale de populations tout entières. D'innombrables espèces animales se sont éteintes, ou à peu près [...], par le fait de l'homme ; et des races humaines entières ont été systématiquement exterminées jusqu'à presque l'extinction totale, tels les Indiens de l'Amérique du Nord ou les aborigènes d'Australie. Toutes les choses vivantes agonisent dans l'étau de l'organisation. Un monde artificiel pénètre le monde naturel et l'empoisonne. La Civilisation est elle- même devenue une machine faisant ou essayant de tout faire mécaniquement. [...] Par sa multiplication et son raffinement toujours plus poussés, la machine finit par aller à l'encontre du but proposé. Dans les grandes agglomérations urbaines, l'automobile, par sa prolifération même, a réduit sa propre valeur : l'on se déplace plus rapidement à pied. [...] La pensée faustienne commence à ressentir la nausée des machines. Une lassitude se propage, une sorte de pacifisme dans la lutte contre la Nature. Des hommes retournent vers des modes de vie plus simples et plus proches d'elle."

 

Oswald Spengler, L'Homme et la technique, 1931, tr. fr. A. A. Petrowsky, Paris, Gallimard, 1969, p. 161-162, 163, 167.



  "Si quelque chose dans la conscience des hommes d'aujourd'hui a valeur d'absolu ou d'infini, ce n'est plus la puissance de Dieu ou la puissance de la nature, ni même les prétendues puissances de la morale ou de la culture : c'est notre propre puissance. À la création ex nihilo, qui était une manifestation d'omnipotence, s'est substituée la puissance opposée : la puissance d'anéantir, de réduire à néant – et cette puissance, elle, est entre nos mains. L'omnipotence depuis longtemps désirée d'une façon toute prométhéenne est effectivement devenue nôtre, même si ce n'est pas sous la forme espérée. Puisque nous possédons maintenant la puissance de nous entre-détruire, nous sommes les seigneurs de l'apocalypse. Nous sommes l'infini."

 

Günther Anders, L'Obsolescence de l'homme, t. 1 : Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, tr. fr. Christophe David, Éditions Ivrea, 2002, p. 266.

 

  "À l'aide des engins que nous avons nous-mêmes créés (et pas seulement les engins nucléaires), nous nous sommes faits semblables à des dieux et même semblables à Dieu. Certes, nous sommes semblables à Dieu au sens négatif uniquement, car il ne saurait être question d'une creatio ex nihilo, mais bien plutôt du fait que nous sommes capables d'une totale reductio ad nihil, du fait qu'en tant que destructeurs nous sommes devenus tout-puissants. Car nous pouvons vraiment définir comme une toute-puissance le fait que nous [...] puissions supprimer l'humanité et le monde humain dans leur totalité, que nous puissions annihiler notre passé et tout ce que nous avons été depuis Adam, que nous soyons capables de surpasser en effroi le sinistre futur antérieur de Salomon « nous aurons été » par le biais du futur sans avenir « nous n'aurons pas été ». De fait, tout ce qui, depuis un siècle, s'est posé comme un soi-disant « nihilisme » n'a été à côté de cette possibilité d'annihilation que pur bavardage culturel."

 

Günther Anders, "Désuétude de la méchanceté", 1966, tr. fr. M. Colombo, Conférence, n° 9, automne 1999, p. 178.



  "Le développement technique et industriel a porté les armes de l'homme à un niveau où elles sont de purs instruments d'extermination. Il en résulte une disproportion entre protection et obéissance qui est un défi : une moitié de l'humanité devient l'otage des maîtres de l'autre moitié, équipés de moyens de destruction atomiques. Ces moyens de destruction absolus exigent un ennemi absolu sous peine d'être absolument inhumains. Car ce ne sont pas les moyens d'extermination qui exterminent, mais des hommes qui exterminent d'autres hommes. […]
  Pour parler concrètement, cela signifie : l'arme supraconventionnelle suppose l'homme supraconventionnel. Et loin de poser en postulat d'un avenir lointain, elle le présume dores et déjà réel. Ni l'existence des moyens d'extermination, ni une méchanceté préméditée de l'homme ne constituent la menace dernière. Celle-ci réside dans le caractère inéluctable d'une contrainte morale. Les hommes qui utilisent ces moyens contre d'autres hommes se voient contraints d'anéantir aussi moralement ces autres hommes, leurs victimes et leurs objets. Ils sont forcés de déclarer criminel et inhumain dans son ensemble le camp adverse, d'en faire une non-valeur totale, sous peine d'être eux-mêmes des criminels et des monstres. La logique de la valeur et de la non-valeur déploie sa pleine rigueur destructrice et contraint à des discriminations toujours nouvelles, toujours plus profondes, jusqu'à l'extermination de toute sujet sans valeur, indigne de vivre.
  Dans un monde où les protagonistes se précipitent ainsi mutuellement dans l'abîme de la dégradation totale avant de s'exterminer physiquement, on voit naître forcément de nouveaux types d'hostilité absolue. L'hostilité deviendra si effroyable qu'il ne sera peut-être même plus permis de parler d'ennemi ou d'hostilité et que les deux seront mis hors la loi et condamnés en bonne et due forme avant le déclenchement de l'opération d'extermination. Celle-ci sera alors toute abstraite et toute absolue. Elle ne sera plus dirigée contre un ennemi, elle ne servira plus qu'à faire triompher, dans une prétendue objectivité, les valeurs suprêmes dont chacun sait qu'elles ne sauraient être payées trop cher. Il aura fallu la négation de l'hostilité réelle pour ouvrir la voie à l'œuvre d'extermination d'une hostilité absolue."

 

 

Carl Schmitt, Théorie du partisan, 1962, tr. Marie-Louise Steinhauser, Champs Flammarion, 1992, p. 303-304. 


 
  "Il serait urgent de défendre l'homme contre la technologie de notre siècle. L'homme y aurait perdu son identité pour entrer comme un rouage dans une immense machinerie où tournent choses et êtres. Désormais, exister équivaudrait à exploiter la nature ; mais dans le tourbillon de cette entreprise qui se dévore elle-même, ne se maintiendrait aucun point fixe. Le promeneur solitaire qui flâne à la campagne avec la certitude de s'appartenir, ne serait, en fait, que le client d'une industrie hôtelière et touristique livré, à son insu, aux calculs, aux statistiques, aux planifications. Personne n'existerait pour soi. Il y a du vrai dans cette déclamation. La technique est dangereuse. Elle ne menace pas seulement l'identité des personnes. Elle risque de faire éclater la planète. Mais les ennemis de la société industrielle sont la plupart du temps des réactionnaires. Ils oublient ou détestent les grands espoirs de notre époque. Car jamais la foi en la libération de l'homme n'était plus forte dans les âmes. Elle ne tient pas aux facilités que les machines et les sources nouvelles d'énergie offrent à l'enfantin instinct de la vitesse ; elle ne tient pas aux beaux jouets mécaniques qui tentent la puérilité éternelle des adultes. Elle ne fait qu'un avec l'ébranlement des civilisations sédentaires, avec l'effritement des lourdes épaisseurs du passé, avec le pâlissement des couleurs locales, avec les fissures qui lézardent toujours ces choses encombrantes et obtuses auxquelles s'adossent les particularismes humains. Il faut être sous-développé pour les revendiquer comme raisons d'être et lutter en leur nom pour une place dans le monde moderne. Le développement de la technique n'est pas la cause - il est déjà l'effet de cet allègement de la substance humaine, se vidant de ses nocturnes pesanteurs."
 
Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, 1963, chap. "Heidegger, Gagarine et nous", Albin Michel, 1976, p. 299.

 

  "Le projet scientifique accomplit ce qui s'annonçait depuis l'aube grecque : la volonté de puissance que cèlerait toute rationalité. La mainmise scientifique et technique qui selon Heidegger se déchaîne aujourd'hui à l'échelle planétaire révèle la violence cachée de tout savoir positif et communicable.
  Mainmise technique : Heidegger n'entend pas récuser telle ou telle réalisation technique en particulier, il interroge l'essence de la technique, la dimension technique de l'insertion humaine dans la nature. Ce n'est pas le fait que la pollution industrielle mette en péril la vie animale dans le Rhin qui l'inquiète, c'est le fait même que celui-ci soit mis au service de l'homme moyennant un calcul : « La centrale électrique est mise en place dans le courant du Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner... La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles relie la rive à la rive. C'est bien plutôt le courant qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme courant, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est de par la manière d'être de la centrale. »
  Mainmise scientifique : pas plus qu'un problème technique particulier, aucune théorie ne préoccupe particulièrement Heidegger ; chacune d'elles constitue un moment de la mise en œuvre du projet global qui accompagne et constitue l'histoire de l'Occident. L'homme de science, à la suite du technicien, est le siège d'une volonté de puissance déguisée en appétit de connaissance, son approche des choses est une violence systématique. Dans la visée théorique qui définit la science, Heidegger voit une interpellation des choses, qui les réduit à des objets asservis, offerts à la domination du regard : « La physique moderne n'est pas une physique expérimentale parce qu'elle dispose des appareils pour interroger la nature. C'est l'inverse : c'est parce que la physique – et ce déjà comme pure théorie – met en demeure de se montrer comme un complexe calculable prédictible de forces que l'expérimentation est commise à l'interroger, afin qu'on sache si et comment la nature ainsi mise en demeure répond à l'appel. »"

 

Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, 1978, I, 2, Folio essais, 1986, p. 64-65.



    "Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l'économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l'homme de devenir une malédiction pour lui. La thèse liminaire de ce livre est que la promesse de la technique moderne s'est inversée en menace, ou bien que celle-ci s'est indissolublement liée à celle-là. Elle va au-delà du constat d'une menace physique. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné par la démesure de son succès, qui s'étend maintenant également à la nature de l'homme lui-même, le plus grand défi pour l'être humain que son faire ait jamais entraîné. Tout en lui est inédit, sans comparaison possible avec ce qui précède, tant du point de vue de la modalité que du point de vue de l'ordre de grandeur : ce que l'homme peut faire aujourd'hui et ce que par la suite il sera contraint de continuer à faire, dans l'exercice irrésistible de ce pouvoir, n'a pas son équivalent dans l'expérience passée. Toute sagesse héritée, relative au comportement juste, était taillée en vue de cette expérience. Nulle éthique traditionnelle ne nous instruit donc sur les normes du « bien » et du « mal » auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles. La terre nouvelle de la pratique collective, dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de pointe, est encore une terre vierge de la théorie éthique.
    Dans ce vide (qui est en même temps le vide de l'actuel relativisme des valeurs) s'établit la recherche présentée ici. Qu'est-ce qui peut servir de boussole ? L'anticipation de la menace elle-même ! C'est seulement dans les premières lueurs de son orage qui nous vient du futur, dans l'aurore de son ampleur planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être découverts les principes éthiques, desquels se laissent déduire les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau. [...]
    Un impératif adapté au nouveau type de l'agir humain et qui s'adresse au nouveau type de sujets de l'agir s'énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l'exprimer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l'humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l'intégrité future de l'homme comme objet secondaire de ton vouloir ».

Hans Jonas, Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, 1979, tr. fr. Jean Greisch, Éd. du Cerf, 1990, Préface, p. 13 et 30.


 

 "Un impératif adapté au nouveau type de l'agir humain et qui s'adresse au nouveau type de sujets de l'agir s'énoncerait à peu près ainsi: « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l'ex- primer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie » ; ou simplement: « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l'humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement: « Inclus dans ton choix actuel l'intégrité future de l'homme comme objet secondaire de ton vouloir. »
 On voit sans peine que l'atteinte portée à ce type d'impératif n'inclut aucune contradiction d'ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De même que je peux vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de l'humanité. Sans me contredire moi-même je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l'humanité, préférer un bref feu d'artifice d'extrême accomplissement de soi-même à l'ennui d'une continuation indéfinie dans la médiocrité.
 Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l'humanité ; et qu'Achille avait certes le droit de choisir pour lui-même une vie brève, faite d'exploits glorieux, plutôt qu'une longue vie de sécurité sans gloire (sous la présupposition tacite qu'il y aurait une postérité qui saura raconter ses exploits), mais que nous n'avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l'être de la génération actuelle et que nous n'avons même pas le droit de le risquer. Ce n'est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi nous n'avons pas ce droit, pourquoi au contraire nous avons une obligation à l'égard de ce qui n'existe même pas encore et ce qui « de soi » ne doit pas non plus être, ce qui du moins n'a pas droit à l'existence, puisque cela n'existe pas. Notre impératif le prend d'abord comme un axiome sans justification."
 
Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, 1979, tr. fr. Jean Greisch, Le Cerf, 1992, p. 30-31, Champs Flammarion, 1998, p. 40-41.

 

    "La caractéristique commune, éthiquement importante, dans tous les exemples cités est ce que nous pouvons appeler le trait « utopique » ou sa dérive utopique qui habite notre agir sous les conditions de la technique moderne - que celui-ci déploie ses effets sur la nature humaine ou non humaine ou que l' « utopie » soit finalement planifiée ou non planifiée. Par le type et la simple grandeur de ses effets boule de neige le pouvoir technologique nous pousse en avant vers des buts du même type de ceux qui formaient autrefois la réserve des utopies. Pour l'exprimer autrement : ce qui n'était que jeux hypothétiques et peut-être éclairants de la raison spéculative, le pouvoir technologique les a transformés en des esquisses concurrentes de projets-exécutables et, en faisant notre choix, nous devons choisir entre les extrêmes d'effets loin- tains et en grande partie inconnus. L'unique chose que nous puissions réellement savoir à leur sujet est leur extrémisme en tant que tel, qu'ils concernent la situation globale de la nature sur notre planète et l'espèce des créatures qui doivent ou ne doivent pas la peupler. L'extension inévitablement « utopique » de la technologie moderne fait que la dis- tance salutaire entre desseins quotidiens et desseins ultimes, entre des occasions d'exercer l'intelligence ordinaire et des occasions d'exercer une sagesse éclairée, se rétrécit en permanence. Étant donné que nous vivons aujourd'hui en permanence à l'ombre d'un utopisme non voulu, automatique, faisant partie de notre mode de fonctionnement, nous sommes perpétuellement confrontés à des perspectives finales dont le choix positif exige une suprême sagesse - une situation impossible pour l'homme comme tel, parce qu'il ne possède pas cette sagesse, et en particulier impossible pour l'homme contemporain, qui nie l'existence même de son objet, à savoir l'existence d'une valeur absolue et d'une vérité objective. La sagesse nous est le plus nécessaire précisément alors que nous y croyons le moins."

 

Hans Jonas, Le Principe responsabilité, 1979, trad. J. Greisch, Éd. du Cerf, 1990, p. 43, Champs Flammarion , 1998, p. 57-58.


 

  "« L'éthique du futur » ne désigne pas l'éthique dans l'avenir – une éthique future conçue aujourd'hui pour nos descendants futurs –, mais une éthique d'aujourd'hui qui se soucie de l'avenir et entend le protéger pour nos descendants des conséquences de notre action présente. La nécessité s'en est imposée parce que notre action d'au­jourd'hui, sous le signe d'une globalisation de la technique, est devenue si grosse d'avenir, au sens menaçant du terme, que la responsabilité morale impose de prendre en considération, au fil de nos décisions quotidiennes, le bien de ceux qui seront ultérieurement affectés par elles sans avoir été consul­tés. La responsabilité nous en incombe sans que nous le voulions, en raison de la dimension de la puissance que nous exerçons quotidiennement au service de ce qui est proche, mais que nous laissons involontairement se répercuter au loin. Cette responsabilité doit être du même ordre de grandeur que cette puissance, et, comme celle-ci, englobe donc tout l'avenir de l'homme sur terre. Jamais une époque n'a dis­posé d'une telle puissance – de sur­croît constamment et nécessairement active –, ni porté une telle responsabilité."

 

Hans Jonas, "Sur le fondement ontologique d'une éthique du futur", 1985, tr. fr. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, in Pour une éthique du futur, Rivages poche, 1997, p. 69-70.



  "Le danger qui nous menace actuellement vient-il encore du dehors ? Provient-il de l'élément sauvage que nous devons maîtriser grâce aux formations artificielles de la culture ? C'est encore parfois le cas, mais un flot nouveau et plus dangereux se déchaîne maintenant de l'intérieur même et se précipite, détruisant tout sur son passage, y compris la force débordante de nos actions qui relèvent de la culture. C'est désormais à partir de nous que s'ouvrent les trouées et les brèches à travers lesquelles notre poison se répand sur le globe terrestre, transformant la nature tout entière en un cloaque pour l'homme. Ainsi les fronts se sont-ils inversés. Nous devons davantage protéger l'océan contre nos actions que nous protéger de l'océan. Nous sommes devenus un plus grand danger pour la nature que celle-ci ne l'était autrefois pour nous. Nous sommes devenus extrêmement dangereux pour nous-mêmes et ce, grâce aux réalisations les plus dignes d'admiration que nous avons accomplies pour assurer la domination de l'homme sur les choses. C'est nous qui constituons le danger dont nous sommes actuellement cernés et contre lequel nous devons désormais lutter. Il s'agit là de quelque chose de radicalement nouveau : aucune des obligations que nous connaissons n'est jamais née d'une impulsion salvatrice commune."


Hans Jonas, Une éthique pour la nature, 1993, tr. fr. Sylvie Courtine-Denamy, Desclée de Brouwer, 2000, p. 136-137.



  "L' « homme planétaire » n'offre-t-il pas l'image inversée de l'homme grec, tout aussi démuni face à la domination technologique que ce dernier l'était face à la phusis, mais sans le savoir ? L'homme est-il alors condamné à osciller perpétuellement entre l'illusion de sa puissance et le savoir tragique de son impuissance ? [...] Après avoir décrit l'indifférence et l'uniformité croissantes de l'univers techniquement organisé, Heidegger conclut : « Le planétaire signifie la mondialisation de l'errance technologique, ou plutôt simplement son extension à la planète. Car pour qu'il y eût une vraie mondialisation, il faudrait qu'il y ait encore un monde à faire partager. [...] Or ce qui reste en fait de monde ce seraient des matériaux, y compris l'homme, uniformément livrés à la Puissance technologique, à l'usage et à l'usure, à la consommation. »
  Mais qui est l'homme planétaire ? Celui que nous sommes, apparemment. Car, puisque nous pouvons encore dire nous, nous reconnaissons que nous venons à peine de franchir le seuil de l'époque... Nous sommes encore des sujets. […] À un certain degré de développement, le processus d'objectivation englobe l'objectivant et l'objectivé, les nivelle, les égalise. Or ce degré est déjà atteint. L'ensemble du processus technique est pour nous hors de prise, hors de contrôle, mais le sujet originellement central, mesurant, reste encore debout, visible : conquérant conquis par sa conquête. Il émerge encore quelque temps avant d'être nivelé.
  Provisoirement, il est sujet utilisé, exploité, consommant et consommé. C'est pourquoi nous ne savons pas bien qui sera demain l'homme planétaire quand il n'aura plus du tout figure de sujet. Pour le moment il reste le sujet. Il reste un sujet exacerbé, surstimulé : celui qui a voulu devenir maître et possesseur de la nature est devenu […] celui qui obéit aveuglément au projet de la Technique sur lui. « Dans l'impérialisme planétaire de l'homme techniquement organisé, le subjectivisme de l'homme atteint son point culminant, à partir duquel il entrera dans le nivellement de l'uniformité organisée pour s'y installer à demeure ; car cette uniformité est l'instrument le plus sûr de l'empire complet parce que technique, sur la terre. »"
 
Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, 1990, Jérome Millon, 2002, p. 224-226.


  "Tchernobyl et le Sida nous ont brutalement révélé les limites des pouvoirs technico scientifiques de l'humanité et les « retours de manivelle » que peut nous réserver la « nature ». À l'évidence, une prise en charge et une gestion plus collective s'imposent pour orienter les sciences et les techniques vers des finalités plus humaines. On ne peut s'en remettre aveuglément aux technocrates des appareils de l'État pour contrôler les évolutions et conjurer les risques dans ces domaines, régis, pour l'essentiel, par les principes de l'économie de profit. Certes, il serait absurde de vouloir retourner en arrière pour tenter de reconstituer les anciennes manières de vivre. Jamais le travail humain ou l'habitat ne redeviendront ce qu'ils étaient, il y a encore quelques décennies, après les révolutions informatiques, robotiques, après l'essor du génie génétique et après la mondialisation de l'ensemble des marchés. L'accélération des vitesses de transport et de communication, l'interdépendance des centres urbains, [...] constituent également un état de fait irréversible qu'il conviendrait avant tout de réorienter. D'une certaine façon, on doit admettre qu'il faudra « faire avec » cet état de fait. Mais ce faire implique une recomposition des objectifs et des méthodes de l'ensemble du mouvement social dans les conditions d'aujourd'hui.
  Moins que jamais la nature ne peut être séparée de la culture et il nous faut apprendre à penser « transversalement » les interactions entre écosystèmes, mécanosphère[1] et Univers de référence sociaux et individuels. De même que des algues mutantes et monstrueuses envahissent la lagune de Venise, de même les écrans de télévision sont saturés d'une pollution d'images et d'énoncés « dégénérés ». Une autre espèce d'algue relevant, cette fois, de l'écologie sociale consiste en cette liberté de prolifération qui est laissée à des hommes comme Donald Trump qui s'empare de quartiers entiers de New York, d'Atlantic City, etc., pour les « rénover », en augmenter les loyers et refouler, par la même occasion, des dizaines de milliers de familles pauvres, dont la plupart sont condamnées à devenir « homeless », l'équivalent ici des poissons morts de l'écologie environnementale. Il faudrait aussi parler de la déterritorialisation sauvage du Tiers Monde, qui affecte concurremment la texture culturelle des populations, l'habitat, les défenses immunitaires, le climat, etc. Autre désastre de l'écologie sociale : le travail des enfants qui est devenu plus important qu'il n'était au XIXe siècle ! Comment reprendre le contrôle d'une telle situation qui nous fait constamment frôler des catastrophes d'autodestruction ? Les organisations internationales n'ont que très peu de prise sur ces phénomènes qui appellent un changement fondamental des mentalités. La solidarité internationale n'est plus assumée que par des associations humanitaires alors qu'il fut un temps où elle concernait au premier chef les syndicats et les partis de gauche. De son côté, le discours marxiste s'est dévalué. (Pas le texte de Marx qui, lui, conserve une très grande valeur). Et il appartient aux protagonistes de la libération sociale de reforger des références théoriques éclairant une voie de sortie possible à l'histoire, plus cauchemardesque que jamais, qui est celle que nous traversons. Non seulement les espèces disparaissent mais les mots, les phrases, les gestes de la solidarité humaine. Tout est mis en œuvre pour écraser sous une chape de silence les luttes d'émancipation des femmes et des nouveaux prolétaires que constituent les chômeurs, les « émarginés », les immigrés..."

 

Félix Guattari, Les trois écologies, 1989, Galilée, p. 32-35.


[1] Univers industriel et technique.


 

    "Le désir de prendre des précautions peut et doit accompagner l'action et la modérer mais ne doit certainement pas servir de principe d'où seraient déduites systématiquement les bonnes décisions, car ses effets peuvent être catastrophiques dans certains cas. On se réfère [au principe de précaution] dans des situations incertaines, où l'on perçoit un risque sans pouvoir l'évaluer précisément ni bien sûr le quantifier. (Sinon il ne s'agirait plus de précaution à proprement parler mais de prévention, fondée sur la gestion et l'évaluation du risque). Replacé dans ce contexte, il est troublant de voir comment le principe de précaution se détruit alors lui-même en tant que principe. Il est censé éviter le pire mais, le pire ne pouvant pas être prévu, le risque existe que la décision dictée par ce principe ait des conséquences pires que celles que l'on aurait imaginées sans lui. Le principe de précaution impose donc de ne pas l'appliquer ! « Dans le doute abstiens-toi » n'évite pas toujours le pire. On ne saurait donc s'en prévaloir pour justifier une décision ou une incrimination. Tout ce que l'on peut et doit faire est de décider et d'agir avec cette prudence que préconisait Aristote, en ces domaines de l'éthique où « la règle ne peut donner de détermination précise » [1]. La prudence n'est en rien un principe, c'est une vertu qui accompagne l'action, au moins aussi difficile à quantifier que l'intelligence et le bon sens. L'exercice de la prudence consiste entre autres à progresser à petits pas, pour éviter l'irréversible autant que possible, à rester aux aguets devant de nouveaux signaux, toujours prêt à changer de ligne".

 
Henri Atlan, La Science est-elle inhumaine ? essai sur la libre nécessité, 2002, Bayard, p. 70-72. 

[1] Éthique à Nicomaque, V, X, 7.


 "Dans les années soixante-dix, le philosophe allemand Hans Jonas proposait le principe responsabilité par lequel il valorisait le sens des actes pour l'humanité, sens qu'il estimait prépondérant par rapport aux indices de performance. Significativement, il évoquait deux périls : les manipulations de l'atome d'une part, et celles du vivant d'autre part, grâce, respectivement, au bricolage du noyau des corps physiques (industrie nucléaire) ou du noyau des cellules (industrie génétique). Trois décennies plus tard, le principe responsabilité était rangé au grenier des vieilleries philosophiques sous la pression des « nécessités du progrès ». Le principe de précaution, principe juridique plutôt que philosophique, prenait toute la place disponible, en polarisant la vigilance citoyenne et politique sur les « bonnes pratiques » plutôt que sur la portée de la technoscience, jusqu'à s'autoriser à faire ce qui ne fut pas réellement choisi. Émettre des règles de conduite, certes indispensables, revient à assumer la fatalité de l'innovation tous azimuts. Mais de quelles puissances viennent donc les fatalités qui affectent les humains quand elles ne sont ni la tempête, ni la disette, ni la finitude des êtres et des choses ? Si elles proviennent de l'homme lui-même, elles ne sont pas des fatalités mais le résultat des choix, ou des erreurs, ou des paris de certains parmi les hommes."
 
Jacques Testart, Le Vélo, le mur et le citoyen, Belin, « Regards », 2006, p. 44-45.
 

Date de création : 28/03/2006 @ 14:00
Dernière modification : 27/05/2024 @ 08:18
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