"En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, en regardant tout l'univers muet, et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître où il est, et sans moyen d'en sortir. Et sur cela j'admire comment on n'entre point en désespoir d'un si misérable état. Je vois d'autres personnes auprès de moi, d'une semblable nature : je leur demande s'ils sont mieux instruits que moi. Ils me disent que non. Et sur cela, ces misérables égarés, ayant regardé autour d'eux, et ayant vu quelques objets plaisants, s'y sont donnés et s'y sont attachés. Pour moi, je n'ai pu y prendre d'attache, et, considérant combien il y a plus d'apparence qu'il y autre chose que ce que je vois, j'ai recherché si ce Dieu n'aurait point laissé quelque marque de soi."
Pascal, Pensées (posth., 1670), Lafuma 198, Brunschwig 693, Le Seuil, "L'intégrale", 1963, p. 525.
"Que sais-je de Dieu et du sens de la vie ?
Je sais que le monde existe. […]
Que la vie est le monde.
Que ma volonté pénètre le monde.
Que ma volonté est bonne ou mauvaise.
Que donc le bien et le mal sont d'une certaine manière en interdépendance avec le sens du monde.
Le sens de la vie, c'est-à-dire le sens du monde, nous pouvons lui donner le nom de Dieu.
Et lui associer la métaphore d'un Dieu père.
La prière est la pensée du sens de la vie.
Croire en Dieu signifie voir que les faits du monde ne résolvent pas tout. Croire en Dieu signifie voir que la vie a un sens.
Le monde m'est donné, c'est-à-dire que mon vouloir pénètre du dehors dans le monde, comme quelque chose de déjà prêt. [...]
C'est pourquoi nous avons le sentiment de dépendre d'une volonté étrangère. De quoi que nous dépendions, nous sommes en tout cas, en un certain sens, dépendants, et ce dont nous dépendons nous pouvons l'appeler Dieu.
Pour vivre heureux, il faut que je sois en accord avec le monde. [...]
Je suis alors, pour ainsi dire, en accord avec cette volonté étrangère dont je parais dépendre. C'est-à-dire que « j'accomplis la volonté de Dieu »."
Ludwig Wittgenstein, Carnets 1914-1916, Gallimard, « Tel », 1997, p. 139-141.
"La question du but de la vie humaine a été posée d'innombrables fois ; elle n'a jamais encore reçu de réponse satisfaisante. Peut-être n'en comporte-t-elle aucune. Maints de ces esprits « interrogeants » qui l'ont posée ont ajouté : s'il était avéré que la vie n'eût aucun but, elle perdrait à nos yeux toute valeur. Mais cette menace n'y change rien. Il semble bien plutôt qu'on ait le droit d'écarter la question. Elle nous semble avoir pour origine cet orgueil humain dont nous connaissons déjà tant d'autres manifestations. On ne parle jamais du but de la vie des animaux, sinon pour les considérer comme destinés à servir l'homme. Mais ce point de vue lui aussi est insoutenable, car nombreux sont les animaux dont l'homme ne sait que faire - sauf les décrire, les classer et les étudier - et des multitudes d'espèces se sont d'ailleurs soustraites à cette utilisation par le fait qu'elles ont vécu et disparu avant même que l'homme ne les ait aperçues. Il n'est décidément que la religion pour savoir répondre à la question du but de la vie. On ne se trompera guère en concluant que l'idée d'assigner un but à la vie n'existe qu'en fonction du système religieux."
Freud, Malaise dans la civilisation, 1929, PUF, 1971, trad. Ch. et J. Odier, p. 19-20.
"Ce qui caractérise la modernité, c'est l'affirmation par l'homme de son autonomie, de sa capacité de maîtriser son propre monde et la nature qui l'environne, de sa capacité de créer lui-même le cadre matériel et social dans lequel il vit. L'avancée de la science et de la technique permet à l'homme moderne de rationaliser le monde : il en découvre les lois et les rouages, et il agit sur ces rouages pour orienter sa propre histoire. Dans ce processus, à l'œuvre en Occident depuis des siècles, l'homme se découvre comme conscience et comme liberté (comme « sujet ») : il échappe à la soumission à ces puissances surnaturelles qu'il croyait voir se manifester mystérieusement à travers les phénomènes naturels. Il entend fixer lui-même les lois et les normes auxquelles il accepte de se référer. […]
En se plaçant ainsi lui-même au centre de ce monde dont il se rend le maître, l'homme moderne le vide de son mystère : il le « désenchante ». Bien sûr, l'homme moderne ignore encore beaucoup de choses, mais l'avancée de la science doit, en droit, résorber ce qui est encore incompréhensible ou inconnu. Bien sûr, il ne contrôle pas encore tout à fait la nature, mais, en droit, la technique devrait lui permettre de s'en rendre de plus en plus complètement maître : la modernité se développe à partir de ces deux grandes idées motrices. Les hommes modernes s'approprient (ou projettent de s'approprier) les qualités des dieux du passé : l'omniscience et la toute-puissance. Cette « divinisation » de l'homme qui se passe désormais des dieux fait écho à ce que le sociologue allemand Max Weber appelait le « désenchantement » du monde.
Tout est-il dit alors de la religion ? [...] L'attente du Royaume de Dieu qui orientait la vie des hommes du passé en Occident s'est-elle entièrement résorbée dans la gestion du monde, ici et maintenant, et dans la confiance, purement séculière, dans les avancées prochaines du progrès ? Les choses ne sont pas tout à fait aussi simples. Car ces avancées du progrès ne comblent pas entièrement les attentes humaines. Chaque pas en avant fait surgir de nouvelles questions, de nouveaux possibles, et donc de nouvelles attentes. [...] Bien sûr, les hommes modernes, dans leur immense majorité, ne fondent plus leur espoir sur la certitude de la venue du Messie à la fin des temps. Mais, sur un mode qui n'est plus « religieux », ils continuent à vivre dans l'attente."
Danièle Hervieu-Léger, "Religion et modernité", in La religion au lycée – Conférences au lycée Buffon, 1989-1990, éd. Du Cerf, 19902, p. 20-24.
"L'espace n'est pas neutre, il n'est pas un cadre vide à remplir de comportements, il est cause, source de comportements. L'être réagit aux valeurs des particularités de cet environnement, en cherchant à les maîtriser, c'est ce but que la science poursuit sous le nom de « Physique appliquée », « Science de la nature » et de « Géographie » (maîtrise cognitive de la Terre). Mais ce but a toujours échappé à l'esprit humain, et d'autant plus qu'on recule plus loin dans le passé. Quelle que soit notre maîtrise technologique, une partie de ce réel nous paraît incompréhensible, en ce sens qu'il échappe à notre raison raisonnante et à nos connaissances. C'est de là que sont nés les systèmes religieux, car « l'homme ne peut supporter longtemps de vivre dans un monde dépourvu de sens » (Jung). Son mouvement spontané est de donner un sens au monde : les divinités, le Sacré, ont été les produits humains de ce besoin de comprendre, là où la Science n'était pas encore établie. Et, bien sûr, il y a entre rationalité et sacré tous les stades de la magie, des pseudo-sciences, des parasciences."
Abraham A. Moles et Élisabeth Rohmer, Psychosociologie de l'espace, 1998, L'Harmattan, p. 111.
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