"III. COMMENT ON CONNAÎT LES CORPS
Toutes les choses qui sont en ce monde, dont nous ayons quelque connaissance, sont des corps ou des esprits ; propriétés de corps, propriétés d'esprits. On ne peut douter que l'on ne vole les corps avec leurs propriétés par leurs idées ; parce que n'étant pas intelligibles par eux-mêmes, nous ne les pouvons voir que dans l'être, qui les renferme d'une manière intelligible. Ainsi c'est en Dieu, et par leurs idées, que nous voyons les corps avec leurs propriétés ; et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est très parfaite : je veux dire, que l'idée que nous avons de l'étendue suffit pour nous faire connaître toutes les propriétés, dont l'étendue est capable ; et que nous ne pouvons désirer d'avoir une idée plus distincte et plus féconde de l'étendue, des figures et des mouvements que celle que Dieu nous en donne.
Comme les idées des choses qui sont en Dieu renferment toutes leurs propriétés, qui en voit les idées, en peut voir successivement toutes les propriétés : car lorsqu'on voit les choses comme elles sont en Dieu, on les voit toujours d'une manière très parfaite : et elle serait infiniment parfaite, si l'esprit qui les y voit était infini. Ce qui manque à la connaissance que nous avons de l'étendue, des figures, et des mouvements, n'est point un défaut de l'idée qui la représente, mais de notre esprit qui la considère.
IV. COMMENT ON CONNAÎT SON ÂME
Il n'en est pas de même de l'âme, nous ne la connaissons point par son idée - nous ne la voyons point en Dieu : nous ne la connaissons que par conscience ; et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est imparfaite. Nous ne savons de notre âme, que ce que nous sentons se passer en nous. Si nous n'avions jamais senti de douleur, de chaleur, de lumière, etc. nous ne pourrions savoir si notre âme en serait capable, parce que nous ne la connaissons point par son idée. Mais si nous voyions en Dieu l'idée qui répond à notre âme, nous connaîtrions en même temps, ou nous pourrions connaître toutes les propriétés dont elle est capable: comme nous connaissons ou nous pouvons connaître toutes les propriétés dont l'étendue est capable parce que nous connaissons l'étendue par son idée.
Il est vrai que nous connaissons assez par notre conscience, ou par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes, que notre âme est quelque chose de grand ; mais il se peut faire que ce que nous en connaissons ne soit presque rien de ce qu'elle est en elle-même. Si on ne connaissait de la matière que vingt ou trente figures dont elle aurait été modifiée, certainement on n'en connaîtrait presque rien, en comparaison de ce que l'on en peut connaître par l'idée qui la représente. Il ne suffit donc pas pour connaître parfaitement l'âme, de savoir ce que nous en savons par le seul sentiment intérieur ; puisque la conscience que nous avons de nous-mêmes ne nous montre peut-être que la moindre partie de notre être."
Nicolas Malebranche, De la Recherche de la vérité (1674), Livre III, partie II, chap. 7, in OEuvres, 1, Éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, pp. 349-350.
"Quand je vois chacun de nous sans cesse occupé de l'opinion publique étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui sans réserver presque rien dans son propre cœur, je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible tandis qu’on le croirait mort dans son trou. La vanité de l’homme est la toile d’araignée qu’il tend sur tout ce qui l’environne. L’une est aussi solide que l’autre, le moindre fil qu’on touche met l’insecte en mouvement, il mourrait de langueur si l’on laissait la toile tranquille, et si d’un doigt on la déchire il achève de s’épuiser plutôt que de ne la pas refaire à l’instant. Commençons par redevenir nous, par nous concentrer en nous, par circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être, commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes, afin qu’en cherchant à nous connaître tout ce qui nous compose vienne à la fois se présenter à nous. Pour moi, je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le plus près de la sagesse et que comme le premier trait d’un dessin se forme des lignes qui le terminent, la première idée de l’homme est de le séparer de tout ce qui n’est pas lui."
Rousseau, Second discours, 1755, T. IV, p. 1112-1113.
"J'ai conscience de moi-même, […] non pas tel que je m'apparais, ni tel que je suis en moi-même, mais j'ai seulement conscience que je suis. Cette représentation est une pensée, et non une intuition […] Je n'ai donc aucune connaissance de moi tel que je suis , mais je me connais simplement tel que je m'apparais à moi-même. La conscience de soi-même n'est donc pas encore, il s'en faut, une connaissance de soi-même."
Kant, Critique de la raison pure, 1786, I, 1ère division, 1ère section, § 25, PUF, pp. 135-136.
"Mais comment nous retrouver nous-mêmes ? Comment l'homme peut-il se connaître ? C'est une chose obscure et voilée. Et s'il est vrai que le lièvre a sept peaux, l'homme peut se dépouiller de soixante-dix fois sept peaux avant de pouvoir se dire : Voici vraiment ce que tu es, ce n'est plus une enveloppe. C'est par surcroît une entreprise pénible et dangereuse que de fouiller ainsi en soi-même et de descendre de force, par le plus court chemin, jusqu'au tréfonds de son être. Combien l'on risque de se blesser, si grièvement qu'aucun médecin ne pourra nous guérir ! Et de plus, est-ce bien nécessaire alors que tout porte témoignage de ce que nous sommes, nos amitiés comme nos haines, notre regard et la pression de notre main, notre mémoire et nos oublis, nos livres et les traits que trace notre plume ? Mais voici comment il faut instaurer l'interrogatoire essentiel entre tous. Que la jeune âme [...] se demande: « Qu'as-tu vraiment aimé jusqu'à ce jour ? Vers quoi t'es-tu sentie attirée, par quoi t'es-tu sentie dominée et comblée à la fois ? Fais repasser sous tes yeux la série entière de ces objets de vénération, et peut-être, par leur nature et leur succession, te révèleront-ils la loi fondamentale de ton vrai moi. Compare ces objets entre eux, vois comment ils se complètent, s'élargissent, se surpassent, s'illuminent mutuellement, comment ils forment une échelle graduée qui t'a servi à t'élever jusqu'à ton moi. Car ton être vrai n'est pas caché tout au fond de toi : il est placé infiniment au-dessus de toi, à tout le moins au-dessus de ce que tu prends communément pour ton moi. »"
Nietzsche, Considérations inactuelles, III "Schopenhauer éducateur" §1, Folio Essais, p.19-20.
"Tout le monde a pu remarquer qu'il est plus malaisé d'avancer dans la connaissance de soi que dans celle du monde extérieur. Hors de soi, l'effort pour apprendre est naturel ; on le donne avec une facilité croissante ; on applique des règles. Au dedans, l'attention doit rester tendue et le progrès devenir de plus en plus pénible ; on croirait remonter la pente de la nature. N'y a-t-il pas là quelque chose de surprenant ? Nous sommes intérieurs à nous-mêmes, et notre personnalité est ce que nous devrions le mieux connaître. Point du tout ; notre esprit y est comme étranger, tandis que la matière lui est familière et que, chez elle, il se sent chez lui. Mais c'est qu'une certaine ignorance de soi est peut être utile à un être qui doit s'extérioriser pour agir ; elle répond à une nécessité de la vie. Notre action s'exerce sur la matière, et elle est d'autant plus efficace que la connaissance de la matière a été poussée plus loin. Sans doute il est avantageux, pour bien agir, de penser à ce qu'on fera, de comprendre ce qu'on a fait, de se représenter ce qu'on aurait pu faire : la nature nous y invite ; c'est un des traits qui distinguent l'homme de l'animal, tout entier à l'impression du moment. Mais la nature ne nous demande qu'un coup d'œil à l'intérieur de nous-mêmes : nous apercevons bien alors l'esprit, mais l'esprit se préparant à façonner : la matière, s'adaptant par avance à elle, se donnant je ne sais quoi de spatial, de géométrique, d'intellectuel. Une connaissance de l'esprit, dans ce qu'il a de proprement spirituel, nous éloignerait plutôt du but. Nous nous en approchons, au contraire, quand nous étudions la structure des choses. Ainsi la nature détourne l'esprit de l'esprit, tourne l'esprit vers la matière. Mais dès lors nous voyons comment nous pourrons, s'il nous plaît, élargir, approfondir, intensifier indéfiniment la vision qui nous a été concédée de l'esprit."
Bergson, La pensée et le mouvant, 1903-1923, PUF, 1998, pp. 40-41.