"[Le] pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d'un demi-million d'hommes et son autre armée d'un demi-million de soldats, effroyable corps parasite, qui recouvre comme d'une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores, se constitua à l'époque de la monarchie absolue, au déclin de la féodalité, qu'il aida à renverser. Les privilèges seigneuriaux des grands propriétaires fonciers et des villes se transformèrent en autant d'attributs du pouvoir d'État, les dignitaires féodaux en fonctionnaires appointés, et la carte bigarrée des droits souverains médiévaux contradictoires devint le plan bien réglé d'un pouvoir d'État, dont le travail est divisé et centralisé comme dans une usine. La première Révolution française, qui se donna pour tâche de briser tous les pouvoirs indépendants, locaux, territoriaux, municipaux et provinciaux, pour créer l'unité civique de la nation, devait nécessairement développer l'œuvre commencée par la monarchie absolue : la centralisation, mais, en même temps aussi, l'étendue, les attributs et l'appareil du pouvoir gouvernemental. Napoléon acheva de perfectionner ce mécanisme d'État. La monarchie légitime et la monarchie de Juillet ne firent qu'y ajouter une plus grande division du travail, croissant au fur et à mesure que la division du travail, à l'intérieur de la société bourgeoise, créait de nouveaux groupes d'intérêts, et, par conséquent, un nouveau matériel pour l'administration d'État. Chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d'intérêt supérieur, général, enlevé à l'initiative des membres de la société, transformé en objet de l'activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d'école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu'aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités. La République parlementaire, enfin, se vit contrainte, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens d'action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Toutes les révolutions politiques n'ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considérèrent la conquête de cet immense édifice d'État comme la principale proie du vainqueur."
Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852, Septième partie, Editions Milles-et-une-Nuits, 2007, p. 167-169.
"Partout le développement de l'État moderne a pour point de départ la volonté du prince d'exproprier les puissances « privées » indépendantes qui, à côté de lui, détiennent un pouvoir administratif, c'est-à-dire tous ceux qui sont propriétaires de moyens de gestion, de moyens militaires, de moyens financiers et de toutes les sortes de biens susceptibles d'être utilisés politiquement. Ce processus s'accomplit en parfait parallèle avec le développement de l'entreprise capitaliste expropriant petit à petit les producteurs indépendants. Et finalement on voit que dans l'État moderne le pouvoir qui dispose de la totalité des moyens de gestion politiques tend à se ramasser en une seule main ; aucun des fonctionnaires ne reste plus propriétaire personnel de l'argent qu'il dépense ou des bâtiments, des stocks et des machines de guerre qu'il contrôle. L'État contemporain - et cela est important sur le plan des concepts - a donc entièrement réussi à « couper » la direction administrative, les fonctionnaires et les travailleurs de l'administration des moyens de gestion. C'est alors que l'on vit apparaître un processus tout nouveau qui se déroule actuellement sous nos yeux et qui essaye d'exproprier l'expropriateur des moyens politiques et du pouvoir politique. Telle semble du moins être l'œuvre de la révolution [allemande de 1918] dans la mesure où des chefs nouveaux se sont substitués aux autorités établies, où ils se sont emparés par usurpation ou élection du pouvoir qui contrôle l’ensemble de l'administration et l'appareil des biens matériels, et où ils font dériver - peu importe avec quel droit - leur légitimité de la volonté des gouvernés. Mais on peut se demander si ce premier succès - au moins apparent - permettra à la révolution de réaliser l'expropriation de l'appareil économique du capitalisme dont l'activité s'oriente, par essence, selon des lois totalement différentes de celles de l'administration politique. Il ne nous appartient pas de prendre aujourd'hui position sur ce point. je me contenterai de retenir pour mon propos cette constatation d'ordre purement conceptuel : l'État moderne est un groupement de domination de caractère institutionnel qui a cherché (avec succès) à monopoliser, dans les limites d'un territoire, la violence physique légitime comme moyen de domination et qui, dans ce but, a réuni dans les mains des dirigeants les moyens matériels de gestion. Ce qui veut dire qu'il en a exproprié tous les fonctionnaires qui, suivant le principe des « états », en disposaient autrefois de leur propre droit et qu'il s'est substitué à eux, même au sommet de la hiérarchie."
Max Weber, Le Savant et la politique, 1919, tr. fr. Julien Freund, coll. 10/18, p. 132-134.
"Le processus d'unification de seigneuries territoriales voisines se déroule, schématiquement, d'une manière analogue à celle qui conduit, à l'intérieur d'un territoire consolidé, à la prédominance d'un seigneur féodal ou d'un chevalier qui a pu instaurer une domination plus solide dans le cadre de ses domaines. De même qu'à un moment donné de l'évolution, plusieurs seigneurs territoriaux se trouvaient en concurrence, ainsi, dans la phase suivante, plusieurs unités seigneuriales d'un ordre de grandeur supérieur, duchés ou comtés, se voyaient obligés par les nécessités de la compétition de s'étendre pour empêcher d'être vaincus ou asservis par l'expansionnisme d'un voisin.
L'accroissement de la population, la consolidation de la propriété terrienne et les difficultés de l'expansion extérieure aboutirent à un renforcement de la compétition pour le sol à l'intérieur. Le désir de s'emparer de nouvelles terres répondait chez les chevaliers peu fortunés au simple besoin de vivre selon leur rang, chez ceux appartenant aux classes supérieures et riches au besoin d' « agrandir » leurs possessions territoriales. Car dans une société engagée dans un processus concurrentiel de ce genre, celui qui n' « agrandit » pas ses domaines s'expose automatiquement à les voir « diminuer », si ses ambitions se limitent à « conserver » ce qu'il possède. Une fois de plus on note les effets de la pression à laquelle cette société est exposée à tous les niveaux : elle pousse les seigneurs territoriaux les uns contre les autres et déclenche le mécanisme monopoliste. Au début le faible écart des moyens d'action permet à un nombre relativement important de seigneurs territoriaux de se mesurer avec leurs égaux. Mais après beaucoup de victoires et de défaites, quelques concurrents se sont renforcés, d'autres ont quitté l'arène. Ces derniers cessent d'être des figures de premier rang dans la lutte pour l'hégémonie. Les autres, plus clairsemés, continuent de combattre et le processus d'élimination se répète jusqu'à ce qu'à la fin il ne reste que deux seigneurs territoriaux rendus puissants par leurs victoires ou le ralliement libre ou forcé d'autres seigneurs : tous les autres, qu'ils aient participé à la lutte ou qu'ils soient restés neutres, n'occupent plus, du fait de la croissance et de la puissance des deux concurrents principaux, qu'une position de deuxième ou de troisième rang, tout en conservant un certain poids social. Quant aux deux vainqueurs, ils approchent déjà d'une position monopoliste : ils ont dépassé le niveau concurrentiel des autres seigneurs engagés dans la compétition et c'est entre eux que se déroulera la lutte décisive."
Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, Introduction, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 14-16.
"La société que nous appelons société moderne est caractérisée, surtout en Europe occidentale, par un niveau bien déterminé de la monopolisation. La libre disposition des moyens militaires est retirée au particulier et réservée au pouvoir central, quelle que soit la forme qu'elle revête ; la levée des impôts sur les revenus et les avoirs est également du domaine exclusif du pouvoir central. Les moyens financiers qui se déversent ainsi dans les caisses de ce pouvoir central permettent de maintenir le monopole militaire et policier qui, de son côté, est le garant du monopole fiscal. Les deux monopoles se tiennent la balance, l'un étant inconcevable sans l'autre. À la vérité, il s'agit tout simplement de deux aspects différents de la même position monopoliste. Si l'un disparaît l'autre disparaît du même coup, même s'il est vrai que le monopole du pouvoir peut être menacé parfois d'un côté plus que de l'autre.
Certaines préfigurations de la monopolisation des ressources financières et militaires d'un territoire relativement étendu s'observent déjà dans quelques sociétés où la division des fonctions est peu développée, notamment à la suite des grandes guerres de conquête. Mais ce qui est caractéristique des seules sociétés fondées sur une division très poussée des fonctions, c'est l'existence d'un appareil administratif permanent et spécialisé chargé de la gestion de ces monopoles. C'est précisément la mise en place d'un appareil de domination différencié qui garantit la pleine efficacité du monopole militaire et financier, qui en fait une institution durable. Dorénavant, les luttes sociales n'ont plus pour objectif l'abolition du monopole de la domination, mais l'accès à la disposition de l'appareil administratif du monopole et la répartition de ses charges et profits. C'est à la suite de la formation progressive de ce monopole permanent du pouvoir central et d'un appareil de domination spécialisé que les unités de domination prennent le caractère d'États.
Dans les États on assiste à la cristallisation de ces deux monopoles, auxquels viennent s'en ajouter d'autres : mais les deux monopoles mentionnés ci-dessus sont des monopoles clefs. S'ils dépérissent, tous les autres monopoles dépérissent, et l' « État » se délabre."
Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, chapitre I, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 25-26.
"[À partir de la Renaissance], le roi propriétaire de domaines et dispensateur de terres se transforme en un roi disposant de fonds et distribuant des rentes en numéraire [c'est-à-dire sous forme de monnaie]. [...] Dans la plupart des cas, les serviteurs du roi perçoivent simplement des dons en argent. Le roi centralise les recettes fiscales du pays et redistribue les sommes encaissées selon son bon plaisir et dans l'intérêt de sa domination, si bien qu'un nombre sans cesse grandissant de personnes dépend directement ou indirectement de sa faveur ou des versements de l'administration royale des finances [...]. L'organe central de la société accède […] à une stabilité et à une force inconnue jusque-là, parce que le maître qui en dispose librement n'est plus obligé, du fait des progrès de la monétarisation de la société, de payer les services qu'on lui rend en distribuant une partie de ses domaines, qui, sans de nouvelles conquêtes, s'épuisent plus ou moins rapidement [...]. Les recettes seigneur féodal proviennent pour l'essentiel de ses terres dynastiques et domaniales qui sont sa propriété privée ; le seigneur s'en sert pour financer sa cour, ses chasses, ses habits, les cadeaux qu'il offre à son administration, son armée, l'édification de châteaux forts. Mais, peu à peu, le domaine dynastique s'agrandit, l'administration des recettes et des dépenses, la gestion de la défense de ses biens échappe de plus en plus au contrôle d'une seule personne [...]. La marge de décision du roi, propriétaire du monopole, s'est singulièrement rétrécie du fait de la complexification du réseau social de son domaine. Sa dépendance par rapport à ses services administratifs et l'influence de ceux-ci s'accroissent ; les frais fixes occasionnés par la gestion du monopole augmentent sans cesse ; au terme de cette évolution, le souverain absolu dont le droit de disposer est en apparence illimité, se trouve en réalité exposé à des pressions considérables, à la contrainte des lois, à la dépendance fonctionnelle envers la société sur laquelle il règne [...] Le monopole de domination privé est devenu un monopole de domination public."
Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, Pocket, 2003, p. 174-175 et p. 32-33.
"Une théorie de l'Etat débarrassée de tout élément idéologique, métaphysique ou mystique, ne peut comprendre la nature de cette institution sociale qu'en la considérant comme un ordre réglant la conduite des hommes. L'analyse révèle que cet ordre organise la contrainte sociale et qu'il doit être identique à l'ordre juridique, car il est caractérisé par les mêmes actes de contrainte. Or une même communauté sociale ne peut être constituée par deux ordres différents. L'Etat est donc un ordre juridique, mais tout ordre juridique n'est pas un Etat. Il ne le devient qu'au moment où il établit certains organes spécialisés pour la création et l'application des normes qui le constituent. Il faut par conséquent qu'il ait atteint un certain degré de centralisation.
Dans les communautés juridiques primitives, préétatiques, les normes générales sont créées par la voie de la coutume; elles résultent du comportement habituel des sujets de droit. Il n'y a pas de tribunal central chargé de créer des normes individuelles et d'en assurer l'application en statuant des actes de contrainte. Le soin de constater un comportement illicite et d'appliquer une sanction est laissé à ceux dont les intérêts protégés par le droit sont lésés. Il appartient au fils de venger le meurtre de son père en exerçant la vendetta' sur le meurtrier et sa famille, au créancier de se saisir de son débiteur défaillant pour avoir en quelque sorte une garantie pour le règlement de sa dette. Telles sont les formes primitives de la peine et de l'exécution forcée. Ceux qui les appliquent agissent en qualité d'organes d'un ordre juridique, car ils y sont autorisés par lui. En raison même de cette autorisation, leurs actes peuvent être imputés à la communauté constituée par cet ordre, de telle sorte qu'ils ne constituent pas de nouveaux actes illicites, mais la réaction de la communauté juridique contre de tels actes.
Des organes centraux ne se forment qu'au cours d'un très long processus de division du travail et les organes judiciaires et exécutifs apparaissent bien avant les organes législatifs. Si importante qu'une telle transformation ait été au point de vue de la technique juridique, il n'y a cependant pas de différence qualitative entre un ordre juridique décentralisé et un Etat.
Tant qu'il n'y a pas d'ordre juridique supérieur à l'Etat, celui-ci représente l'ordre ou la communauté juridique suprême et souveraine. Sa validité territoriale et matérielle est sans doute limitée, car elle ne s'étend en fait qu'à un territoire déterminé et à certaines relations humaines, mais il n'y a pas d'ordre supérieur à lui qui l'empêcherait d'étendre sa validité à d'autres territoires ou à d'autres relations humaines.
Dès que le droit international se constitue, ou plus exactement dès qu'il est tenu pour un ordre juridique supérieur aux divers ordres juridiques nationaux, l'Etat, qui est la personnification d'un ordre juridique national, ne peut plus être qualifié de souverain ; sa supériorité n'est plus que relative, car il est subordonné au droit international et en dépend directement. La définition de l'Etat doit donc commencer par la relation qui l'unit au droit international. Celui-ci constitue une communauté juridique super-étatique comparable aux communautés préétatiques, car elle n'est pas suffisamment centralisée pour être considérée comme une État."
Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1953, Ad. Henri Thévenaz, Éd. De La Baconnière, p. 169-171.
"Le pouvoir politique ne commence pas quand cesse la guerre. L'organisation, la structure juridique du pouvoir, des États, des monarchies, des sociétés a son principe là où cesse le bruit des armes. La guerre n'est pas conjurée. D'abord, bien sûr, la guerre a présidé à la naissance des États : le droit, la paix, les lois sont nés dans le sang et la boue des batailles. Mais par là il ne faut pas entendre des batailles idéales, des rivalités telles que les imaginent les philosophes ou les juristes : il ne s'agit pas d'une sorte de sauvagerie théorique [1. La loi ne naît pas de la nature, auprès des sources que fréquentent les premiers bergers ; la loi naît des batailles réelles, des victoires, des massacres, des conquêtes qui ont leur date et leur héros d'horreur ; la loi naît des villes incendiées, des terres ravagées ; elle naît avec les fameux innocents qui agonisent dans le jour qui se lève.
Mais cela ne veut pas dire que la société, la loi et l'État soient comme l'armistice dans ces guerres, ou la sanction définitive des victoires. La loi n'est pas pacification, car sous la loi, la guerre continue à faire rage à l'intérieur de tous les mécanismes de pouvoir, même les plus réguliers. C'est la guerre qui est le moteur des institutions et de l'ordre : la paix, dans le moindre de ses rouages, fait sourdement la guerre. Autrement dit, il faut déchiffrer la guerre sous la paix : la guerre, c'est le chiffre. Nous sommes donc en guerre entière, continûment et en permanence, et c'est ce front de bataille qui place chacun de nous dans un camp ou un autre. Il n'y a pas de sujet neutre. On est forcément l'adversaire de quelqu'un."
Michel Foucault, "Il faut défendre la société", Cours au collège de France (21 janvier 1976), Éd. du Seuil/Gallimard, coll. Hautes Études, 1997.
[1] Sauvagerie théorique : l'auteur fait allusion aux juristes et philosophes qui, à partir du XVIIe siècle, proposent une théorie du droit naturel selon laquelle un état de nature conflictuel entre des hommes non civilisés et libres a précédé la mise en place de la société civile et des lois.
[2] Sanction : résultat.
"L'Ancien Régime dont Alexis de Tocqueville traitait après la Révolution française était une collection de localités – villages, communes, paroisses – auxquelles la dynastie régnante prélevait avec zèle les excédents de production, mais pour lesquelles elle ne manifestait autrement que peu d'intérêt, n'entrant pas dans la gestion de leurs affaires quotidiennes, dont elle se mêlait rarement. Ce régime fut remplacé par une nouvelle forme de pouvoir-régime qui instaura une même loi pour tous en remplacement d'un assortiment de charges et de privilèges, dans le but de niveler les différences d'usage et de niveau de vie entre les régions ; mais surtout, régime qui s'intéressa activement à la façon dont étaient conduites la production et la distribution (désormais considérées comme nationales) de richesses. On pourrait dire que la Révolution française engagea l'intégration de la société au niveau supralocal de l'État, exerçant à présent, ou s'efforçant d'obtenir, un pouvoir qui touchait là où les anciens pouvoirs ne pouvaient ni ne voulaient toucher ; processus qui demanda au moins cent ans en Europe, et un siècle de plus sur d'autres continents."
Zygmunt Bauman, La Société assiégée, 2002, Introduction, tr. fr. Christophe Rosson, Hachette Littératures, coll. Pluriel, p. 27.