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Texte à méditer :   De l'amibe à Einstein, il n'y a qu'un pas.   Karl Popper
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Hors des sentiers battus
L'Etat totalitaire

    "L'atomisation massive de la société soviétique fut obtenue par l'usage habile de purges répétées qui précédaient invariablement la liquidation effective des groupes. Afin de détruire tous les liens sociaux et familiaux, les purges sont conduites de manière à menacer du même sort et l'accusé et toutes ses relations habituelles, des simples connaissances aux amis et aux parents les plus proches. Conséquence de la simple et ingénieuse technique de la "culpabilité par association", dès qu'un homme est accusé, ses anciens amis se transforment immédiatement en ses ennemis les plus acharnés ; afin de sauver leur propre existence, ils se font mouchards et se hâtent de corroborer par leurs dénonciations les preuves qui n'existent pas contre lui ; tel est évidemment leur seul moyen de prouver qu'ils sont dignes de confiance. Rétrospectivement, ils essaieront de prouver que leur relation ou leur amitié avec l'accusé n'était qu'un prétexte pour l'espionner et le dénoncer comme saboteur, trotskiste, agent étranger, ou fasciste. Puisque le mérite "se juge au nombre de dénonciations de proches camarades", il est bien évident que la plus élémentaire prudence exige que l'on évite tout contact personnel, si cela est possible : il ne s'agit pas d'empêcher qu'on découvre vos pensées secrètes, mais plutôt d'éliminer (dans l'hypothèse presque assurée d'ennuis à venir) toutes les personnes qui pourraient avoir non seulement un banal intérêt à vous dénoncer, mais aussi un besoin irrésistible de provoquer votre ruine, tout simplement parce que leur propre vie serait en danger. En dernière analyse, c'est en poussant cette technique jusqu'à ses plus fantastiques extrêmes, que les dirigeants bolcheviques ont réussi à créer une société atomisée comme on n'en avait jamais vue auparavant et comme événements et catastrophes à eux seuls n'en auraient guère créée.
    Les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d'individus atomisés et isolés. Par rapport à tous les autres partis et mouvements, leur caractéristique la plus apparente est leur exigence d'une loyauté totale, illimitée, inconditionnelle et inaltérable, de la part de l'individu qui en est membre. D'ordinaire, elle précède l'organisation totale du pays sous leur autorité effective et découle de la prétention de leurs idéologies à englober, en temps voulu, dans leur organisation, l'ensemble du genre humain. Cependant, là où la domination totalitaire n'a pas été préparée par un mouvement totalitaire (tel fut le cas de la Russie, par opposition à l'Allemagne nazie), il faut organiser le mouvement après coup, et créer artificiellement les conditions de son développement, afin de rendre tout à fait possible la loyauté totale - base psychologique de la domination totale. On ne peut attendre une telle loyauté que de l'être humain complètement isolé qui, sans autres liens sociaux avec la famille, les amis, les camarades ou de simples connaissances, ne tire le sentiment de posséder une place dans le monde que de son appartenance à un mouvement, à un parti."

 

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre X, 1, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 633-634.


  

    "Un pur appétit de pouvoir, combiné au mépris du « bavardage » sur leurs intentions, caractérise tous les meneurs de foules, mais reste en deçà du totalitarisme. Le véritable objectif du fascisme consistait simplement à s'emparer du pouvoir et à donner à l' « élite » fasciste la direction incontestée du pays. Le totalitarisme ne se satisfait jamais de gouverner par les moyens extérieurs, c'est-à-dire par l'intermédiaire de l'État et d'une machinerie de violence ; grâce à son idéologie particulière et au rôle assigné à celle-ci dans l'appareil de contrainte, le totalitarisme a découvert un moyen de dominer et de terroriser les êtres humains de l'intérieur. En ce sens, il élimine la distance entre gouvernants et gouvernés, et réalise un système dans lequel la puissance et la volonté de puissance, telles que nous les entendons, ne jouent aucun rôle ou, au mieux, un rôle secondaire. Le leader totalitaire n'est, en substance, ni plus ni moins que le fonctionnaire des masses qu'il conduit ; ce n'est pas un individu assoiffé de pouvoir qui impose à ses sujets une volonté tyrannique et arbitraire. Étant un simple fonctionnaire, il peut être remplacé à tout moment, et il dépend de la « volonté » des masses qu'il incarne tout autant que ces masses dépendent de lui. Sans lui, elles n'auraient pas de représentation extérieure et demeureraient une horde amorphe ; sans les masses, le chef est une personne insignifiante".


Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre X, 1, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 636.


 

    "Les régimes totalitaires, aussi longtemps qu'ils sont au pouvoir, et les dirigeants totalitaires, tant qu'ils sont en vie, commandent et s'appuient sur les masses jusqu'au bout. L'accession de Hitler au pouvoir fut légale selon la règle majoritaire et ni lui ni Staline n'auraient pu maintenir leur autorité sur de vastes populations, survivre à de nombreuses crises intérieures ou extérieures et braver les dangers multiples d'implacables luttes internes au parti, s'ils n'avaient bénéficié de la confiance des masses. [...] Les mouvements totalitaires sont possibles partout où se trouvent des masses qui, pour une raison ou une autre, se sont découvert un appétit d'organisation politique. Les masses ne sont pas unies par la conscience d'un intérêt commun, elles n'ont pas cette logique spécifique des classes qui s'exprime par la poursuite d'objectifs précis, limités et accessibles. […]

    Ce qui caractérisa l’essor du mouvement nazi en Allemagne et des mouvements communistes en Europe, après 1930, c’est qu'ils recrutèrent leurs adhérents dans cette masse de gens apparemment indifférent auxquels tous les autres partis avaient renoncés, les jugeant trop apathiques ou trop stupides pour mériter leur attention. […]

    C'est dans cette atmosphère d’effondrement de la société de classes que s'est développée la psychologie de l'homme de masse européen. Le fait qu'avec une uniformité monotone ou abstraite, le même sort avait frappé une masse d'individus n'empêcha pas ceux-ci de se juger eux-mêmes en terme d'échec individuel, ni de juger le monde en terme d’injustice spécifique. [...] Le repli sur soi alla de pair avec un affaiblissement décisif de l'instinct de conservation. Le désintérêt de soi, au sens où on n'a pas d'importance à ses propres yeux, le sentiment de pouvoir être sacrifié n'était plus l'expression de l'idéalisme individuel, mais un phénomène de masse. […] Contrairement aux prédictions, les masses ne furent pas le produit de l'égalité croissante des conditions, ni du développement de l'instruction générale, avec l'inévitable abaissement du niveau et la vulgarisation du contenu qu'il implique. Il apparut bientôt que les gens hautement cultivés étaient particulièrement attirés par les mouvements de masse, et que, en général, un individualisme extrêmement raffiné et sophistiqué n'empêchait pas, mais en fait encourageait quelquefois l'abandon de soi dans la masse auquel préparaient les mouvements de masse. […] La principale caractéristique de l'homme de masse n'est pas la brutalité et l'arriération, mais l'isolement et le manque de rapports sociaux normaux. Ces masses provenaient de la société de classe de l’État-nation, criblée de fissures que cimentait le sentiment nationaliste : il est naturel que dans leur désarroi initial, elles aient penché vers un nationalisme particulièrement violent, auquel les leaders des masses ont cédé, contre leurs propres instincts et leurs propres objectifs, pour des raisons purement démagogiques. […]

    Le nazisme et le bolchevisme [...] dans leurs pays respectifs, prirent naissance dans des circonstances très différentes. Pour transformer la dictature révolutionnaire de Lénine en un régime totalement totalitaire, Staline fut d'abord obligé de créer artificiellement cette société atomisée que les circonstances historiques avaient déjà préparée en Allemagne pour les nazis. L'égalité de condition parmi leurs sujets a été l’un des principaux soucis des despotismes et des tyrannies depuis l'Antiquité, mais la domination totalitaire ne se satisfait pas d'une telle égalisation qui laisse plus ou moins subsister entre les sujets certains liens communautaires, non-politiques, comme les liens familiaux et les intérêts culturels communs. […]

    L'atomisation de masse de la société soviétique fut réalisée par l'usage habile de purges répétées qui précédaient invariablement la liquidation effective des groupes. Pour détruire tous les liens sociaux et familiaux, les purges sont conduites de manière à menacer du même sort l'accusé et toutes ses relations habituelles, des simples connaissances aux amis et aux parents les plus proches. Conséquence de la simple technique de la « culpabilité par association », dès qu’un homme est accusé, ses anciens amis se transforment immédiatement en ses ennemis les plus acharnés ; afin de sauver leur peau, ils se font mouchards, et se hâtent de corroborer par leurs dénonciations les preuves qui n'existent pas contre lui […]. C’est en poussant cette technique jusqu'à ses limites les plus extrêmes et les plus fantastiques que les dirigeants bolcheviques ont réussi à créer une société atomisée et individualisée comme on n'en avait jamais vu auparavant.

    Les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d'individus atomisés et isolés. Par rapport à tous les autres partis et mouvements, leur caractéristique la plus apparente est leur exigence d’une loyauté totale, illimitée, inconditionnelle et inaltérable de la part de l'individu qui en est membre. [...] On ne peut attendre une telle loyauté que de l'être humain complètement isolé qui, sans autres liens sociaux avec la famille, les amis, les camarades ou de simples connaissances, ne tire le sentiment de posséder une place dans le monde que de son appartenance à un mouvement, à un parti.

    Ni le national-socialisme ni le bolchevisme ne proclamèrent jamais qu'ils avaient établi un nouveau genre de régime, ni ne déclarèrent que leurs objectifs étaient atteints avec la prise du pouvoir et le contrôle de l'appareil étatique. Leur idée de la domination ne pouvait être réalisée, ni par un État, ni par un simple appareil de violence, mais seulement par un groupement animé d’un mouvement constant. […] L'objectif pratique du mouvement consiste à encadrer autant de gens que possible dans son organisation et à les mettre et à les maintenir en mouvement ; quant à l'objectif politique qui constituerait la fin du mouvement, il n'existe tout simplement pas."
 

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre X, 1, trad. trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 612, p. 618-619, p. 624-625, p. 626, p. 633-634, et p. 637.


 

    "Avant de prendre le pouvoir et d'établir un monde conforme à leurs doctrines, les mouvements totalitaires suscitent un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la réalité elle-même, satisfait les besoins de l'esprit humain ; dans ce monde, par la seule vertu de l'imagination, les masses déracinées se sentent chez elles et se voient épargner les coups incessants que la vie réelle et les expériences réelles infligent aux êtres humains et à leurs attentes. La force de la propagande totalitaire - avant que les mouvements aient le pouvoir de faire tomber un rideau de fer pour empêcher qui que ce soit de troubler, par la moindre parcelle de réalité, la tranquillité macabre d'un monde entièrement imaginaire - repose sur sa capacité à couper les masses du monde réel. Les seuls signes que le monde réel offre encore à l'entendement des masses non intégrées et en voie de désintégration - et que chaque nouveau coup du sort rend plus crédules - sont, pour ainsi dire, ses lacunes : les questions qu'il dédaigne de discuter en public, ou les rumeurs qu'il n'ose pas contredire parce qu'elles touchent, quoique de façon exagérée et déformée, un point sensible".

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre XI, 1, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 672-673.


 

  "Le principe du Chef n'établit pas plus une hiérarchie dans l'État totalitaire qu'il ne le fait dans le mouvement totalitaire ; l'autorité de haut en bas du corps politique n'est pas filtrée par toute une série de niveaux intermédiaires, comme c'est le cas dans les régimes autoritaires. La vraie raison en est qu'il n'y a pas de hiérarchie sans autorité et que, malgré les nombreux malentendus au sujet de la « personnalité autoritaire », le principe d'autorité est, pour l'essentiel, diamétralement opposé à celui de la domination autoritaire. Pour ne pas parler de son origine dans l'histoire romaine, l'autorité, sous quelque forme que ce soit, implique toujours une limitation de la liberté, mais jamais l'abolition de celle-ci. C'est cependant à cette abolition et même à l'élimination de toute spontanéité humaine en général que tend la domination totalitaire, et non simplement à une restriction, si tyrannique qu'elle soit, de la liberté. Techniquement, cette absence de toute autorité ou hiérarchie qui caractérise le système totalitaire, est bien mise en évidence par le fait qu'entre le pouvoir suprême (le Führer) et les gouvernés, il n'existe pas de niveaux intermédiaires responsables et susceptibles de recevoir chacun leur juste part d'autorité et d'obéissance. La volonté du Führer peut s'incarner en tout lieu et en tout temps, et lui-même n'est assujetti à aucune hiérarchie, pas même à celle qu'il aurait mise en place".

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre XII, 1, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 739.


 

    "En tant que techniques de gouvernement, les procédés totalitaires paraissent, dans leur simplicité, d'une ingénieuse efficacité. Ils assurent non seulement un monopole absolu du pouvoir mais encore une certitude sans pareille : celle que tous les ordres seront toujours exécutés. La multitude des courroies de transmission, la confusion de la hiérarchie assurent la complète indépendance du dictateur à l'égard de ses subordonnés et rendent possibles les brusques et surprenants revirements de politique qui ont fait la renommée du totalitarisme. Le corps politique du pays, en raison de son informité, est à l'abri de tout choc.
    Les raisons pour lesquelles jamais auparavant on n'a fait preuve d'une efficacité aussi extraordinaire sont aussi simples que le dispositif lui-même. La multiplication des services détruit tout sens des responsabilités et toute compétence ; ce n'est pas seulement une inflation terriblement onéreuse et improductive de l'administration mais bien une entrave à la productivité, les ordres contradictoires retardant sans cesse le travail réel jusqu'à ce que le Chef ait tranché la question par ses ordres. Le fanatisme des cadres d'élite, absolument essentiel à la bonne marche du mouvement, abolit systématiquement tout intérêt véritable pour des tâches particulières et engendre une mentalité qui voit dans n'importe quel acte un instrument pour quelque chose de tout à fait différent. Et cette mentalité n'est pas seulement le fait d'une élite ; elle gagne peu à peu toute la population dont la vie, jusque dans ses détails les plus intimes, et la mort dépendent de décision politiques - c'est-à-dire de causes et de motifs secrets qui n'ont rien à voir avec les actes accomplis".

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre XII, 1, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 744.


 

    "Certes, ce n'est pas consciemment que les dictateurs totalitaires se sont engagés dans la voie de la démence. Disons plutôt que notre étonnement devant le caractère anti-utilitaire des structures de l'État totalitaire naît de l'idée erronée que nous avons affaire, somme toute, à un État comme les autres - une bureaucratie, une tyrannie, une dictature. Lorsque les dirigeants totalitaires proclament que le pays où ils ont réussi à s'emparer du pouvoir n'est à leurs yeux que le quartier général temporaire d'un mouvement international en marche pour la conquête du monde, lorsqu'ils considèrent victoires et défaites en termes de siècles ou de millénaires et que les intérêts planétaires priment toujours sur les intérêts locaux de leur propre territoire, nous tenons ces propos pour négligeables. La fameuse phrase « le droit est ce qui est bon pour le peuple allemand » n'était employée qu'à des fins de propagande de masse ; aux nazis, on disait que le « droit est ce qui est bon pour le mouvement », et les intérêts de l'un et de l'autre étaient loin de toujours coïncider. Les nazis ne pensaient pas que les Allemands formaient une race de seigneurs, à qui le monde appartenait ; ils pensaient au contraire que ceux-ci devaient être guidés, au même titre que toutes les autres nations, par une race de seigneurs, laquelle était sur le point de naître. Ce n'étaient point les Allemands qui formaient l'aurore de cette race de maîtres, mais les SS. « L'empire mondial germanique », comme disait Himmler, ou l'empire mondial « aryen » comme aurait plutôt dit Hitler, n'était de toute façon envisageable qu'à des sièclesde distance. Pour le « mouvement » il était plus important de démontrer qu'il était possible de fabriquer une race anéantissant d'autres « races » que de gagner une guerre aux objectifs limités. Ce qui frappe l'observateur extérieur comme « une folie prodigieuse » n'est que la conséquence de l'absolue primauté du mouvement, non seulement sur l'État, mais aussi sur la nation, le peuple, et le pouvoir dont sont investis les dirigeants eux-mêmes. L'ingénieux système du gouvernement totalitaire, avec cette concentration absolue, inégalée, du pouvoir entre les mains d'un seul homme, n'avait jamais été expérimenté auparavant parce qu'aucun tyran ordinaire ne fut jamais assez fou pour écarter toute considération d'intérêt limité et local - économique, national, humain, militaire - en faveur d'une réalité purement fictive dans on ne sait quel avenir lointain et indéfini".

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre XII, 1, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 747-749.


 
    "Jusqu'à présent, nous ne connaissons que deux formes authentiques de domination totalitaire : la dictature du national-socialisme après 1938, et celle du bolchevisme depuis 1930. Ces formes de domination diffèrent fondamentalement de toutes les autres sortes de pouvoir dictatorial, despotique ou tyrannique ; et bien qu'elles se soient développées, avec une certaine continuité, à partir de dictatures de parti, leurs traits, en ce qu'ils ont d'essentiellement totalitaire, sont nouveaux et ne peuvent être rapportés aux systèmes de parti unique. L'objectif des systèmes de parti unique n'est pas seulement de s'emparer de l'administration gouvernementale mais d'investir tous les postes avec les membres du parti afin de réaliser l'amalgame complet de l'État et du parti, de sorte qu'après la prise du pouvoir le parti devient une sorte d'organe de propagande en faveur du gouvernement. Ce système n'est « total » qu'en un sens négatif : le parti dirigeant ne tolère l'existence d'aucun autre parti, d'aucune opposition, d'aucune liberté d'opinion politique. Une fois au pouvoir, une dictature de parti laisse intact le rapport de force qui existait originellement entre l'État et le parti ; le gouvernement et l'armée exercent le même pouvoir que précédemment et la « révolution » consiste uniquement en ce que les postes gouvernementaux sont dorénavant occupés par des membres du parti. Dans tous ces cas, le pouvoir du parti repose sur un monopole garanti par l'État et le parti ne possède plus son propre centre de pouvoir.
    La révolution instaurée par les mouvements totalitaires après qu'ils se sont emparés du pouvoir est d'une nature autrement plus radicale. Dès le début, ils s'emploient consciemment à maintenir les différences essentielles entre l'État et le mouvement, à empêcher que les institutions « révolutionnaires » du mouvement ne soient pas absorbées par le gouvernement. La difficulté qu'il y a à se saisir de la machine étatique sans s'amalgamer avec l'appareil est levée : il suffit de limiter à ceux dont l'importance est secondaire pour le mouvement le droit de s'élever dans la hiérarchie de l'État. Tout le pouvoir réel est investi dans les institutions du mouvement et se trouve en dehors des appareils étatiques et militaires. C'est à l'intérieur du mouvement, qui demeure le centre agissant du pays, que toutes les décisions sont prises ; bien souvent, l'administration officielle n'est pas même informée de ce qui se trame et les membres du parti, dont l'ambition était de s'élever au poste de ministre, ont tous sans exception payé d'aussi « bourgeoises » aspirations en perdant leur influence sur le mouvement en même temps que la confiance de leurs chefs.
    Le totalitarisme au pouvoir use de l'État comme d'une façade, destinée à représenter le pays dans le monde non totalitaire. Comme tel, l'État totalitaire est l'héritier logique du mouvement totalitaire, auquel il emprunte sa structure organisationnelle. Les dirigeants totalitaires traitent avec les gouvernements non totalitaires de la même façon qu'ils traitaient avec les partis représentés au Parlement ou les factions internes au parti avant d'accéder au pouvoir. Les voilà de nouveau, quoique sur une scène élargie au monde entier, confrontés au double problème de protéger le monde fictif du mouvement (ou du pays totalitaire) de l'impact de la réalité tout en présentant au monde extérieur normal une apparence de normalité et de bon sens.
    Au-dessus de l'État et derrière les façades du pouvoir apparent, dans le dédale des multiples services, sous-jacent à tous les déplacements d'autorité dans le chaos de l'inefficacité, se trouve le noyau du pouvoir dans le pays : les services hyper-efficaces et hyper-compétents de la police secrète".

 

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre XII, 2, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 758-759.

 

"Les camps de concentration et d'extermination des régimes totalitaires servent de laboratoires où la croyance fondamentale du totalitarisme – tout est possible – se trouve vérifiée. […]

La domination totale, qui s'efforce d'organiser la pluralité et la différenciation infinies des êtres humains comme si l'humanité entière ne formait qu'un seul individu, n'est possible que si tout le monde sans exception peut être réduit à une identité immuable de réactions: ainsi chacun de ces ensembles de réactions peut à volonté être changé pour n'importe quel autre. Le problème est de fabriquer quelque chose qui n'existe pas: à savoir une sorte d'espèce humaine qui ressemble aux autres espèces animales et dont la seule « liberté » consisterait à « conserver l'espèce ». La domination totalitaire essaie d'atteindre ce but de deux manières à la fois : l'endoctrinement idéologique des formations d'élite, et par la terreur absolue des camps ; et les atrocités pour lesquelles les formations d'élite sont utilisées sans merci deviennent, en somme l'application pratique de l'endoctrinement – le banc d'essai où ce dernier doit faire ses preuves – tandis que l'effroyable spectacle des camps eux-mêmes est censé fournir la vérification « théorique » de l'idéologie. Les camps ne sont pas seulement destinés à l'extermination des gens et à la dégradation des êtres humains : ils servent aussi à l'horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des conditions scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu'expression du comportement humain et à transformer la personnalité humaine en une simple chose, en quelque chose que même les animaux ne sont pas […].

Dans des circonstances normales ce dessein ne peut jamais être accompli. […] Seuls les camps de concentration rendent une telle expérience tant soit peu possible. Ils ne sont donc pas seulement « la société la plus totalitaire jamais réalisée » (David Rousset), ils sont aussi l'idéal social exemplaire de la domination totale en général. […] Nombreux sont les récits de survivants. Plus ils sont authentiques, moins ils cherchent à communiquer de choses qui échappent à l'entendement et à l'expérience des hommes, c'est-à-dire des souffrances qui transforment les hommes en «animaux résignés». Aucun de ces récits n'inspire cette colère devant le crime et cette sympathie qui ont toujours mobilisé les hommes au service de la justice. Au contraire, tout homme qui parle ou écrit à propos des camps de concentration est encore tenu pour suspect; et si celui qui parle a résolument regagné le monde des vivants, il est souvent assailli de doutes sur sa propre bonne foi, aussi tenaces que s'il avait pris un cauchemar pour la réalité. […].

 

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre XII, 3, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 782-783.


 

    "Il est dans la nature même des régimes totalitaires de revendiquer un pouvoir sans bornes. Un tel pouvoir ne peut être assuré que si tous les hommes littéralement, sans exception aucune, sont dominés de façon sûre dans tous les aspects de leur vie. [...] Toute neutralité, toute amitié même, dès lors qu'elle est spontanément offerte, est, du point de vue de la domination totalitaire, aussi dangereuse que l'hostilité déclarée : car la spontanéité en tant que telle, avec son caractère imprévisible, est le plus grand de tous les obstacles à l'exercice d'une domination totale sur l'homme. [...]
    Ce qui rend si ridicules et si dangereuses toute conviction et toute opinion dans la situation totalitaire, c'est que les régimes totalitaires tirent leur plus grande fierté du fait qu'ils n'en ont pas besoin, non plus que d'aucune forme de soutien humain. Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l'accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés de marionnettes ne présentant pas le moindre soupçon de spontanéité. Justement parce qu'il possède en lui tant de ressources, l'homme ne peut être pleinement dominé qu'à condition de devenir un spécimen de l’espèce animale homme."

 

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre XII, 3, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 807-809.


 

  "Derrière l'identification libérale du totalitarisme et de l'autoritarisme et le penchant concomitant à voir des tendances « totalitaires » dans toute limitation autoritaire de la liberté, il y a une confusion plus ancienne de l'autorité avec la tyrannie et du pouvoir légitime avec la violence. La différence entre la tyrannie et le pouvoir autoritaire a toujours consisté en ce que le tyran gouverne selon sa volonté et son intérêt propres, tandis que le gouvernement autoritaire même le plus draconien est lié par des lois ; ses actes sont contrôlés par un code qui n'a pas été fait par l'homme, comme dans le cas des lois de nature, des commandements de Dieu ou des idées platoniciennes, ou du moins ne l'a pas été par les hommes qui exercent le pouvoir. La source de l'autorité dans un gouvernement autoritaire est toujours une force extérieure et supérieure à son pouvoir même ; c'est toujours de cette source de cette force extérieure qui transcende le domaine politique que les autorités tirent leur « autorité », c'est à dire leur légitimité, et c'est par rapport à elle que peut être authentifié leur pouvoir."


Hannah Arendt, "Autorité, tyrannie et totalitarisme", Preuves, n° 67, septembre 1956, in Les origines du totalitarisme, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 883.


 

"Les formes totalitaires de gouvernement et les dictatures au sens usuel ne sont pas identiques […]. La dictature au sens romain antique du mot était conçue comme une forme d'urgence de gouvernement constitutionnel et légal, limitée, strictement dans le temps et les pouvoirs, et elle l'est restée ; nous la connaissons encore assez bien à travers l'état d'urgence ou la loi martiale proclamée dans les zones sinistrées ou en temps de guerre. Nous connaissons également des dictatures modernes qui sont de nouvelles formes de gouvernement où les militaires prennent le pouvoir, abolissent le gouvernement civil et privent les citoyens de leurs droits politiques et de leurs libertés, ou bien où un parti prend l'appareil d'État aux dépens de tous les autres partis et donc de toute opposition politique organisée. Ces deux types de dictature sonnent le glas de la liberté politique, mais la vie privée et les activités non politiques ne sont pas nécessairement touchées. Il est vrai que ces régimes persécutent en général leurs opposants politiques avec une grande brutalité et qu'ils sont assurément loin d'être des formes de gouvernement au sens où nous en sommes venus à les comprendre - aucun gouvernement constitutionnel n'est possible sans dispositions ménageant les droits d'une opposition -, mais ils ne sont pas criminels au sens commun du mot. S'ils commettent des crimes, ceux-ci sont dirigés contre les ennemis déclarés du régime au pouvoir. Mais les crimes des gouvernements totalitaires concernaient des gens qui étaient « innocents » même du point de vue du parti au pouvoir. C'est pour cette raison liée à la criminalité généralisée que la plupart des pays ont signé après la guerre un accord pour ne pas accorder le statut de réfugié politique aux coupables qui fuyaient l'Allemagne nazie.

  De plus, la domination totale s'étend à toutes les sphères de la vie, pas seulement au champ politique. La société totalitaire, distincte du gouvernement totalitaire, est monolithique ; toutes les manifestations publiques, culturelles, artistiques, savantes, et toutes les organisations, les services sociaux, même les sports et les distractions, sont « coordonnées ». Il n'y a pas de bureau ni d'emploi ayant une quelconque signification publique, des agences de publicité aux cabinets juridiques, de l'art dramatique au journalisme sportif, des écoles primaires et secondaires aux universités et sociétés savantes, dans lesquels on n'exige pas une acceptation sans équivoque des principes au pouvoir. Qui participe à la vie publique, en étant membre du parti ou membre des formations d'élite du régime, est impliqué d'une manière ou d'une autre dans les actes du régime dans son ensemble. Ce que les tribunaux exigent dans tous ces procès d'après-guerre, c'est que les accusés n'aient pas participé aux crimes légalisés par ce gouvernement, et cette non-participation, considérée comme standard juridique de ce qui est juste et de ce qui est injuste, pose des problèmes considérables précisément eu égard à la question de la responsabilité. Car le fond de l'affaire, c'est que seuls ceux qui ont quitté tout à fait la vie publique, qui ont refusé toute responsabilité politique ont pu éviter d'être impliqués dans des crimes, et ont donc pu éviter d'avoir à porter une responsabilité morale et judiciaire."
 

 

Hannah Arendt, Responsabilité personnelle et régime dictatorial, 1964, in Responsabilité et jugement, tr. fr. Jean-Luc Fidel, Payot, p. 74-75.


 
 "Pour comprendre la nature et la séduction psychologique du totalitarisme moderne, il est utile de voir en quoi il diffère des autres types de despotisme qui ont été enregistrés par l'histoire. Comme le totalitarisme moderne de Staline, Mussolini, Hitler et Franco, les systèmes despotiques d'autrefois ne toléraient aucune opposition; ceux qui combattaient le régime étaient écrasés. Mais, dans le passé, le despote n'attendait pas de ses sujets qu'ils lui donnent délibérément leur accord, c'est-à-dire qu'ils admettent intérieurement ses principes et ses méthodes, et cela pour la bonne raison qu'il aurait été incapable de les contraindre à les accepter. Tous les sujets étaient supposés obéir au tyran ; mais du moment qu'ils le faisaient, il ne se souciait guère de ce qu'ils pensaient de lui tant qu'ils taisaient leur opinion ; de toute manière, il n'avait aucune façon de découvrir ce qu'ils pensaient. Le système d'espionnage dont disposait le despote du Moyen Âge était d'une efficacité très limitée si on le compare, par exemple, aux appareils électroniques d'écoute. Dans les Etats totalitaires modernes, les mass media procurent des occasions presque illimitées d'influencer les pensées de tous. Et la technologie moderne permet de surveiller les activités les plus secrètes. Tout cela, et bien d'autres choses encore, donne à la dictature moderne la possibilité d'affirmer que ses sujets sont libres de penser ce qu'ils veulent - sans doute parce que la complexité de la technologie et de la société de masse le requiert dans de nombreux domaines des activités humaines - tout en les contraignant à adopter les convictions souhaitées par le système.
 Ainsi, alors que dans les dictatures du passé un opposant pouvait survivre à l'intérieur du système tout en gardant une indépendance de pensée considérable et, en même temps, le respect de lui-même, dans l'Etat moderne totalitaire, il n'est pas possible de conserver ce respect de soi ni de s'opposer intérieurement au système. De nos jours, tout non-conformiste a le choix entre deux attitudes : ou bien il se pose en ennemi du gouvernement et s'expose à être persécuté, sinon, bien souvent, éliminé ; ou bien il feint de croire en quelque chose qu'il réprouve profondément et qu'il méprise en secret."
 
Bruno Bettelheim, "Remarques sur la séduction psychologique du totalitarisme", 1952, in Survivre, tr. fr. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 375-376.

 

  "Le type idéal [de régime totalitaire] comporte un parti, si je puis dire parfait, au sens de la volonté totalitaire, animé par une idéologie (j'appelle ici idéologie une représentation globale du monde historique, du passé, du présent et de l'avenir, de ce qui est et de ce qui doit être). Ce parti veut procéder à une transformation totale de la société pour rendre celle-ci conforme à ce qu'exige son idéologie. Le parti monopolistique nourrit des ambitions extrêmement vastes. […] La représentation de la société future comporte confusion entre la société et l'État. La société idéale est une société sans classes, la non différenciation des groupes sociaux implique que chaque individu soit, au moins dans son travail, partie intégrante de l'État. Il y a donc là une multiplicité de phénomènes, qui, ensemble, définissent le type totalitaire; le monopole de la politique réservé à un parti, la volonté d'imprimer la marque de l'idéologie officielle sur l'ensemble de la collectivité et enfin l'effort pour renouveler radicalement la société, vers un aboutissement défini par l'unité de la société et de l'État.

 J'ai choisi le parti « parfait » : effectivement, il y a eu, il y a encore, des partis qui prétendent au monopole de l'activité politique et qui ne prennent pas l'idéologie à ce point au sérieux ou bien ont une idéologie dont les ambitions sont plus limitées. Ainsi apparaît une deuxième catégorie de régimes de parti monopolistique. Prenons le cas, par exemple, du parti fasciste qui se réservait le monopole de l'activité politique mais dont l'idéologie n'était pas totale. Un grand nombre d'activités étaient considérées comme extérieures au domaine de l'idéologie. Le parti fasciste ne souhaitait pas, au point de départ, bouleverser l'ordre social; l'essentiel de l'idéologie fasciste était l'affirmation de l'autorité de l'État, de la nécessité d'un État fort. Durant une phase, la conception de l'État fort se combinait avec la préférence pour une économie libérale. Un parti monopolistique, dont l'idéologie accepte la différenciation entre activités profanes et activités sacrées, entre activités personnelles ou collectives et l'État ne va pas aussi loin dans l'action ou dans la violence des moyens, il ne soulève pas au même degré l'enthousiasme et la peur."

 

Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, 1965, I, ch. V, p. 92 sq.



  "UNE CRAINTE PERPÉTUELLE. Le lecteur s'est déjà aperçu que les années 35, 37, 49 n'épuisaient pas le décompte des envois massifs sur l'Archipel. Le recrutement était continu. Comme il n'est pas d'instant sans une naissance ou une mort, de même il n'y avait pas d'instant sans une arrestation. Tantôt elle était imminente, tantôt plus lointaine ; tel se leurrait, croyant que rien ne le menaçait plus, tel autre se faisait bourreau et la menace s'atténuait ; mais du kolkhozien au membre du Politburo, tout citoyen de ce pays le savait : une parole ou un mouvement imprudents, et il se retrouvait précipité sans retour dans l'abîme.
  Sur l'Archipel, tout planqué sentait sous ses pieds le gouffre (mortel) des travaux généraux ; de même, chaque habitant du pays sentait sous ses pieds le gouffre (mortel) de l'Archipel. En apparence, le pays est beaucoup plus grand que l'Archipel ; en fait, tout entier avec ses habitants, il tient suspendu au-dessus de sa gueule béante.

  La peur n'avait pas toujours pour motif l'arrestation. Il y avait des degrés intermédiaires : purge vérification d'identité, questionnaire à remplir, habituel ou extraordinaire, licenciement, privation du droit de séjour, mesure d'éloignement ou exil[1]. Les questionnaires d'enquête étaient rédigés de façon si détaillée, si insidieuse que la majorité des habitants se sentaient en défaut et attendaient dans la terreur le moment où ils allaient devoir les remplir. Ceux qui une fois avaient fait un faux récit de leur vie cherchaient désormais à ne pas s'embrouiller. Mais le danger pouvait surgir contre toute attente : Igor Vlassov (le fils du Vlassov de Kady) mentionnait régulièrement que son père était mort. Il avait déjà été admis dans une école militaire quand subitement il fut convoqué : prière de produire dans les trois jours un certificat de décès du père. Débrouille-toi!
  De la peur généralisée découlait inéluctablement le sentiment de n'être rien, de ne jouir d'aucun droit. En novembre 1938, Natacha Anitchkova apprit que l'homme qu'elle aimait (ils n'étaient pas mariés civilement) avait été emprisonné à Orel. Elle s'y rendit. L'immense place devant la prison était toute encombrée de charrettes avec des paysannes en chaussures de tille et en caracos, venues apporter des colis qu'on leur refusait de transmettre. Elle se présenta au guichet de l'affreux mur de la prison. « Qui êtes-vous? » lui fit-on sévèrement. On l'écouta. « Eh bien, camarade venue de Moscou, je n’ai qu'un conseil à vous donner : repartez dès aujourd'hui car cette nuit on viendra vous chercher. » À n'y rien comprendre pour un étranger : pourquoi, au lieu d'une réponse administrative, le tchékiste donne-t-il un conseil qui n'a pas été sollicité ? de quel droit exigeait-il d'une citoyenne libre qu'elle déguerpît sur-le-champ ? et qui devait venir la chercher et dans quel but ? – Mais il ne se trouvera pas de citoyen soviétique pour prétendre que cette réponse lui est incompréhensible ou que le cas est invraisemblable ! Après pareil conseil, vous redouteriez de rester dans une ville où nul ne vous connaît ! La prison a tellement imprégné notre vie, note avec raison N. Ia. Mandelstam, que des expressions simples, riches de sens, comme « pris », « y aller », « il y est », « sorti », prises hors de tout contexte, n'ont chez nous qu'une seule signification pour tous.
  L'insouciance est un sentiment que nos concitoyens n'ont jamais connu."

 

Alexandre Soljénitsyne, L'archipel du Goulag, 1973, 4e partie, 3, tr. fr. Nikita Struve, Seuil, 1974, Tome 2, p. 470-471.


[1] Signalons d'autres formes d'intimidation moins connues comme l'exclusion du parti, le licenciement suivi de l'envoi dans un camp comme travailleur libre. C'est ainsi que fut exilé en 1938 Stépane Grigoriévitch Ontchoul. Naturellement, on considérait ces gens-là comme peu sûrs. Pendant la guerre, Ontchoul fut envoyé dans un bataillon disciplinaire où il périt.



  "Pourquoi sommes-nous alors fondés à parler de totalitarisme ? Non parce que la dictature atteint à sa plus grande force, parce qu'elle est en mesure d'exercer sa contrainte sur toutes les catégories de la population et d'édicter des consignes qui valent comme normes dans tous les domaines de la vie sociale. Certes, il en va bien ainsi. Mais s'arrêter aux traits de la dictature, c'est rester au ras de la description empirique. Le modèle s'impose d'une société qui s'instituerait sans divisions, disposerait de la maîtrise de son organisation, se rapporterait à elle-même dans toutes ses parties, serait habitée par le même projet d'édification du socialisme.
  À peine est-il possible de distinguer la cause de l'effet dans l'enchaînement des rapports qui tendent à effacer les traces de la division sociale. En premier lieu, le pouvoir s'affirme comme le pouvoir social, il figure en quelque sorte la Société elle-même en tant que puissance consciente et agissante : entre l'Etat et la société civile la ligne de clivage se fait invisible […]

  En second lieu, se trouve dénié le principe d'une division interne à la société […] C'est la notion même d'une hétérogénéité sociale qui est récusée, la notion d'une variété de modes de vie, de comportement, de croyance, d'opinion, dans la mesure où elle contredit radicalement l'image d'une société accordée à elle-même. Et là où se signale l'élément le plus secret, le plus spontané, le plus insaisissable de la vie sociale, dans les mœurs, dans les goûts, dans les idées, le projet de maîtrise, de normalisation, d'uniformisation va au plus loin.
  Or, qu'on considère ces deux moments de l'entreprise totalitaire, en fait, indissociables : l'annulation des signes de la division de l'Etat et de la société et celle de la division sociale interne. Ils impliquent une dédifférenciation des instances qui régissent la constitution d'une société politique. Il n'y a plus de critères derniers de la loi, ni de critères derniers de la connaissance qui soient soustraits au pouvoir. Cette observation permet au mieux de repérer la singularité du totalitarisme. Car, sans même parler de la monarchie absolutiste européenne, dont il est manifeste qu'elle a toujours comporté une limitation du pouvoir du prince – limitation liée à la reconnaissance des droits acquis par la noblesse ou par les cités, mais plus fondamentalement commandée par l'image d'une Justice d'origine divine -, jamais le despotisme […] n'est apparu comme un pouvoir qui tirerait de lui-même le principe de la loi et le principe de la connaissance. Pour qu'un tel événement se produise, il faut que soit abolie toute référence à des puissances surnaturelles ou à un ordre du monde et que le pouvoir en soit venu à se travestir en pouvoir purement social.
  Le totalitarisme suppose la conception d'une société qui se suffit à elle-même et, puisque la société se signifie dans le pouvoir, celle d'un pouvoir qui se suffit à lui-même. Bref, c'est lorsque l'action et la science du dirigeant ne se mesurent qu'au critère de l'organisation, lorsque la cohésion ou l'intégrité du corps social s'avère dépendre exclusivement de l'action et de la science du dirigeant, que nous sortons des cadres traditionnels de l'absolutisme, du despotisme ou de la tyrannie. Le processus d'identification entre le pouvoir et la société, le processus d'homogénéisation de l'espace social, le processus de clôture et de la société et du pouvoir s'enchaînent pour constituer le système totalitaire."

 

Claude Lefort, "La logique totalitaire", in L'invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, 1980, Fayard, p. 101-103.

 


Date de création : 05/05/2006 @ 16:48
Dernière modification : 26/02/2017 @ 11:08
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