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Texte à méditer :  L'histoire du monde est le tribunal du monde.
  
Schiller
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Hors des sentiers battus
Le travail et la machine ; le machinisme
    "L'extension du machinisme et la division du travail ont fait perdre au travail des prolétaires tout caractère d'indépendance et tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine à qui on ne demande que le geste manuel le plus simple, le plus monotone, le plus vite appris. Par conséquent, le coût du travailleur, c'est à peu près le coût des vivres dont il a besoin pour son entretien et pour perpétuer sa race. Or le prix de toute marchandise, donc aussi du travail, est égal à son coût de production. Il s'ensuit que plus le travail devient répugnant, plus le salaire baisse. Bien plus: à mesure que le machinisme et la division du travail s'accroissent, la somme de labeur augmente, soit par la prolongation de la durée du travail, soit par l'augmentation du travail exigé dans un temps donné, par le mouvement accéléré des machines, etc.

    L'industrie moderne a transformé le petit atelier de l'artisan patriarcal en la grande fabrique du capitaliste industriel. Des masses ouvrières s'entassent dans les usines et y sont organisées comme des soldats. Simples soldats de l'industrie, ils sont placés sous la surveillance de toute une hiérarchie de sous-officiers et d'officiers. Ils ne sont pas seulement les esclaves de la classe bourgeoise, de l'État bourgeois. Jour par jour, heure par heure, ils subissent le joug de la machine, du contremaître et, avant tout, des fabricants bourgeois eux-mêmes. Despotisme d'autant plus mesquin, odieux, exaspérant, que son but, hautement avoué, c'est le profit.

    Moins le travail manuel exige d'habileté et de force, autrement dit plus l'industrie moderne se développe, plus le travail des hommes cède la place à celui des femmes et des enfants. Les distinctions de sexe et d'âge ont perdu, pour la classe ouvrière, toute signification sociale. Il n'y a plus que des instruments de travail dont le coût varie en fonction de l'âge et du sexe."

 

Marx et Engels, Le Manifeste communiste, 1848, tr. fr. Maximilien Rubel et Louis Évrard, in Marx, Philosophie, Folio essais,1994, p. 407-408.
 

 

 "En rendant superflue la force musculaire, la machine permet d'employer des ouvriers sans grande force musculaire, mais dont les membres sont d'autant plus souples qu'ils sont moins développés. Quand le capital s'empara de la machine, son cri fut : du travail de femmes, du travail d'enfants ! Ce moyen puissant de diminuer les labeurs de l'homme, se changea aussitôt en moyen d'augmenter le nombre des salariés; il courba tous les membres de la famille, sans distinction d'âge et de sexe, sous le bâton du capital. Le travail forcé pour le capital usurpa la place des jeux de l'enfance et du travail libre pour l'entretien de la famille; et le support économique des mœurs de famille était ce travail domestique.
 La valeur de la force de travail était déterminée par les frais d'entretien de l'ouvrier et de sa famille. En jetant la famille sur le marché, en distribuant ainsi sur plusieurs forces la valeur d'une seule, la machine la déprécie. Il se peut que les quatre forces, par exemple, qu'une famille ouvrière vend maintenant, lui rapportent plus que jadis la seule force de son chef; mais aussi quatre journées de travail en ont remplacé une seule, et leur prix a baissé en proportion de l'excès du surtravail de quatre sur le surtravail d'un seul. Il faut maintenant que quatre personnes fournissent non seulement du travail, mais encore du travail extra au capital, afin qu'une seule famille vive. C'est ainsi que la machine, en augmentant la matière humaine exploitable, élève en même temps le degré d'exploitation.
 L'emploi capitaliste du machinisme altère foncièrement le contrat, dont la première condition était que capitaliste et ouvrier devaient se présenter en face l'un de l'autre comme personnes libres, marchands tous deux, l'un possesseur d'argent ou de moyens de production, l'autre possesseur de force de travail. Tout cela est renversé dès que le capital achète des mineurs. Jadis, l'ouvrier vendait sa propre force de travail dont il pouvait librement disposer, maintenant il vend femme et enfants ; il devient marchands d'esclaves."
 
Karl Marx, Le Capital, 1867-1879, t. 1, 4e section, Chapitre XV, 3, Trad. J. Roy, éd. du Progrès, 1976, p. 379.

 

    "La passion aveugle, perverse et homicide du travail transforme la machine libératrice en instrument d’asservissement des hommes libres : sa productivité les appauvrit.

    Une bonne ouvrière ne fait avec le fuseau que cinq mailles à la minute, certains métiers circulaires à tricoter en font trente mille dans le même temps. Chaque minute à la machine équivaut donc à cent heures de travail de l’ouvrière : ou bien chaque minute de travail de la machine délivre à l’ouvrière dix jours de repos. Ce qui est vrai pour l’industrie du tricotage est plus ou moins vrai pour toutes les industries renouvelées par la mécanique moderne. Mais que voyons-nous ? À mesure que la machine se perfectionne et abat le travail de l’homme avec une rapidité et une précision sans cesse croissantes, l’ouvrier, au lieu de prolonger son repos d’autant, redouble d’ardeur, comme s’il voulait rivaliser avec la machine. Ô concurrence absurde et meurtrière !

    Pour que la concurrence de l’homme et de la machine prît libre carrière, les prolétaires ont aboli les sages lois qui limitaient le travail des artisans des antiques corporations ; ils ont supprimé les jours fériés. Parce que les producteurs d’alors ne travaillaient que cinq jours sur sept, croient-ils donc, ainsi que le racontent les économistes menteurs, qu’ils ne vivaient que d’air et d’eau fraîche ? Allons donc ! Ils avaient des loisirs pour goûter les joies de la Terre, pour faire l’amour et rigoler ; pour banqueter joyeusement en l’honneur du réjouissant dieu de la Fainéantise. […]

    Aristote prévoyait que « si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d’oeuvre de Dédale se mouvaient d’eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré ; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes, le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves ».

    Le rêve d’Aristote est notre réalité. Nos machines au souffle de feu, aux membres d’acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d’elles – mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidoe artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté."

 

Lafargue, Le Droit à la paresse, 1880, Chapitre 3 et Appendice, Mille-et-une-nuits, p. 31-32 et p. 59.


  

    "Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l'accuse d'abord de réduire l'ouvrier à l’état de machine, ensuite d'aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l'ouvrier un plus grand nombre d'heures de repos, et si l'ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu'aux prétendus amusements qu'un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu'il aura choisi, au lieu de s'en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites restreintes, le retour (d'ailleurs impossible) à l'outil, après la suppression de la machine. Pour ce qui est de l'uniformité du produit, l'inconvénient en serait négligeable si l'économie de temps et de travail, réalisée ainsi par l'ensemble de la nation permettait de pousser plus loin la culture intellectuelle et le développement des vraies originalités."

 

Bergson, Les deux Sources de la Morale et de la Religion, 1932, p.327.


 

  "Le travail d'un ouvrier « spécialisé» dans une grande usine de mass-production montre dans toute sa puis­sance la machine génératrice d'automatisme. La machine est construite pour l'automatisme, elle tire son efficacité des déterminismes physiques que la science a mis en évidence et qu'elle doit mettre en œuvre pour le service de l'homme. Dès lors le manœuvre qui l'alimente, le contremaître qui la surveille, l'ingénieur qui la construit ou qui la répare sont, par leur fonction, voués au respect de ces déterminations physiques. Les savants mêmes qui, dans leurs laboratoires ou dans leurs bureaux, ont découvert les lois naturelles qui ont permis la réali­sation de ces machines, ont dû donner à ces déterminismes physiques une place prépondérante dans leurs recherches et négliger les facteurs humains.
  Ainsi, par construction, si je puis dire, par la volonté bien arrêtée (quoique souvent inconsciente) à la fois du savant qui l'a rendue possible, de l'ingénieur qui l'a construite, de l'entrepreneur qui l'a commandée et par l'action de l'ouvrier qui la conduit, la machine engendre de l'automatisme. Il ne faut pas s'étonner alors qu'inversement elle plie à sa propre loi tous les hommes qui la servent ; dans la mesure où il a voulu bénéficier de l'automatisme l'homme s'est obligé à penser et à agir dans un cadre automatique.

  L'homme s'est engagé avec joie dans cette aventure effroyable ; avec la même joie que votre fils fait mar­cher sa première petite locomotive électrique. Imposer aux choses inanimées votre volonté, les voir obéir dura­blement à vos ordres, les voir travailler pour vous, et de plus vous enrichir à ce jeu, telle est l'enivrante histoire des milliers d'hommes qui, il y a un siècle ou de nos jours, ont construit des usines, des avions ou des barrages électriques.
  Mais peu à peu, l'homme s'est aperçu que le jouet qui devait obéir devient un maître ; ou bien il s'arrête, ou bien il faut le servir selon ses lois. Construit pour et par le déterminisme physique, il requiert des soins déterminés. De même que la machine accomplit toujours les mêmes tâches dans le même temps, elle exige de l'homme toujours les mêmes gestes dans les mêmes temps et partant toujours les mêmes pensées, les mêmes ordres de préoccupations... Il ne s'agit plus de juger le travail humain d'après l'idée que s'en fait l'homme, mais d'après son seul effet sur la machine : dans l'exécu­tion, puis souvent dans la conception même, les objectifs matérialistes et physiques se substituent peu à peu aux objectifs humains.
  Et progressivement cet automatisme « mécanique » envahit la vie individuelle ; le temps de la machine impose sa loi à chacun d'entre nous et se substitue au temps de l'homme ; l'heure de l'atelier, l'heure du train, l'heure de l'autobus, l'heure du repas, l'heure du cinéma, l'heure du réveil… 50 vis à la minute, 500 clous à la minute ; vingt minutes pour cuire le potage ; deux minutes et demie pour les saucisses... Par l'intermé­diaire de la durée standard, le déterminisme de la matière inerte pénètre dans les cerveaux des hommes vivants. Du laboratoire du Collège de France, les pendules, les thermomètres, les rhéostats et les thermostats se répandent progressivement vers les labora­toires industriels, puis vers les usines, vers les gares, les bureaux et les fermes ; enfin c'est la maîtresse de maison elle-même qui se trouve entourée de cadrans, de manettes et de pédales. Et cet asservissement aux lois sommaires de la machine semble n'avoir point de fin. La ménagère de nos campagnes qui changeait les draps de lit tous les trois mois lorsqu'elle lavait son linge au cuvier annuel, se transforme peu à peu en la fermière du Wyoming qui lave ses draps tous les trois jours dans sa washing-machine. Le travail matériel ne semble économisé que pour permettre d'accomplir un autre travail matériel ; après la bicyclette, l'automobile devient un besoin ; après la radio la télévision. La notion de confort, celle de propreté et d'agrément, semblent reculer sans cesse vers un idéal aussi vain qu'imprécis et inaccessible. Et l'homme, à la recherche de cet objectif fantôme, s'asservit sans cesse davantage aux lois de ses machines."

 

Jean Fourastié, Le Grand espoir du XXe siècle, 1952, nrf idées, 1964, p. 343-346.


 

  "La machine 1900 exigeait qu'un ouvrier la serve elle, n'était automatique que pour une part de son travail et exigeait le service de l'homme, soit pour son alimentation, soit pour une autre phase du travail ; le manœuvre spécialisé devait agir comme une machine complémentaire de la machine incomplète, répéter sans cesse le même geste à la cadence du métal. La machine 1960 est entièrement automatique ; l'ouvrier n'intervient plus que pour la contrôler ou la réparer : il n'intervient plus que pour accomplir des gestes et des actions réfléchis, intelligents, d'une essence absolument différente du déterminisme mécanique. Cette évolution, si frappante pour qui visite les ateliers, est la marque d'un fait fondamental : loin d'entraîner l'homme dans son domaine d'automatisme, loin de l'assujettir à son propre déterminisme, il apparaît que la machine moderne, en prenant pour elle toutes les tâches qui sont du domaine de la répétition inconsciente, en libère l'homme, et lui laisse les seuls travaux qui ressortissent en propre à l'être vivant, intelligent et capable de prévision. Plus la machine se perfectionne plus elle est capable d'accomplir des tâches complexes mais, par conséquence même, elle laisse à l'homme celles qui sont plus complexes encore. La machine accomplit déjà les tâches subalternes qu'autrefois seul un être vivant pouvait accomplir ; d'abord celle d'un animal, puis celles d'un manœuvre spécialisé ; à mesure que la machine se perfectionnera, il est clair maintenant qu'elle libérera progressivement et complè­tement l'ouvrier de ces tâches serviles ; mais elle ne cessera d'exiger de lui ce qui continuera de lui manquer à elle, c'est-à-dire les activités les plus éloignées du déterminisme mécanique ; à mesure que l'évolution se poursuivra, ce seront donc les ressources les plus élevés de son intelligence que l’ouvrier devra mettre en œuvre, et ces ressources seront, par définition, de plus en plus éloignées de celles qui impliquent la soumis­sion à un automatisme simple. Ainsi la machine, en s'annexant progressivement le domaine des tâches automatiques des plus élémentaires (machine 1850) aux plus complexes (cybernétique), obligera l'homme à se spécialiser dans les tâches intellectuelles les moins faciles, et dans la solution des problèmes scientifique­ment imprévisibles, où l'intuition, la morale et la mystique jouent un rôle prépondérant."

 

Jean Fourastié, Le Grand espoir du XXe siècle, 1952, nrf idées, 1964, p. 351-352.


 

    "La différence décisive entre les outils et les machines trouve peut-être sa meilleure illustration dans la discussion apparemment sans fin sur le point de savoir si l'homme doit « s'adapter » à la machine ou la machine s'adapter à la « nature » de l'homme. Nous avons donné au premier chapitre la principale raison expliquant pourquoi pareille discussion ne peut être que stérile : si la condition humaine consiste en ce que l'homme est un être conditionné pour qui toute chose, donnée ou fabriquée, devient immédiatement condition de son existence ultérieure, l'homme s'est « adapté » à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées. Elles sont certainement devenues une condition de notre existence aussi inaliénable que les outils aux époques précédentes. L'intérêt de la discussion à notre point de vue tient donc plutôt au fait que cette question d'adaptation puisse même se poser. On ne s'était jamais demandé si l'homme était adapté ou avait besoin de s'adapter aux outils dont il se servait : autant vouloir l'adapter à ses mains. Le cas des machines est tout différent. Tandis que les outils d'artisanat à toutes les phases du processus de l'oeuvre restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu'il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique. Cela ne veut pas dire que les hommes en tant que tels s'adaptent ou s'asservissent à leurs machines ; mais cela signifie bien que pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace le rythme du corps humain. L'outil le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait".

 

Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, 1958, Éd. Calmann-Lévy, p. 165, Pocket, 1994, p. 199-200. 


 

 "On peut se demander si la machine ne va pas altérer les vertus humaines que l'obligation d'employer la vigueur, l'adresse, l'attention, la constance avait cultivées ? Je ne fais qu'énoncer la question. Peut-être, comme les exercices athlétiques s'emploient à développer aujourd'hui la vie musculaire pour elle-même et compensent ainsi ce que la machine lui retire d'occasions de s'employer, trouvera-t-on de nouveaux objets d'effort et de nouvelles difficultés ? ... C'est donc ici que germe et que perce le problème capital de la qualité de l'homme de demain. De ce que vaudra cet héritier de nos connaissances et de nos oeuvres, dépendra entre autres choses, ce qu'on pourrait appeler l'Avenir du Passé, c'est-à-dire l'évaluation prochaine de tout ce qui a été crée jusqu'ici par l'art et l'intelligence. Que vaudra demain ce que nous admirons ou goûtons encore aujourd'hui ? [...]
 Que seront nos enfants ? Que feront-ils ? Que seront leurs travaux, leurs ressources, leurs relations avec la matière et avec l'énergie ? Point de réponse. Nous vivons sous le régime de la surprise. Mais il n'en faut douter : les arts et les techniques auront beau changer ; les vitesses, les puissances, la précision utilisable, l'emploi des relais auront beau croître au-delà de toute conjecture actuelle, la valeur de l'individu sera toujours, en dernière analyse, le support essentiel des valeurs de toutes créations ou organisations matérielles. Le travail sera peut-être plus « intellectuel » ; mais peut-être verra-t-on se dégager magnifiquement certains dons, qui sont précisément les dons de nos artisans et praticiens d'hier et d'aujourd'hui les plus excellents.
 Il importe donc de reconnaître et de faire connaître les vertus spécifiques de ces artisans de qualité car il importe que les progrès matériels de l'avenir, loin de réduire ou de déprimer l'individu, puissent, au contraire, servir à l'exalter. Il importe que dans un monde supérieurement exploité, équipé, organisé, dans une civilisation déchargée des besognes machinales, une forme transfigurée du travail personnel se déclare et se développe, — de laquelle le travail de nos praticiens et ouvriers les plus habiles et les plus consciencieux aura été l'origine simple et vénérable."
 
Paul Valéry, La France travaille, Oeuvres, II, collection de la Pléiade, Paris, Ed. Gallimard, 1960, p. 1104-1106.

 

    "[...] les machines sont en réalité très peu semblables à l'homme, et même quand elles fonctionnent de manière à produire des résultats comparables, il est très rare qu'elles emploient des procédés identiques à ceux du travail de l'homme individuel. En fait, l'analogie est le plus souvent extérieure. Mais, si l'homme ressent souvent une frustration devant la machine, c'est parce que la machine le remplace fonctionnellement en tant qu'individu : la machine remplace l'homme porteur d'outils. Dans les ensembles techniques des civilisations industrielles, les postes où plusieurs hommes doivent travailler en un étroit synchronisme deviennent plus rares que par le passé, caractérisé par le niveau artisanal. Au contraire, au niveau artisanal, il est très fréquent que certains travaux exigent un groupement d'individus humains ayant des fonctions complémentaires : pour ferrer un cheval, il faut un homme qui tienne le pied du cheval et un autre qui mette le fer, puis le cloue. Pour bâtir, le maçon avait son aide, le goujat. Pour battre le fléau, il faut posséder une bonne perception des structures rythmiques, qui synchronisent les mouvements alternés des membres de l'équipe. Or, on ne peut affirmer que ce sont les aides seuls qui ont été remplacés par des machines ; c'est le support même de l'individuation technique qui a changé : ce support était un individu humain ; il est maintenant la machine ; les outils sont portés par la machine, et on pourrait définir la machine comme ce qui porte ses outils et les dirige. L'homme dirige ou règle la machine porteuse d'outils ; il réalise des groupements de machines mais ne porte pas les outils ; la machine accomplit bien le travail central, celui du maréchal ferrant et non celui de l'aide ; l'homme, dégagé de cette fonction d'individu technique qui est la fonction artisanale par essence, peut devenir soit organisateur de l'ensemble des individus techniques, soit aide des individus techniques : il graisse, nettoie, enlève les débris et les bavures, c'est-à-dire joue le rôle d'un auxiliaire, à certains égard ; il fournit la machine en éléments, changeant la courroie, affûtant le foret ou l'outil de tour. Il a donc, en ce sens, un rôle au-dessous de l'individualité technique, et un autre rôle au-dessus : servant et régleur, il encadre la machine, individu technique, en s'occupant du rapport de la machine aux éléments de l'ensemble ; il est organisateur des relations entre les niveaux techniques, au lieu d'être lui-même un des niveaux techniques, comme l'artisan. Pour cette raison, un technicien adhère moins à sa spécialisation professionnelle qu'un artisan.
    Toutefois, ceci ne signifie en aucune manière que l'homme ne puisse être un individu technique et travailler en liaison avec la machine ; cette relation homme-machine est réalisée quand l'homme, à travers la machine, applique son action au monde naturel ; la machine est alors véhicule d'action d'information, dans une relation à trois termes : homme, machine, monde, la machine étant entre l'homme et le monde. Dans ce cas, l'homme conserve certains traits de la technicité définis en particulier par la nécessité d'un apprentissage. La machine sert alors essentiellement de relais, d'amplificateur de mouvements, mais c'est encore l'homme qui conserve en lui le centre de cet individu complexe qu'est la réalité constituée par l'homme et la machine. On pourrait dire que, dans ce cas, l'homme est porteur de la machine, la machine restant porteuse d'outils".

 

Gilbert Simondon, Du Mode d'existence des objets techniques, 1969, Aubier, p. 78-79.


    "On pourrait exprimer ce que nous avons nommé un couplage entre l'homme et la machine en disant que l'homme est responsable des machines. Cette responsabilité n'est pas celle du producteur en tant que la chose produite émane de lui, mais celle du tiers, témoin d'une difficulté qu'il peut seul résoudre parce qu'il est le seul à pouvoir la penser ; l'homme est témoin des machines et les représente les unes par rapport aux autres ; les machines ne peuvent ni penser ni vivre leur rapport mutuel ; elles ne peuvent qu'agir les unes sur les autres dans l'actuel, selon des schèmes de causalité. L'homme comme témoin des machines est responsable de leur relation ; la machine individuelle représente l'homme, mais l'homme représente l'ensemble des machines, car il n'y a pas de machine de toutes les machines, alors qu'il peut y avoir une pensée visant les machines".

 

Gilbert Simondon, Du Mode d'existence des objets techniques, 1969, Aubier, p. 145.


    "L'objet technique a fait son apparition dans un monde où les structures sociales et les contenus psychiques ont été formés par le travail : l'objet technique s'est donc introduit dans le monde du travail, au lieu de créer un monde technique ayant de nouvelles structures. La machine est alors connue et utilisée à travers le travail et non à travers le savoir technique ; le rapport du travailleur à la machine est inadéquat, car le travailleur opère sur la machine sans que son geste prolonge l'activité d'invention. La zone obscure centrale caractéristique du travail s'est reportée sur l'utilisation de la machine : c'est maintenant le fonctionnement de la machine, la provenance de la machine, la signification de ce que fait la machine et la manière dont elle est faite qui est la zone obscure. [...] l'homme connaît ce qui entre dans la machine et ce qui en sort, mais non ce qui s'y fait : en présence même de l'ouvrier s'accomplit une opération à laquelle l'ouvrier ne participe pas même s'il la commande ou la sert. Commander est encore rester extérieur à ce que l'on commande, lorsque le fait de commander consiste à déclencher selon un montage préétabli, fait pour ce déclenchement, prévu pour opérer ce déclenchement dans le schéma de construction de l'objet technique. L'aliénation du travailleur se traduit par la rupture entre le savoir technique et l'exercice des conditions d'utilisation. Cette rupture est si accusée que dans un grand nombre d'usines modernes la fonction de régleur est strictement distincte de celle d'utilisateur de la machine, c'est-à-dire d'ouvrier, et qu'il est interdit aux ouvriers de régler eux-mêmes leur propre machine. Or, l'activité de réglage est celle qui prolonge le plus naturellement la fonction d'invention et de construction : le réglage est une invention perpétuée, quoique limitée. [...] L'activité technique se distingue du simple travail, et du travail aliénant, en ce que l'activité technique comporte non seulement l'utilisation de la machine, mais aussi un certain coefficient d'attention au fonctionnement technique, entretien, réglage, amélioration de la machine, qui prolonge l'activité d'invention et de construction. L'aliénation fondamentale réside dans la rupture qui se produit entre l'ontogenèse de l'objet technique et l'existence de cet objet technique. Il faut que la genèse de l'objet technique fasse effectivement partie de son existence, et que la relation de l'homme à l'objet technique comporte cette attention à la genèse continue de l'objet technique".

 

Gilbert Simondon, Du Mode d'existence des objets techniques, 1969, Aubier, p. 249-250.



  "Marx montre l'un des premiers (avec Babbage dont il utilisa les recherches) l'importance de la machine, c'est-à-dire d'un dispositif différent de l'outil ou de la réunion d'outils dans un atelier, avec division du travail entre les travailleurs et leur outillage. La machine reçoit de l'énergie naturelle (eau d'abord, puis vapeur, et plus tard électricité) ; elle l'utilise pour une suite d'opérations productives. Le travailleur sert la machine au lieu de manier un outil. D'où une modification radicale mais contradictoire du processus productif : le travail se divise et se parcellarise, et pourtant la machine s'organise en un ensemble toujours plus vaste, plus cohérent, plus unitaire et plus productif.
  La machine naquit dans la campagne et non dans la ville : le moulin à eau, le métier à tisser, inventions rurales, fournirent les prototypes des machines. Ces premières machines se perfectionnèrent en fonction des énergies (hydraulique, etc.) et des matières traitées (laine, coton). Dès le début, la machine contient en puissance quelque chose de totalement neuf : l'automatisation du processus productif, donc une rationalité nouvelle et, à la limite, la fin du travail."

 

Henri Lefebvre, La production de l'espace, 1974, 4e édition, Ed. Anthropos, 2000, p. 397.


 

    "Lors même, toutefois, que la production tend à s'identifier aux dispositifs techniques et ainsi à la technique elle-même, le maintien en son sein d'une part décroissante de travail vivant ne signifie rien d'autre que ceci : comme dans le cas de la science pure, la transformation du monde suppose un premier accès aux processus objectifs qui sont identiquement ceux de la nature et de la technique, et la possibilité principielle d'agir sur eux. Accès et capacité d'action, à vrai dire, ne font qu'un : ils consistent l'un et l'autre dans la Corpspropriation. Que la mise en œuvre de celle-ci - le travail vivant - soit réduite à presque rien, cela veut dire : tout ce que faisait l'homme, c'est le robot désormais qui le fait. Seulement le robot ne « fait rien, n'étant que le déclenchement et l'effectuation d'un mécanisme. La seule action réelle qui subsiste - l'action qui consiste dans le sentir qu'on agit et s'épuise en lui -, c'est l'acte de pousser un bouton de commande. Dès le début de l'ère industrielle et comme le simple effet du remplacement progressif de la « force de travail » par des énergies naturelles, il était possible de pressentir la réduction de l'activité des travailleurs à un travail de surveillance, lequel signifie l'atrophie de la quasi-totalité des potentialités subjectives de l'individu vivant et ainsi un malaise et une insatisfaction croissante.

    Or la modification qui pervertit la praxis subjective individuelle n'implique pas seulement sa réduction à des actes stéréotypés et monotones ; en même temps que ce rétrécissement et cet appauvrissement qui indiquent déjà par eux-mêmes la ruine de toute culture, un autre phénomène se produit qui pousse à son terme ce procès d'inculturation : l'activité de ces actes insignifiants s'inverse en une passivité totale. C'est le dispositif objectif en ses divers agencements et dispositions qui dicte en réalité au travailleur la nature et les modalités du peu qui lui reste à faire. Des capacités de l'individu au travail, et d'abord des capacités corporelles, on ne peut faire totalement abstraction il est vrai, et cela pour autant que la Corpspropriation demeure le fondement caché mais incontournable de la transformation du monde, à l'âge de la technique comme à tout autre. Il arrive seulement que, la force de ce Corps ayant été remplacée par le dispositif objectif de la machine, il n'est plus tenu compte de lui que dans l'exacte mesure où le dispositif doit tout de même permettre l'intervention de l'individu, si modeste soit elle. Celle-ci mesure la part dérisoire qui est encore concédée à la vie et à son savoir, c'est-à-dire à la culture. L'ordinateur le plus complexe se termine par un clavier plus simple que celui d'une machine à écrire. L'ère de l'informatique sera celle des crétins."

 

Michel Henry, La barbarie, 1987, p. 92.
 

 


Date de création : 16/05/2006 @ 17:06
Dernière modification : 30/03/2020 @ 12:18
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