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Le jugement esthétique |
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"Pour juger avec justesse une composition de génie, il y a tant de points de vue à prendre en considération, tant de circonstances à comparer, et une telle connaissance de la nature humaine est requise, qu'aucun homme, s'il n'est en possession du jugement le plus sain, ne fera jamais un critique acceptable pour de telles oeuvres. Et c'est une nouvelle raison pour cultiver notre goût dans les arts libéraux. Notre jugement se fortifiera par cet exercice ; nous acquerrons de plus justes notions de la vie ; bien des choses qui procurent du plaisir ou de l'affliction à d'autres personnes nous paraîtront trop frivoles pour engager notre attention ; et nous perdrons par degré cette sensibilité et cette délicatesse de la passion, qui nous est si incommode.
Mais peut-être suis-je allé trop loin en disant qu'un goût cultivé pour les arts raffinés éteint les passions, et nous rend indifférents à ces objets qui sont poursuivis si amoureusement par le reste de l'humanité. Après une réflexion plus approfondie, je trouve que cela augmente plutôt notre sensibilité à toutes les passions tendres et agréables ; en même temps que cela rend l'esprit incapable des plus grossières et des violentes émotions."
Hume, Les Essais esthétiques (1742), Partie II : « Art et psychologie », trad. Renée Bouveresse, Vrin, 1974.
"Le besoin devient de jour en jour plus irrépressible d'avoir l'objet à portée de main, d'être dans la plus grande proximité à l'objet grâce à l'image, ou plutôt grâce à la copie, à la reproduction. Il est impossible de méconnaître la différence qui oppose l'image et la reproduction, telle que le journal illustré et les actualités cinématographiques la proposent. [...]
La reproductibilité technique de l'oeuvre d'art transforme le rapport des masses à l'art. Très retardataires devant un Picasso par exemple, elles deviennent plus progressistes par exemple devant un film de Chaplin. Cela fournit d'ailleurs une caractéristique du comportement progressiste : le plaisir de voir et d'apprendre par l'expérience s'y conjugue étroitement et immédiatement à l'attitude du spécialiste qui porte un jugement. Cette conjonction est un important indice social. Plus l'importance sociale d'un art se réduit, plus en effet la critique et la jouissance sont au sein du public des attitudes distinctes - comme on le voit très clairement vis-à-vis de la peinture. On jouira de ce qui est conventionnel sans aucun esprit critique, on critiquera ce qui est effectivement nouveau avec dégoût."
Walter Benjamin, L'Oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1936), trad. C. Jouanlanne, Art et Esthétique, 1997.
"Dans ce que nous appelons les beaux-arts s'est développé ce que nous appelons un « juge » - c'est-à-dire quelqu'un qui a du jugement. Cela ne veut pas dire seulement quelqu'un qui admire ou n'admire pas. [...] Quand nous portons un jugement esthétique sur quelque chose, nous ne nous contentons pas de rester bouche bée et de dire : « Oh, comme c'est merveilleux ! » Nous distinguons entre celui qui sait ce dont il parle et celui ne le sait pas. [...]
Supposons quelqu'un qui admire une oeuvre considérée comme bonne et qui y prenne plaisir, mais qui ne peut se souvenir des airs les plus simples, qui ne reconnaît pas la basse quand elle se fait entendre, etc. ; nous disons qu'il n'a pas vu ce qu'il y a dans l'oeuvre. « Cet homme a le sens de la musique » n'est pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu'un qui fait « Ah ! » quand on lui joue un morceau de musique, non plus que nous ne le disons du chien qui frétille de la queue en entendant de la musique. [...]
Il y a une foule de gens, aisés, qui ont étudié dans de bonnes écoles, qui peuvent se permettre de voyager, d'aller au Louvre, etc. - ils connaissent beaucoup de choses et peuvent parler facilement de douzaines de peintres. Voici maintenant quelqu'un qui n'a pas voyagé, mais qui a fait certaines remarques qui montrent que « réellement il apprécie », une appréciation qui, se concentrant sur une seule chose, va très profond - telle que vous donneriez tout ce que vous possédez pour l'avoir
D'un côté, un coup d'oeil large, sans être profond ni vaste ; d'un autre côté, un coup d'oeil étroit, concentré et circonscrit. Est-ce que ce sont là différentes façons d'apprécier ?
On peut toutes les appeler « appréciations »."
Ludwig Wittgenstein, Leçons sur l'Esthétique, 1938, trad. J. Fauve, Folio essais, pp. 24-25 et p. 30.
Airs : ici, mélodies musicales.
"L'opinion répandue par les esthéticiens, selon laquelle l'oeuvre d'art en tant qu'objet de contemplation immédiate doit être comprise uniquement à partir d'elle-même, ne résiste pas à l'examen. Elle ne trouve pas seulement ses limites dans les présupposés culturels d'une oeuvre, dans son « langage » que seul un initié est en mesure de suivre. Même lorsque de telles difficultés ne se présentent pas, l'oeuvre d'art demande plus que le simple abandon en elle-même. Celui qui veut déceler la beauté de La Chauve-souris doit savoir que c'est La Chauve-souris : il faut que sa mère lui ait expliqué qu'il ne s'agit pas seulement de l'animal ailé, mais d'un costume de bal masqué ; il faut qu'il se rappelle qu'on lui a dit : demain nous t'emmenons voir La Chauve-souris. Être inséré dans la tradition signifierait : vivre l'oeuvre d'art comme quelque chose de confirmé, dont la valeur est reconnue, participer, dans le rapport que l'on a avec elle, aux réactions de tous ceux qui l'ont vue auparavant. Si toutes ces conditions viennent à manquer, l'oeuvre apparaît dans toute sa nudité et sa faillibilité. L'action cesse d'être un rituel pour devenir une idiotie, la musique, au lieu d'être le canon de phrases riches de sens, paraît fade et insipide. Elle a vraiment cessé d'être belle."
Theodor W. Adorno, Minima Moralia (1951), VI, trad. E. Kaufholz, Payot & Rivages, 1993.
Date de création : 18/05/2006 @ 14:02
Dernière modification : 12/06/2011 @ 11:36
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