"[…] un homme est par nature un animal politique. C'est pourquoi, même quand ils n'ont pas besoin de l'aide des autres, les hommes n'en ont pas moins tendance à vivre ensemble. Néanmoins l'avantage commun lui aussi les réunit dans la mesure où cette union procure à chacun d'eux une part de vie heureuse. Tel est assurément le but qu'ils ont avant tout ; tous ensemble comme séparément. Mais ils se rassemblent et ils perpétuent la communauté politique aussi dans le <seul> but de vivre. Peut-être, en effet, y a-t-il une part de bonheur dans le seul fait de vivre si c'est d'une vie point trop accablée de peines. Il est d'ailleurs évident que la plupart des hommes supportent beaucoup de souffrances tant ils sont attachés à la vie, comme si celle-ci avait en elle-même une joie et une douceur naturelles."
Aristote, Les Politiques, Liv. III, chap. 6, 1278 b, tr. Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, GF, 1993, p. 226.
"Notre sûreté […] a-t-elle d'autre base qu'un échange mutuel de services ? Notre unique ressource en cette vie, notre seul rempart contre les attaques imprévues, repose sur ce commerce de bienfaits. Suppose l'homme isolé : qu'est-il ? La proie des bêtes sauvages, la victime la plus désarmée, le sang le plus facile à verser. Les autres animaux sont assez forts pour se protéger eux-mêmes : chez eux les races vagabondes, et qui doivent vivre solitaires, naissent toutes armées. L'homme n'est environné que de faiblesse : il n'a ni la puissance des ongles ni celle des dents pour se faire redouter ; nu, sans défense, l'association est son bouclier. Dieu lui a donné deux choses qui d'un être précaire l'ont rendu le plus fort de tous : la raison et la sociabilité. Il n'eût été l'égal d'aucun dans l'état d'isolement, et le voilà maître du monde. La société le constitue dominateur de tout ce qui respire ; lié pour la terre, la société le fait passer en souverain sur un élément qui n'est pas le sien et lui livre par surcroît l'empire des mers. Elle écarte de lui l'invasion des maladies, prépare de loin des appuis à sa vieillesse, apporte des soulagements à ses douleurs ; elle nous rend courageux, car elle nous permet d'en appeler contre la Fortune. Détruis la société, et l'unité de l'espèce humaine, par laquelle subsistent les individus, se rompra."
Sénèque, Des Bienfaits, 61-63 ap. J.C., livre IV, chapitre 18.
"Hors de l'état civil, chacun jouit sans doute d'une liberté entière, mais stérile ; car s'il a la liberté de faire ce qui lui plaît, il est en revanche, puisque les autres ont la même liberté, exposé à subir tout ce qui leur plaît. Mais, une fois la société civile constituée, chaque citoyen ne conserve qu'autant de liberté qu'il lui en faut pour vivre bien et vivre en paix, de même que les autres perdent leur liberté juste ce qu'il faut pour qu'ils ne soient plus à redouter. Hors de la société civile, chacun a droit sur toutes choses, si bien qu'il ne peut néanmoins jouir d'aucune. Dans une société civile par contre, chacun jouit en toute sécurité d'un droit limité. Hors de la société civile, tout homme peut être dépouillé et tué par n'importe quel autre. Dans une société civile, il ne peut plus l'être que par un seul. Hors de la société civile, nous n'avons pour nous protéger que nos propres forces ; dans une société civile, nous avons celles de tous. Hors de la société civile, nul n'est assuré de jouir des fruits de son industrie ; dans une société civile, tous le sont. On ne trouve enfin hors de la société civile que l'empire des passions, la guerre, la crainte, la pauvreté, la laideur, la solitude, la barbarie, l'ignorance et la férocité ; dans une société civile on voit, sous l'empire de la raison, régner la paix, la sécurité, l'abondance, la beauté, la sociabilité, la politesse, le savoir et la bienveillance".
Thomas Hobbes, Le citoyen, 1642, chapitre X, § 1.
"Il y a encore une vérité dont la connaissance me semble fort utile : qui est que, bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu'on ne saurait subsister seul, et qu'on est, en effet, l'une des parties de l'univers, et plus particulièrement encore l'une des parties de cette terre, l'une des parties de cet État, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier ; toutefois avec mesure et discrétion, car on aurait tort de s'exposer à un grand mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou son pays ; et si un homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n'aurait pas raison de se vouloir perdre pour la sauver."
Descartes, Lettre à Elisabeth du 16 décembre 1645.
"Ce n'est pas seulement parce qu'elle protège contre les ennemis, que la Société est très utile et même nécessaire au plus haut point, c'est aussi parce qu'elle permet de réunir un grand nombre de commodités ; car, si les hommes ne voulaient pas s'entraider, l'habileté technique et le temps leur feraient défaut pour entretenir leur vie et la conserver autant qu'il est possible. Nul n'aurait, dis-je, le temps ni les forces nécessaires s'il lui fallait labourer, semer, moissonner, moudre, cuire, tisser, coudre et effectuer bien d'autres travaux utiles à l'entretien de la vie ; pour ne rien dire des arts et des sciences, qui sont aussi suprêmement nécessaires à la perfection de la nature humaine et à sa béatitude. Nous voyons en effet ceux qui vivent en barbares, sans civilisation, mener une vie misérable et presque animale, et cependant le peu qu'ils ont, tout misérable et grossier, ils ne se le procurent pas sans se prêter mutuellement une assistance quelle qu'elle soit."
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, chapitre V, trad. Ch. Appuhn, Éd. Flammarion, coll. GF, 1965, p. 105-106.
"Il est rare que les hommes vivent sous la conduite de la Raison ; mais c'est ainsi : la plupart se jalousent et sont insupportables les uns aux autres. Néanmoins ils ne peuvent guère mener une vie solitaire, de sorte que la plupart se plaisent à la définition que l'homme est un animal politique ; et, de fait, les choses sont telles que, de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d'avantages que d'inconvénients. Que les Satiriques rient donc autant qu'ils veulent des choses humaines, [...] et que les Mélancoliques louent, tant qu'ils peuvent, la vie inculte et sauvage, qu'ils méprisent les hommes et admirent les bêtes ; les hommes n'en feront pas moins l'expérience qu'ils peuvent beaucoup plus aisément se procurer par un mutuel secours ce dont ils ont besoin, et qu'ils ne peuvent éviter que par l'union de leurs forces les dangers qui les menacent de partout ; pour ne pas dire d'ailleurs qu'il est de beaucoup préférable, et plus digne de notre connaissance, de considérer les actions des hommes que celles des bêtes."
Spinoza, Éthique, 1677, IV, proposition XXXV, scolie.
"Mais outre l'âme, qui est immortelle, les hommes ont un corps qui les attache à cette vie périssable et dont la durée est incertaine, et qui a besoin, pour s'entretenir, de plusieurs commodités que ce monde leur fournit, et qu'ils doivent acquérir ou conserver par leur travail et leur industrie. Du moins, la terre ne produit pas d'elle-même tout ce qui est nécessaire pour nous rendre la vie agréable. C'est ce qui engage les hommes à de nouveaux soins, et à s'occuper des choses qui regardent la vie présente. Mais leur corruption est si grande, qu'il y en a plusieurs qui aiment mieux jouir du travail des autres que de s'y adonner eux-mêmes. De sorte que, pour se conserver la jouissance de leurs biens et de leurs richesses, ou de ce qui leur sert à les acquérir, comme sont la force et la liberté du corps, ils sont obligés de s'unir ensemble, afin de se prêter un secours mutuel contre la violence, et que chacun puisse jouir sûrement de ce qui lui appartient en propre. […] D'ailleurs, quoique les hommes aient formé des sociétés pour se protéger mutuellement et s'assurer la possession de leurs biens temporels, ils en peuvent être dépouillés, soit par la fraude et la rapine de leurs concitoyens, ou par les entreprises d'ennemis étrangers. Pour remédier au premier de ces désordres, ils ont fait des lois, et, pour prévenir ou repousser l'autre mal, ils emploient les armes, les richesses et les bras de leurs compatriotes ; et ils ont remis l'exécution et le maniement de toutes ces choses au magistrat civil. C'est là l'origine et le but du pouvoir législatif, qui constitue la souveraineté de chaque État : telles sont les bornes où il est renfermé ; c'est-à-dire que le magistrat doit faire en sorte que chaque particulier possède sûrement ce qu'il a, que le public jouisse de la paix et de tous les avantages qui lui sont nécessaires, qu'il augmente en force et en richesse, et qu'il ait, autant qu'il est possible, les moyens de se défendre par lui-même contre les invasions des étrangers.
Cela posé, il est clair que le magistrat ne peut faire des lois que pour le bien temporel du public ; que c'est l'unique motif qui a porté les hommes à se joindre en société les uns avec les autres, et le seul but de tout gouvernement civil."
John Locke, Lettre sur la tolérance, 1689, tr. fr. Jean Le Clerc, Flammarion, GF, 1992, p. 201-202.
"Il semble, à première vue, que de tous les animaux qui peuplent le globe terrestre, il n'y en ait pas un à l'égard duquel la nature ait usé de plus de cruauté qu'envers l'homme : elle l'a accablé de besoins et de nécessités innombrables et l'a doté de moyens insuffisants pour y subvenir. Chez les autres créatures, ces deux éléments se compensent l'un l'autre. Si nous regardons le lion en tant qu'animal carnivore et vorace, nous aurons tôt fait de découvrir qu'il est très nécessiteux mais si nous tournons les yeux vers sa constitution et son tempérament, son agilité, son courage, ses armes et sa force, nous trouverons que ces avantages, sont proportionnés à ses besoins. Le mouton et le bœuf sont privés de tous ces avantages, mais leurs appétits sont modérés et leur nourriture est d'une prise facile. Il n'y a que chez l'homme que l'on peut observer à son plus haut degré d'achèvement cette conjonction de la faiblesse et du besoin. Non seulement la nourriture, nécessaire à sa subsistance, disparaît quand il la recherche et l'approche, ou, au mieux, requiert son labeur pour être produite, mais il faut qu'il possède vêtements et maison pour se défendre des dommages du climat ; pourtant, à la considérer seulement en lui-même il n'est pourvu ni d'armes, ni de force, ni d'autres capacités naturelles qui puissent à quelque degré répondre à tant de besoins.
Ce n'est que par la société qu'il est capable de suppléer à ses déficiences et de s'élever à une égalité avec les autres créatures, voire d'acquérir une supériorité sur elles. Par la société, toutes ses infirmités sont compensées et bien qu'en un tel état ses besoins se multiplient sans cesse, néanmoins ses capacités s'accroissent toujours plus et le laissent, à tous points de vue, plus satisfait et plus heureux qu'il ne pourrait jamais le devenir dans sa condition sauvage et solitaire. Lorsque chaque individu travaille séparément et seulement pour lui-même, sa force est trop réduite pour exécuter quelque ouvrage important ; employant son labeur à subvenir à tous ses divers besoins, il n'atteint jamais la perfection dans un savoir-faire particulier ; et, puisque sa force et sa réussite ne sont pas égales tout le temps, le moindre défaut de l'une des deux doit entraîner inévitablement l'échec et la détresse. La société fournit un remède à ces trois inconvénients. Par la conjonction des forces, notre pouvoir est augmenté. Par la répartition des tâches, notre compétence s'accroît. Et par l'assistance mutuelle, nous sommes moins exposés à la fortune et aux accidents. C'est par ce supplément de force, de compétence et de sécurité que la société devient avantageuse.
David Hume, Traité de la nature humaine, 1740, livre III, 2e partie, section II, tr. fr. Philippe Saltel, GF, 1993, p. 84-85.
"De tous les êtres animés qui peuplent le globe, il n'y en a pas contre qui, semble-t-il à première vue, la nature se soit exercée avec plus de cruauté que contre l'homme, par la quantité infinie de besoins et de nécessités dont elle l'a écrasé et par la faiblesse des moyens qu'elle lui accorde pour subvenir à ces nécessités.
C'est par la société seule qu'il est capable de suppléer à ses déficiences, de s'élever à l'égalité avec ses compagnons de création et même d'acquérir sur eux la supériorité. La société compense toutes ses infirmités ; bien que, dans ce nouvel état, ses besoins se multiplient à tout moment, ses capacités sont pourtant encore augmentées et le laissent, à tous égards, plus satisfait et plus heureux qu'il lui serait jamais possible de le devenir dans son état de sauvagerie et de solitude. Quand chaque individu travaille isolément et seulement pour lui-même, ses forces sont trop faibles pour exécuter une oeuvre importante ; comme il emploie son labeur à subvenir à toutes ses différentes nécessités, il n'atteint jamais à la perfection dans aucun art particulier ; comme ses forces et ses succès ne demeurent pas toujours égaux à eux-mêmes, le moindre échec sur l'un ou l'autre de ces points s'accompagne nécessairement d'une catastrophe inévitable et de malheur. La société fournit un remède à ces trois désavantages. L'union des forces accroît notre pouvoir; la division des tâches accroît notre capacité; l'aide mutuelle fait que nous sommes moins exposés au sort et aux accidents. C'est ce supplément de force, de capacité et de sécurité qui fait l'avantage de la société".
David Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre III, Partie II : De la justice et de l'injustice, Section 2 : De l'origine de la justice et de la propriété, Aubier, p. 601.
"Parmi les hommes, la société dépend moins des convenances physiques que des relations morales. L'homme a d'abord mesuré sa force et sa faiblesse ; il a comparé son ignorance et sa curiosité ; il a senti que seul il ne pouvait suffire ni satisfaire par lui-même à la multiplicité de ses besoins ; il a reconnu l'avantage qu'il aurait à renoncer à l'usage illimité de sa volonté pour acquérir un droit sur la volonté des autres ; il a réfléchi sur l'idée du bien et du mal, il l'a gravée au fond de son cœur à la faveur de la lumière naturelle qui lui a été départie par la bonté du Créateur ; il a vu que la solitude n'était pour lui qu'un état de danger et de guerre il a cherché la sûreté et la paix dans la société ; il y a porté ses forces et ses lumières pour les augmenter en les réunissant à celles des autres ; cette réunion est de l'homme l'ouvrage le meilleur, c'est de sa raison l'usage le plus sage. En effet, il n'est tranquille, il n'est fort, il n'est grand, il ne commande à l'univers que parce qu'il a su se commander à lui-même, se dompter, se soumettre, et s'imposer des lois l'homme, en un mot, n'est homme que parce qu'il a su se réunir à l'homme."
Buffon, Discours sur la nature des animaux, in Histoire naturelle, tome IV, 1753, p. 96.
"Si chaque homme se suffisait à lui-même, il n'aurait nul besoin de vivre en société ; nos besoins, nos désirs, nos fantaisies nous mettent dans la dépendance des autres, et font que chacun de nous, pour son propre intérêt, est forcé d'être utile à des êtres capables de lui procurer les objets qu'il n'a pas lui-même. Une nation n'est que la réunion d'un grand nombre d'hommes liés les uns aux autres par leurs besoins ou leurs plaisirs ; les plus heureux y sont ceux qui ont le moins de besoins et qui ont le plus de moyens de les satisfaire."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XV, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 365.
"Si l'intérêt rapproche les hommes, ce n'est jamais que pour quelques instants ; il ne peut créer entre eux qu'un lien extérieur. Dans le fait de l'échange, les divers agents restent en dehors les uns des autres, et l'opération terminée, chacun se retrouve et reprend tout entier. Les consciences ne sont que superficiellement en contact ; ni elles ne se pénètrent, ni elles n'adhèrent fortement les unes aux autres. Si même on regarde au fond des choses, on verra que toute harmonie d'intérêts recèle un conflit latent ou simplement ajourné. Car, là où l'intérêt règne seul, comme rien ne vient refréner les égoïsmes en présence, chaque moi se trouve vis-à-vis de l'autre sur le pied de guerre et toute trêve à cet éternel antagonisme ne saurait être de longue durée. L'intérêt est, en effet, ce qu'il y a de moins constant au monde. Aujourd'hui, il m'est utile de m'unir à vous ; demain la même raison fera de moi votre ennemi. Une telle cause ne peut donc donner naissance qu'à des rapprochements passagers et à des associations d'un jour."
Durkheim, De la division du travail social, 1893, Félix Alcan, p. 222.
"La société […] est la source et le lieu de tous les biens intellectuels qui constituent la civilisation. C'est de la société que nous vient tout l'essentiel de notre vie mentale. Notre raison individuelle est et vaut ce que vaut cette raison collective et impersonnelle qu'est la science, qui est une chose sociale au premier chef et par la manière dont elle se fait et par la manière dont elle se conserve. Nos facultés esthétiques, la finesse de notre goût dépendent de ce qu'est l'art, chose sociale au même titre. C'est à la société que nous devons notre empire sur les choses qui fait partie de notre grandeur. C'est elle qui nous affranchit de la nature. N'est-il pas naturel dès lors que nous nous la représentions comme un être psychique supérieur à celui que nous sommes et d'où ce dernier émane ? Par suite, on s'explique que, quand elle réclame de nous ces sacrifices petits ou grands qui forment la trame de la vie morale, nous nous inclinions devant elle avec déférence.
Le croyant s'incline devant Dieu, parce que c'est de Dieu qu'il croit tenir l'être, et particulièrement son être mental, son âme. Nous avons les mêmes raisons d'éprouver ce sentiment pour la collectivité."
Durkheim, Sociologie et philosophie, "Réponses aux objections", 1906.
"On serait tenté d'expliquer toute l'organisation sociale par le besoin de manger et de se vêtir, l'Economique dominant et expliquant alors tout le reste ; seulement il est probable que le besoin d'organisation est antérieur au besoin de manger. On connaît des peuplades heureuses qui n'ont point besoin de vêtements et cueillent leur nourriture en étendant la main; or elles ont des rois, des prêtres, des institutions, des lois, une police ; j'en conclus que l'homme est citoyen par nature. J'en conclus autre chose, c'est que l'Economique n'est pas le premier des besoins. Le sommeil est bien plus tyrannique que la faim. On conçoit un état où l'homme se nourrirait sans peine ; mais rien ne le dispensera de dormir, si fort et si audacieux qu'il soit, il sera sans perceptions, et par conséquent sans défense, pendant le tiers de sa vie à peu près. Il est donc probable que ses premières inquiétudes lui vinrent de ce besoin-là ; il organisa le sommeil et la veille : les uns montèrent la garde pendant que les autres dormaient; telle fut la première esquisse de la cité. La cité fut militaire avant d'être économique. Je crois que la Société est fille de la peur, et non pas de la faim. Bien mieux, je dirais que le premier effet de la faim a dû être de disperser les hommes plutôt que de les rassembler, tous allant chercher leur nourriture justement dans les régions les moins explorées. Seulement, tandis que le désir les dispersait, la peur les rassemblait. Le matin, ils sentaient la faim et devenaient anarchistes. Mais le soir ils sentaient la fatigue et la peur, et ils aimaient les lois."
Alain, Propos sur les pouvoirs, 1925, 22 juillet 1908.
"[…] Il faut tenir compte d'un caractère propre à toutes les relations humaines et qui se précise à mesure que s'accentue dans une société la division des fonctions : leur ambivalence ouverte ou latente. Les relations entre individus et entre couches fonctionnelles se signalent en effet par une ambivalence ou même par une polyvalence des intérêts, d'autant plus marquées que le réseau des interdépendances où s'insère l'existence sociale des individus, ou toute classe fonctionnelle, s'amplifie et se ramifie. Au sein d'un réseau de ce genre, tous les individus, tous les groupes, ordres et classes, dépendant de quelque manière les uns des autres ; ils sont des amis, des alliés, des partenaires potentiels dans l'action, mais ils sont aussi les représentants d'intérêts opposés, des concurrents, des adversaires en puissance".
Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, tr. fr. P. Kamnitzer, Presses Pocket, p. 107.
"Surtout aux niveaux les plus primitifs, où la rigueur du milieu géographique et l'état rudimentaire des techniques rendent hasardeux, aussi bien la chasse et le jardinage, que le ramassage et la cueillette, l'existence serait presque impossible pour un individu abandonné à lui-même. Une des impressions les plus profondes que nous gardions de nos premières expériences sur le terrain est celle du spectacle, dans un village indigène du Brésil central, d'un homme jeune, accroupi des heures entières dans le coin d'une hutte, sombre, mal soigné, effroyablement maigre et, semblait-il, dans l'état d'abjection la plus complète. Nous l'avons observé plusieurs jours de suite - il sortait rarement, sauf pour chasser, solitaire, et quand autour des feux, commençaient les repas familiaux, il aurait le plus souvent jeûné si, de temps à autre, une parente n'avait déposé à ses côtés un peu de nourriture qu'il absorbait en silence. Lorsque, intrigués par ce singulier destin, nous demandâmes enfin quel était ce personnage, auquel nous prêtions quelque grave maladie, on nous répondit, en riant de nos suppositions : « c'est un célibataire » ; telle était en effet l'unique raison de cette malédiction apparente. Cette expérience s'est souvent renouvelée depuis lors. Le célibataire misérable, privé de nourriture les jours où, après des expéditions de chasse ou de pêche malheureuses, le menu se borne aux fruits de la collecte et du ramassage, parfois du jardinage, féminins, est un spectacle caractéristique de la société indigène. Et ce n'est pas seulement la victime directe qui se trouve placée dans une situation difficilement supportable - les parents ou amis dont elle dépend, dans de pareils cas, pour sa subsistance, supportent avec humeur sa muette anxiété; car chaque famille retire, des efforts conjugués du mari et de la femme, souvent à peine de quoi ne pas mourir de faim. Il n'est donc pas exagéré de dire que, dans de telles sociétés, le mariage présente une importance vitale pour chaque individu. Car chaque individu est doublement intéressé, non seulement à trouver pour soi-même un conjoint, mais aussi à prévenir l'occurrence, dans son groupe, de ces deux calamités de la société primitive : le célibataire et l'orphelin."
Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1947, Éd. Mouton, 1967, p. 46.
"Dans ce monde où le rapport de forces entre les groupes humains et les représentants bien plus nombreux de la nature extérieure à l'homme n'était pas encore équilibré, où le rapport de forces entre créatures humaines et autres créatures n'avait pas encore aussi résolument penché en faveur de l'homme qu'il le fit par la suite, avec les groupes humains occupant des habitations et des colonies sédentaires qu'ils avaient eux-mêmes fondées, le groupe revêtait pour l'individu une fonction protectrice absolument indispensable en même temps qu'indéniable. Dans un monde où les hommes étaient perpétuellement soumis à la menace d'animaux physiquement plus puissants et parfois même plus rapides et plus agiles, un individu seul entièrement remis à lui-même n'aurait guère eu de chances de survie.
Comme chez beaucoup de singes anthropoïdes, la vie collective revêtait donc aussi chez l'homme une indispensable fonction de survie."
Norbert Elias, "Les transformations de l'équilibre « nous-je »", 1987, tr. fr. Jeanne Étoré, in La société des individus, Pocket, Paris, 1997, p. 224-225.