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Société et égalité/inégalité

  "Certains sont d'avis qu'il est contre nature qu'un seul homme soit le maître absolu de tous les citoyens, là où la cité est composée d'hommes semblables entre eux : car, disent-ils, les êtres semblables en nature doivent, en vertu d'une nécessité elle-même naturelle, posséder les mêmes droits et la même valeur ; ils en tirent cette conséquence que s'il est vrai qu'une répartition égale de nourriture et de vêtements entre des personnes inégales est une chose nuisible aux corps, ainsi en est-il aussi au sujet de la distribution des honneurs ; et par suite il en est de même quand les personnes égales reçoivent un traitement inégal, et ce serait là précisément la raison pour laquelle il est juste que nul ne commande plus qu'il n'obéit, et qu'ainsi chaque citoyen soit appelé tour de rôle commander et à obéir, alternance qui n'est dès lors rien d'autre qu'une loi, puisque l'ordre est une loi."

 

Aristote, Politique, III, 16, 1287 a 11-19.


 

  "Il y a dans l'état de nature une égalité de fait réelle et indestructible, parce qu'il est impossible dans cet état que la seule différence d'homme à homme soit assez grande pour rendre l'un dépendant de l'autre. Il y a dans l'état civil une égalité de droit chimérique et vaine, parce que les moyens destinés à la maintenir servent eux-mêmes à la détruire, et que la force publique ajoutée au plus fort pour opprimer le faible rompt l'espèce d'équilibre que la nature avait mis entre eux[1]. De cette première contradiction découlent toutes celles qu'on remarque dans l'ordre civil entre l'apparence et la réalité. Toujours la multitude sera sacrifiée au petit nombre, et l'intérêt public à l'intérêt particulier ; toujours ces noms spécieux de justice et de subordination serviront d'instruments à la violence et d'armes à l'iniquité : d'où il suit que les ordres distingués qui se prétendent utiles aux autres ne sont en effet utiles qu'à eux-mêmes aux dépens des autres ; par où l'on doit juger de la considération qui leur est due selon la justice et la raison. Reste à voir si le rang qu'ils se sont donné est plus favorable au bonheur de ceux qui l'occupent, pour savoir quel jugement chacun de nous doit porter de son propre sort. Voilà maintenant l'étude qui nous importe ; mais pour la bien faire, il faut commencer par connaître le cœur humain."


Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762, Livre IV.


[1] L'esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser toujours le fort contre le faible, et celui qui a contre celui qui n'a rien : cet inconvénient est inévitable et il est sans exception.


 

   "La diversité qui se trouve entre les individus de l'espèce humaine met entre eux de l'inégalité, et cette inégalité fait le soutien de la société. Si tous les hommes étaient les mêmes pour les forces du corps et pour les talents de l'esprit, ils n'auraient aucun besoin les uns des autres : c'est la diversité de leurs facultés et l'inégalité qu'elles mettent entre eux qui rendent les mortels nécessaires les uns aux autres, sans cela ils vivraient isolés. D'où l'on voit que cette inégalité, dont souvent nous nous plaignons à tort, et l'impossibilité où chacun de nous se trouve de travailler efficacement tout seul à se conserver et à se procurer le bien-être, nous mettent dans l'heureuse nécessité de nous associer, de dépendre de nos semblables, de mériter leurs secours, de les rendre favorables à nos vues, de les attirer à nous pour écarter par des efforts communs ce qui pourrait troubler l'ordre dans notre machine. En conséquence de la diversité des hommes et de leur inégalité, le faible est forcé de se mettre sous la sauvegarde du plus fort ; c' est elle qui oblige celui-ci à recourir aux lumières, aux talents, à l'industrie du plus faible, lorsqu' il les juge utiles pour lui-même, cette inégalité naturelle fait que les nations distinguent les citoyens qui leur rendent des services, et en raison de leurs besoins, honorent et récompensent les personnes dont les lumières, les bienfaits, les secours et les vertus leur procurent des avantages réels ou imaginaires, des plaisirs, des sensations agréables en tout genre ; c' est par elle que le génie prend de l'ascendant sur les hommes et force des peuples entiers à reconnaître son pouvoir. Ainsi la diversité et l'inégalité des facultés tant corporelles que mentales, ou intellectuelles rendent l'homme nécessaire à l'homme, le rendent sociable, et lui prouvent évidemment la nécessité de la morale."

 

Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre IX, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 238-239.


 

  "De temps immémorial, on nous répète avec hypocrisie : les hommes sont égaux, et, de temps immémorial, la plus monstrueuse inégalité pèse sur le genre humain [...]. Nous ne voulons pas seulement l'égalité inscrite des les Droits de l'homme, nous demandons la Communauté des Biens. Plus de propriété individuelle ; la terre n'est à personne, les fruits sont à tout le monde [...]. Nous ne pouvons plus souffrir que la majorité des hommes travaille et sue au service et pour le bon plaisir d'une petite minorité [...]. Disparaissez, révoltantes distinctions des riches et des pauvres, grands et petits, maîtres et valets, gouvernants et gouvernés. L'instant est venu de fonder la République des Egaux [...]. La Nation a imposé à chacun l'obligation de travailler; nul ne peut, sans crime, se soustraire au travail [...]. La nature a donné à chaque homme un droit égal à la jouissance de tous les biens [...]. Le but de la Révolution est de détruire l'inégalité [...] et d'assurer le bonheur commun; dans une véritable société, il ne doit y avoir ni riches ni pauvres [...]. La Révolution n'est pas finie parce que les riches absorbent tous les biens et commandent exclusivement, tandis que les pauvres travaillent en véritables esclaves, languissent dans la misère et ne sont rien dans l'Etat."
 

Gracchus Babeuf, Le Tribun du peuple, Écrits, 1795.


 

  "Travaillons à fonder d'abord de bonnes institutions, des institutions plébéiennes et nous serons toujours sûrs qu'une bonne constitution viendra après. Des institutions doivent assurer le bonheur commun, l'aisance égale de tous les co-associés. […]
  Nous avons posé que l'égalité parfaite est de droit primitif ; que le pacte social, loin de porter atteinte à ce droit naturel, ne doit que donner à chaque individu la garantie que ce droit ne sera jamais violé, que dès lors il ne devrait y avoir jamais eu d'institutions qui favorisassent l'inégalité, la cupidité, qui permissent que le nécessaire des uns pût être envahi, pour former un superflu aux autres. Que cependant, il était arrivé le contraire, que d'absurdes conventions s'étaient introduites dans la société et avaient protégé l'inégalité, avaient permis le dépouillement du grand nombre par le plus petit; qu'il était des époques où les derniers résultats de ces meurtrières règles sociales étaient que l'universalité des richesses de tous se trouvaient engloutie dans la main de quelques-uns ; que la paix, qui est naturelle quand tous sont heureux, devenait nécessairement troublée alors ; que la masse ne pouvant plus exister, trouvant tout hors de sa possession, ne rencontrant que des coeurs impitoyables dans la caste qui a tout accaparé, ces effets déterminaient l'époque de ces grandes révolutions fixaient ces périodes mémorables, prédites dans le livre des Temps et du Destin, où un bouleversement général dans le système des propriétés devient inévitable, où la révolte des pauvres contre les riches est d'une nécessité que rien ne peut vaincre.
  Nous avons démontré que, dès 89, nous en étions à ce point, et que c'est pour cela qu'a éclaté alors la Révolution.
  Nous avons démontré que, depuis 89, et singulièrement depuis 94 et 95, l'agglomération des calamités et de l'oppression publiques avait singulièrement rendu plus urgent l'ébranlement majestueux du Peuple contre ses spoliateurs et ses oppresseurs… […]
  Est-ce la loi agraire que vous voulez, vont s'écrier mille voix d'honnêtes gens ? Non : c'est plus que cela. Nous savons quel invincible argument on aurait à nous y opposer. On nous dirait, avec raison, que la loi agraire ne peut durer qu'un jour, que, dès le lendemain de son établissement, l'inégalité se remonterait. Les Tribuns de la France, qui nous ont précédés, ont mieux conçu le vrai système du bonheur social. Ils ont senti qu'il ne pouvait résider que dans les institutions capables d'assurer et de maintenir inaltérablement l'égalité de fait."

 

Gracchus Babeuf, "Manifeste des plébéiens", Écrits, 1795.




  "L'égalité n'existe elle-même que par l'équivalence.
  On est pauvre... non pas tant par la privation de ce qui manque à tout le monde que par le désir d'un bien connu, apprécié, et que le développement de l'intelligence, l'excitation de la sensibilité, nu tout autre cause, ont rendu nécessaire. Ce désir naît surtout de la comparaison des fortunes : voilà pourquoi le serf féodal, moins pauvre que l'esclave romain ou grec, n'était cependant pas plus heureux; pourquoi le prolétaire français, moins pauvre que le prolétaire romain, n'est pas plus heureux. […] D'où viennent toutes ces misères ? Du plus ou du moins, de la distinction des rangs, de l'inégalité. La société, dans son ensemble peut gagner en morale, en lunetières, même en richesse, mais tant que cette société renferme des moyens et des extrêmes, la distance entre le pauvre et le riche, entre le serf et le baron, reste la même ; il n'y a pas de félicité publique."

Pierre-Joseph Proudhon, Avertissement aux Propriétaires, Troisième mémoire, 1842.


 

  "Il n'est pas douteux [...] que la force n'ait été à l'origine de la division des anciennes sociétés en classes subordonnées les unes aux autres. Mais une subordination habituelle finit par sembler naturelle, et elle se cherche à elle-même une explication : si la classe inférieure a accepté sa situation pendant assez longtemps, elle pourra y consentir encore quand elle sera devenue virtuellement la plus forte, parce qu'elle attribuera aux dirigeants une supériorité de valeur. Cette supériorité sera d'ailleurs réelle s'ils ont profité des facilités qu'ils se trouvaient avoir pour se perfectionner intellectuellement et moralement ; mais elle pourra aussi bien n'être qu'une apparence soigneusement entretenue. Quoi qu'il en soit, réelle ou apparente, elle n'aura qu'à durer pour paraître congénitale : il faut bien qu'il y ait supériorité innée, se dit-on, puisqu'il y a privilège héréditaire. La nature, qui a voulu des sociétés disciplinées, a prédisposé l'homme à cette illusion. "

 

Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, 1932, Chapitre I, GF, 2012, p. 147-148.



  "Je pourrais peut-être rappeler que c'est uniquement parce que les hommes sont inégaux que nous pouvons les traiter également. Si tous les gens étaient complètement égaux par leurs dons et par leurs goûts, il nous faudrait les traiter différemment pour obtenir une quelconque forme d'organisation sociale. Ils ne sont pas égaux et c'est heureux : ce n'est que grâce à cela que la différenciation de rôles n'a pas besoin d'être déterminée par la décision arbitraire de quelque volonté organisatrice, mais qu'après avoir établi l'égalité formelle des règles s'appliquant à tous de la même façon, nous pouvons laisser chaque individu trouver son niveau propre.
  Il y a toute la différence du monde entre le fait de traiter les gens de façon égale et une tentative pour les rendre égaux. Tandis que le premier est la condition d'une société libre, la seconde signifie, comme Tocqueville l'a décrite, une nouvelle forme de la servitude."

 

Friedrich Hayek, "Vrai et faux individualisme", The Twelfth Finlay Lecture, 1945.



    "La contestation du caractère naturel de l'esclavage ainsi que de la division de l'espèce humaine en groupements politiques ou ethniques distincts trouve son expression la plus simple dans l'idée que tous les hommes sont par nature libres et égaux. La liberté et l'égalité naturelles sont inséparables l'une de l'autre. Si tous les hommes sont libres par nature, aucun n'est supérieur à l'autre et donc par nature tous les hommes sont égaux entre eux. Si tous les hommes sont par nature libres et égaux, il est contre nature de traiter quiconque comme s'il n'était ni libre ni égal : la sauvegarde ou la restauration de la liberté ou de l'égalité naturelle est impliquée dans le droit naturel. Ainsi la cité peut être contre le droit naturel, puisqu'elle est fondée sur l'inégalité ou la subordination, et sur la limitation des libertés. La négation réelle de la liberté et de l'égalité naturelles par la cité doit être attribuée à la contrainte et en fin de compte à l'erreur ou à la corruption de la nature. Autrement dit, on pourra penser que la liberté et l'égalité naturelles ont été parfaitement réelles à l'origine quand la nature n'était pas encore corrompue par l'opinion. Sur la doctrine de la liberté et de l'égalité naturelles se greffe ainsi l'évocation d'un âge d'or. Mais on ne peut affirmer que l'innocence originelle n'est pas irrévocablement perdue, et qu'en dépit du caractère naturel de la liberté et de l'égalité la société civile s'avère indispensable. On doit alors rechercher comment la société civile peut s'accorder avec la liberté et l'égalité naturelles. La seule voie possible est d'admettre que la société civile, dans la mesure où elle est d'accord avec le droit naturel, repose sur le consentement, ou plus précisément sur le contrat qui lie entre eux des individus libres et égaux."


Léo Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, tr. fr. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Champs Flammarion, 1986, p. 112-113.

 

    "L'égalité de condition, à coup sûr un impératif fondamental de justice, est aussi l'une des plus grandes et des plus hasardeuses entreprises de l'humanité moderne. Plus les conditions sont égales, moins il est facile d'expliquer les différences réelles entre les individus et moins, en fait, les individus et les groupes sont égaux entre eux. Cette conséquence troublante apparut pleinement quand l'égalité cessa d'être perçue comme par le passé, l'égalité devant un Dieu omnipotent ou l'égalité devant un destin commun tel que la mort. Chaque fois que l'égalité devient un fait banal, sans possibilité de mesure ou d'explication, il y a très peu de chances pour qu'on la reconnaisse simplement comme le principe de fonctionnement d'une organisation politique dans laquelle des personnes, par ailleurs inégales entre elles, jouissent de droits égaux. Il y a au contraire toutes les chances pour qu'on y voie, à tort, une qualité innée de chaque individu, que l'on appelle « normal » s'il est comme tout le monde, et « anormal » s'il est différent. Cette perversion du concept d'égalité, transféré du plan politique au plan social, est d'autant plus dangereuse si une société ne laisse que peu de place à des groupes particuliers et à des individus, car alors leurs différences deviennent encore plus frappantes.

    Le grand défi lancé à l'époque moderne et son danger particulier furent que, pour la première fois, l'homme a affronté l'homme sans être protégé par les différences de situation et de condition. C'est précisément ce nouveau concept d'égalité qui a rendu si difficiles les relations modernes entre les races car on se retrouve là en face de différences naturelles, et on ne peut pas attendre d'un changement quelconque des conditions qu'il les rende moins visibles. C'est parce que l'égalité exige que je reconnaisse tout individu, quel qu'il soit, comme mon égal que les conflits entre des groupes différents qui, pour des motifs qui leur sont propres, refusent de se reconnaître réciproquement cette égalité de base, revêtent des formes si effroyables."
 

 

Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951, Première partie : L'antisémitisme, trad. M. Pouteau, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 283-284.


 

    "Depuis les Grecs, nous savons qu'une vie politique réellement développée conduit à une remise en question du domaine de la vie privée, et à un profond ressentiment vis-à-vis du miracle le plus troublant : le fait que chacun de nous a été fait ce qu'il est – singulier, unique et immuable. Toute cette sphère du strictement donné, reléguée au rang de la vie privée dans la société civilisée, constitue une menace permanente pour la sphère publique qui se fonde sur la loi d'égalité avec la même logique que la sphère privée repose sur la loi de la différence universelle et sur la différenciation. L'égalité, à la différence de tout ce qui est impliqué dans l'existence pure et simple, n'est pas quelque chose qui nous est donné mais l'aboutissement de l'organisation humaine, dans la mesure où elle est guidée par le principe de justice. Nous ne naissons pas égaux ; nous devenons égaux en tant que membres d'un groupe, en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des droits égaux".

 

Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951, Deuxième partie : L'impérialisme, trad. M. Leiris, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 605.



    "Notre vie politique repose sur la présomption que nous sommes capables d'engendrer l'égalité en nous organisant, parce que l'homme peut agir dans un monde commun, qu'il peut changer et construire ce monde, de concert avec ses égaux et seulement avec ses égaux. L'arrière-plan obscur du strictement donné, cet arrière-plan formé par notre nature immuable et unique, surgit sur la scène politique comme l'intrus qui, dans son impitoyable différence, vient nous rappeler les limites de l'activité humaine - qui sont identiques aux limites de l'égalité humaine. La raison pour laquelle les communautés politiques vraiment développées, telles les anciennes cités-États ou les États-nations modernes, se montrent si attentives au problème de l'homogénéité ethnique, c'est qu'elles espèrent éliminer, aussi complètement que possible, ces différences et ces différenciations naturelles omniprésentes qui, en elles-mêmes, déclenchent la haine aveugle, la méfiance et la discrimination, parce qu'elles n'indiquent que trop clairement les domaines où les hommes ne peuvent pas agir ou transformer à leur guise, c'est-à-dire les limites de l'artifice humain. L' « étranger » est le symbole effrayant du fait de la différence en tant que telle, de l'individualité en tant que telle : il désigne les domaines dans lesquels l'homme ne peut ni transformer ni agir, et où par conséquent il a une tendance marquée à détruire. Si, dans une communauté blanche, un Nègre est considéré comme nègre uniquement comme tel, il perd, en même temps que son droit à l'égalité, cette liberté d'action spécifiquement humaine ; tous ses actes sont alors interprétés comme les conséquences « nécessaires » de certaines qualités « nègres » ; il devient un certain spécimen d'une espèce animale appelée homme. C'est bien ce qui arrive à ceux qui ont perdu toute qualité politique distincte et qui sont devenus des êtres humains, et rien que cela. Sans aucun doute, partout où la vie publique et sa loi d'égalité seront complètement victorieuses, partout où une civilisation parviendra à éliminer ou à réduire à son degré minimum l'arrière-plan obscur de la différence, elles finiront par se pétrifier et par être punies, si l'on peut dire, pour avoir oublié que l'homme n'est que le maître et non le créateur du monde".


Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951, Deuxième partie : L'impérialisme, trad. M. Leiris, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 605-606.


  

  "Ce que l'égalité est au corps politique - son principe profond -la discrimination l'est à la société. La société est ce curieux et en quelque sorte hybride champ entre le politique et le privé où, depuis le commencement de l'ère moderne, la plupart des hommes ont passé la majeure partie de leur vie. Car chaque fois que nous quittons les quatre murs protecteurs de notre demeure privée et en passons le seuil pour gagner le monde public, nous entrons premièrement, non pas dans le domaine politique de l'égalité, mais dans la sphère sociale. Nous sommes poussés dans cette sphère par le besoin de gagner notre vie, attirés par le désir de suivre notre vocation ou alléchés par le plaisir d'avoir de la compagnie, et une fois que nous y sommes entrés, nous devenons sujets au vieil adage « le semblable attire le semblable », lequel contrôle tout le champ de la société dans la variété innombrable de ses groupes et associations. Ce qui compte ici, ce n'est pas la distinction personnelle, mais les différences en vertu desquelles les personnes appartiennent à certains groupes dont le caractère identifiable exige qu'ils se distinguent d'autres groupes dans le même domaine. Dans la société américaine, les gens se regroupent et donc se discriminent les uns des autres selon des frontières de métier, de revenu et d'origine ethnique, alors qu'en Europe, les frontières suivent l'origine de classe, l'instruction et les manières. Du point de vue de la personne humaine, aucune de ces pratiques discriminatoires n'a de sens ; mais on peut se demander si la personne humaine en tant que telle apparaît jamais dans le champ social. En tout cas, sans un certain type de discrimination, la société cesserait tout simplement d'exister et les très importantes possibilités que recèlent la libre association et la formation de groupes disparaîtraient."

 

Hannah Arendt, Réflexions sur Little Rock, 1959, in Responsabilité et jugement, tr. fr. Jean-Luc Fidel, Payot, p. 262-263.


 

  "Au moraliste, la société bororo administre une leçon : qu'il écoute ses informateurs indigènes : ils lui décriront,comme ils l'ont fait pour moi, ce ballet où deux moitiés village s'astreignent à vivre et à respirer l'une par l'autre ; échangeant les femmes, les biens et les services dans un fervent souci de réciprocité ; mariant leurs enfants entre eux, enterrant mutuellement leurs morts, se garantissant l'une à l'autre que la vie est éternelle, le monde secourable et la société juste. Pour attester ces vérités et s'entretenir dans ces convictions, leurs sages ont élaboré une cosmologie grandiose ; ils l'ont inscrite dans le plan de leurs villages et dans la distribution des habitations. Les contradictions auxquelles ils se heurtaient, ils les ont prises et reprises, n'acceptant jamais une opposition au profit d'une autre, coupant tranchant les groupes, les associant et les affrontant, faisant de toute leur vie sociale et spirituelle un blason où la symétrie et l'asymétrie se font équilibre, comme les dessins dont une belle Caduveo, plus obscurément torturée par le même souci, balafre son visage. Mais que reste-t-il de tout cela, que subsiste-t-il des moitiés, des contre-moitiés, des clans, des sous-clans, devant cette constatation que semblent nous imposer les observations récentes? Dans une société compliquée comme à plaisir, chaque clan est réparti en trois groupes : supérieur, moyen et inférieur, et par-dessus toutes les réglementations plane celle qui oblige un supérieur d'une moitié à épouser un supérieur de l'autre, un moyen, un moyen et un inférieur, un inférieur, c'est-à-dire que, sous le déguisement des institutions fraternelles, le village bororo revient en dernière analyse à trois groupes, qui se marient toujours entre eux. Trois sociétés qui, sans le savoir, resteront à jamais distinctes et isolées, emprisonnée chacune dans une superbe dissimulée même à ses yeux par des institutions mensongères, de sorte que chacune est la victime inconsciente d'artifices auxquels elle ne peut plus découvrir un objet. Les Bororo ont eu beau épanouir leur système dans une prosopopée fallacieuse, pas plus que d'autres ils ne sont parvenus à démentir cette vérité : la représentation qu'une société se fait du rapport entre les vivants et les morts se réduit à un effort pour cacher, embellir ou justifier, sur le plan de la pensée religieuse, les relations réelles qui prévalent entre les vivants."

 

 

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955, Chapitre XXIII, Pocket, p. 283-284.


 

  "C'est la découverte de l'Amérique qui, on le sait, a fourni à l'Occident l'occasion de sa première rencontre avec ceux que, désormais, on allait nommer Sauvages. Pour la première fois, les Européens se trouvaient confrontés à un type de société radicalement différent de tout ce que jusqu'alors ils connaissaient, ils avaient à penser une réalité sociale qui ne pouvait prendre place dans leur représentation traditionnelle de l'être social en d'autres termes, le monde des Sauvages était littéralement impensable pour la pensée européenne. Ce n'est pas ici le lieu d'analyser en détail les raisons de cette véritable impossibilité épistémologique : elles se rapportent à la certitude, coextensive à toute l'histoire de la civilisation occidentale, sur ce qu'est et ce que doit être la société humaine, certitude exprimée dès l'aube grecque de la pensée européenne du politique, de la polis, dans l'œuvre fragmentaire d'Héraclite. À savoir que la représentation de la société comme telle doit s'incarner dans une figure de l'Un extérieure à la société, dans une disposition hiérarchique de l'espace politique, dans la fonction de commandement du chef, du roi ou du despote. Il n'est de société que sous le signe de sa division en maîtres et sujets. Il résulte de cette visée du social qu'un groupement humain ne présentant pas le caractère de la division ne saurait être considéré comme une société. Or, qui les découvreurs du Nouveau Monde virent-ils surgir sur les rivages atlantiques ? « Des gens sans foi, sans loi, sans roi », selon les chroniqueurs du XVIe siècle. La cause était entendue : ces hommes à l'état de nature n'avaient point encore accédé à l'état de société."

 

Pierre Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, 1977, Éditions de l'aube, 2013, p. 8-9.



  "La question de l'institution excède de loin la « théorie » ; penser l'institution telle qu'elle est, comme création social-historique, exige de briser le cadre logique ontologique hérité ; proposer une autre institution de la société relève d'un projet et d'une visée politiques, qui peuvent être discutés et argumentés, mais non être « fondés » sur une Nature ou une Raison quelconques (fussent-elles la « nature » ou la « raison » de l'  « histoire »).
Franchir cette limite exige de comprendre cette « banalité » : la valeur (« même économique »), l'égalité, la justice ne sont pas des « concepts » que l'on pourrait fonder, construire […] dans et par la théorie. Ce sont des idées/significations politiques concernant l'institution de la société telle qu'elle pourrait être et que nous voudrions qu'elle soit – institution qui n'est pas ancrée dans un ordre naturel, logique ou transcendant. Les hommes ne naissent ni libres, ni non-libres, ni égaux, ni non-égaux. Nous les voulons (nous nous voulons) libres et égaux dans une société juste et autonome – sachant que le sens de ces termes ne pourra jamais être définitivement défini, et que le secours que la théorie pourrait apporter à cette tâche est toujours radicalement limité et essentiellement négatif."

 

Cornelius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe I, 1978, Points essais, p. 411-412.


 

 "Trop souvent diversité biologique et diversité sociale ou culturelle sont confondues. Certains invoquent la diversité biologique à l'appui d'un ordre social : les inégalités seraient justifiées par un prétendu ordre naturel qui leur permettrait de classer les individus en fonction d'une « norme » qu'ils ont eux-mêmes fixée. Ou bien la diversité biologique est considérée comme sujet de scandale par ceux qui critiquent l'ordre social et voudraient voir tous les individus identiques. C'est ainsi, par exemple, qu'on entend parler des « inégalités devant la maladie ». Cela n'a aucun sens. C'est devant les soins qu'il y a des inégalités. Pas devant la maladie. On peut parler de différences devant la maladie, non d'inégalités. Car on confond là deux notions distinctes : l'identité et l'égalité. Il n'y a pas d'égalité en biologie. Les molécules et les cellules ne sont ni égales ni inégales. [...] Mais trop souvent cette confusion est utilisée à des fins politiques et sociales : ou bien quand on cherche à plaquer l'égalité sur l'identité ; ou bien quand, au contraire, on veut préserver l'inégalité en la justifiant par les différences. Mais c'est précisément parce que les êtres humains sont différents que l'égalité a dû être inventée ; parce qu'il y a des forts et des faibles, des malins et des imbéciles. Si nous étions tous identiques, l'idée d'égalité serait sans intérêt."

 

François Jacob, La Souris, l'homme, la mouche, 1997, "Le même et l'autre", Odile Jacob, Paris, 2000, p. 150-151.
 


Date de création : 29/05/2006 @ 21:51
Dernière modification : 25/02/2024 @ 12:28
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