"Si les hommes étaient ainsi disposés par la Nature qu'ils n'eussent de désir que pour ce qu'enseigne la vraie Raison, certes, la société n'aurait besoin d'aucune lois, il suffirait absolument d'éclairer les hommes par des enseignements moraux pour qu'ils fissent d'eux-mêmes et d'une âme libérale ce qui est vraiment utile. Mais tout autre est la disposition de la nature humaine ; tous observent bien leur intérêt, mais ce n'est pas suivant l'enseignement de la droite Raison ; c'est le plus souvent entraînés par leur seul appétit de plaisir et les passions de l'âme (qui n'ont aucun égard à l'avenir et ne tiennent compte que d'elles-mêmes qu'ils désirent quelque objet et le jugent utile. De là vient que nulle société ne peut subsister sans un pouvoir de commandement et une force, et conséquemment sans des lois qui modèrent et contraignent l'appétit du plaisir et des passions sans frein."
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, Chap. V, O.C. pp. 684-685,trad. Ch. Appuhn, Éd. Flammarion, coll. GF, 1965, p. 106.
"Nous pouvons pousser ceci plus loin et remarquer que deux objets sont liés par la relation de cause à effet non seulement quand l'un d'eux produit en l'autre un mouvement ou un acte quelconque, mais encore quand il a le pouvoir de le produire. Et c'est là, nous pouvons le noter, la source de toutes les relations d'intérêt et de devoir, par lesquelles les hommes s'influencent mutuellement dans la société et se placent dans les chaînes du gouvernement et de la subordination. Un maître est cet homme qui, par sa situation, laquelle a son origine dans la force ou dans un accord, a le pouvoir de diriger en certains points les actions d'un autre homme qu'on appelle serviteur. Un juge est un homme qui, dans tous les cas litigieux, peut assurer par sa décision la possession ou la propriété d'une chose quelconque à un membre quelconque de la société. Quand une personne est dotée d'un pouvoir, il ne faut rien de plus pour que celui-ci passe à l'acte que l'exercice de sa volonté ; et, dans tous les cas, cet exercice est considéré comme possible et, dans de nombreux cas, comme probable ; spécialement dans le cas de l'autorité, où l'obéissance du sujet est un plaisir et un avantage pour son supérieur."
Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre I, I, 4, GF, p. 55-56.
"Il y a deux sortes de dépendance, celle des choses qui est de la nature, celle des hommes qui est de la société. La dépendance des choses n'ayant aucune moralité ne nuit point à la liberté et n'engendre point de vices, la dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous et c'est par elle que le maître et l'esclave se dépravent mutuellement. S'il y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la société c'est de substituer la loi à l'homme et d'armer les volontés générales d'une force réelle supérieure à l'action de toute volonté particulière.
Si les lois des hommes avaient comme celles de la nature une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût faire plier, la dépendance des hommes redeviendrait alors celle des choses, on réunirait dans la république tous les avantages de l'état naturel et ceux de l'état civil, on joindrait à la liberté qui maintient l'homme exempt de vice, la moralité qui l'élève à la vertu."
Rousseau, Émile ou De l'éducation, 1762, in Oeuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, t. III, 1964, p. 311.
"La plupart de nos fautes sont occasionnées par une sorte de désaccord entre nous et les institutions sociales. Nous arrivons à la jeunesse, souvent avant de connaître, et presque toujours avant de concevoir, ces institutions compliquées. Elles nous entourent de barrières que nous franchissons quelque fois sans nous en apercevoir. Alors s'établit, entre nous et nos alentours, une opposition qui s'accroît par l'impression même qu'elle produit. Cette opposition varie dans ses formes ; mais on peut la reconnaître dans toutes les classes de la société : dans les classes supérieures, depuis le misanthrope qui s'isole, jusqu'à l'ambitieux et au conquérant ; dans les classes inférieures, depuis le malheureux qui s'étourdit par l'ivresse, jusqu'à celui qui commet des attentats : tous sont des hommes en opposition avec les institutions sociales. Cette opposition se développe avec plus de violence, là où se trouve le moins de lumières. Elle s'affaiblit, à mesure que nous avançons en âge, que l'énergie des passions s'affaisse, que nous n'évaluons la vie que ce qu'elle vaut, et que le besoin de l'indépendance devient moins impérieux que le besoin du repos."
Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la Constitution actuelle de la France, Annexe 7, 1815, in Écrits politiques, 2004, Folio essais, p. 585-586.
"Et tout d'abord toute société exige nécessairement un accommodement réciproque, une volonté d'harmonie : aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul ; qui n'aime donc pas la solitude n'aime pas la liberté, car on n'est libre qu'étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d'autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c'est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s'y pèse à sa vraie valeur."
Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1851, Collection Quadrige, PUF, 1943, p. 101.
"Du groupe de règles qui viennent d'être établies se dégage une certaine conception de la société et de la vie collective.
Deux théories contraires se partagent sur ce point les esprits.
Pour les uns, comme Hobbes, Rousseau, il y a solution de continuité entre l'individu et la société. L'homme est donc naturellement réfractaire à la vie commune, il ne peut s'y résigner que forcé. Les fins sociales ne sont pas simplement le point de rencontre des fins individuelles ; elles leur sont plutôt contraires. Aussi, pour amener l'individu à les poursuivre, est-il nécessaire d'exercer sur lui une contrainte, et c'est dans l'institution et l'organisation de cette contrainte que consiste, par excellence, l'oeuvre sociale. Seulement, parce que l'individu est regardé comme la seule et unique réalité du règne humain, cette organisation, qui a pour objet de le gêner et de le contenir, ne peut être conçue que comme artificielle. Elle n'est pas fondée dans la nature, puisqu'elle est destinée à lui faire violence en l'empêchant de produire ses conséquences anti-sociales. C'est une oeuvre d'art, une machine construite tout entière de la main des hommes et qui, comme tous les produits de ce genre, n'est ce qu'elle est que parce que les hommes l'ont voulue telle ; un décret de la volonté l'a créée, un autre décret la peut transformer. Ni Hobbes ni Rousseau ne paraissent avoir aperçu tout ce qu'il y a de contradictoire à admettre que l'individu soit lui-même l'auteur d'une machine qui a pour rôle essentiel de le dominer et de le contraindre, ou du moins il leur a paru que, pour faire disparaître cette contradiction, il suffisait de la dissimuler aux yeux de ceux qui en sont les victimes par l'habile artifice du pacte social.
C'est de l'idée contraire que se sont inspirés et les théoriciens du droit naturel et les économistes et, plus récemment, M. Spencer . Pour eux, la vie sociale est essentiellement spontanée et la société une chose naturelle. Mais, s'ils lui confèrent ce caractère, ce n'est pas qu'ils lui reconnaissent une nature spécifique ; c'est qu'ils lui trouvent une base dans la nature de l'individu. Pas plus que les précédents penseurs, ils n'y voient un système de choses qui existe par soi-même, en vertu de causes qui lui sont spéciales. Mais, tandis que ceux-là ne la concevaient que comme un arrangement conventionnel qu'aucun lien ne rattache à la réalité et qui se tient en l'air, pour ainsi dire, ils lui donnent pour assises les instincts fondamentaux du coeur humain. L'homme est naturellement enclin à la vie politique, domestique, religieuse, aux échanges, etc., et c'est de ces penchants naturels que dérive l'organisation sociale. Par conséquent, partout où elle est normale, elle n'a pas besoin de s'imposer. Quand elle recourt à la contrainte, c'est qu'elle n'est pas ce qu'elle doit être ou que les circonstances sont anormales. En principe, il n'y a qu'à laisser les forces individuelles se développer en liberté pour qu'elles s'organisent socialement.
Ni l'une ni l'autre de ces doctrines n'est la nôtre.
Sans doute nous faisons de la contrainte la caractéristique de tout fait social. Seulement, cette contrainte ne résulte pas d'une machinerie plus ou moins savante, destinée à masquer aux hommes les pièges dans lesquels ils se sont pris eux-mêmes. Elle est simplement due à ce que l'individu se trouve en présence d'une force qui le domine et devant laquelle il s'incline ; mais cette force est naturelle. Elle ne dérive pas d'un arrangement conventionnel que la volonté humaine a surajouté de toutes pièces au réel ; elle sort des entrailles mêmes de la réalité ; elle est le produit nécessaire de causes données. Aussi, pour amener l'individu à s'y soumettre de son plein gré, n'est-il nécessaire de recourir à aucun artifice ; il suffit de lui faire prendre conscience de son état de dépendance et d'infériorité naturelles - qu'il s'en fasse par la religion une représentation sensible et symbolique ou qu'il arrive à s'en former par la science une notion adéquate et définie. Comme la supériorité que la société a sur lui n'est pas simplement physique, mais intellectuelle et morale, elle n'a rien à craindre du libre examen, pourvu qu'il en soit fait un juste emploi. La réflexion, en faisant comprendre à l'homme combien l'être social est plus riche, plus complexe et plus durable que l'être individuel, ne peut que lui révéler les raisons intelligibles de la subordination qui est exigée de lui et des sentiments d'attachement et de respect que l'habitude a fixés dans son coeur .
Il n'y a donc qu'une critique singulièrement superficielle qui pourrait reprocher à notre conception de la contrainte sociale de rééditer les théories de Hobbes et de Machiavel. Mais si, contrairement à ces philosophes, nous disons que la vie sociale est naturelle, ce n'est pas que nous en trouvions la source dans la nature de l'individu ; c'est qu'elle dérive directement de l'être collectif qui est, par lui-même, une nature sui generis ; c'est qu'elle résulte de cette élaboration spéciale à laquelle sont soumises les consciences particulières par le fait de leur association et d'où se dégage une nouvelle forme d'existence . Si donc nous reconnaissons avec les uns qu'elle se présente à l'individu sous l'aspect de la contrainte, nous admettons avec les autres qu'elle est un produit spontané de la réalité ; et ce qui relie logiquement ces deux éléments, contradictoires en apparence, c'est que cette réalité d'où elle émane dépasse l'individu. C'est dire que ces mots de contrainte et de spontanéité n'ont pas dans notre terminologie le sens que Hobbes donne au premier et M. Spencer au second."
Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, 1895, Chapitre V, Section IV, PUF, 1937, p. 120-123.
"La société, qui est la mise en commun des énergies individuelles, bénéficie des efforts de tous et rend à tous leur effort plus facile. Elle ne peut subsister que si elle se subordonne l'individu, elle ne peut progresser que si elle le laisse faire : exigences opposées, qu'il faudrait réconcilier. Chez l'insecte, la première condition est seule remplie. Les sociétés de fourmis et d'abeilles sont admirablement disciplinées et unies, mais figées dans une immuable routine. Si l'individu s'y oublie lui-même, la société oublie aussi sa destination ; l'un et l'autre, en état de somnambulisme, font et refont indéfiniment le tour du même cercle, au lieu de marcher, droit en avant, à une efficacité sociale plus grande et à une liberté individuelle plus complète. Seules, les sociétés humaines tiennent fixés devant leurs yeux les deux buts à atteindre. En lutte avec elles-mêmes et en guerre les unes avec les autres, elles cherchent visiblement par le frottement et par le choc, à arrondir des angles, user des antagonismes, à éliminer des contradictions, à faire que les volontés individuelles s'insèrent sans se déformer dans la volonté sociale et que les diverses sociétés entrent à leur tour, sans perdre leur originalité ni leur indépendance, dans une société plus vaste : spectacle inquiétant et rassurant, qu'on ne peut contempler sans se dire qu'ici encore, à travers des obstacles sans nombre, la vie travaille à individuer et à intégrer pour obtenir la quantité la plus grande, la variété la plus riche, les qualités les plus hautes d'invention et d'effort."
Bergson, L'Énergie spirituelle, Essais et conférences, 1919, Chapitre I : La conscience et la vie.
"À mesure que progresse l'interpénétration réciproque des groupes humain en extension et l'exclusion de la violence physique de leurs rapports, on assiste à la formation d'un mécanisme social grâce auquel les contraintes que les hommes exercent les uns sur les autres se transforment en autocontraintes. Ces autocontraintes [...] se présentent en partie sous la forme d'une maîtrise de soi parfaitement consciente, en partie sous la forme d'habitudes soumises à une sorte d'automatisme. Elles tendent vers une modération plus uniforme, une réserve plus continue, une régulation plus précise des manifestations pulsionnelles et émotionnelles selon un schéma différencié tenant compte de la situation sociale. Mais elles provoquent aussi - suivant la pression intérieure, la situation de la société et de ses membres - des tensions et des troubles spécifiques au niveau du comportement et de la vie pulsionnelle. Elles donnent naissance, dans certains cas, à des sentiments d'inquiétude et de frustration dus au fait même que l'homme est incapable de satisfaire une partie de ses tendances et pulsions autrement que sous une forme sublimée, par exemple en imagination, en adoptant une attitude de spectateur et d'auditeur, en se laissant emporter par des rêves ou des rêveries ; dans certains cas, l'habitude de refouler les émotions va si loin - une sensation continue d'ennui ou de solitude l'atteste - que l'individu n'a plus aucune possibilité d'extérioriser sans peur ses émotions transformées ou de satisfaire directement ses pulsions refoulées. Certains secteurs de la vie pulsionnelle se trouvent en quelque sorte « anesthésiés » par les structures spécifiques du réseau d'interdépendances dans lequel l'enfant grandit. Ils s'entourent, sous la pression des dangers que leur libération comporte dans le champ social de l'enfant, de tant de craintes et de phobies automatiques qu'ils restent, dans certains cas, isolés et inaccessibles toute la vie. Il peut arriver aussi que certains secteurs de la vie pulsionnelle s'infléchissent pendant qu'on essaie de faire de lui un être « civilisé » -,de telle manière que ses énergies ne se manifestent plus que par des voies détournées, par des actes compulsionnels et d'autres symptômes pathologiques. Dans d'autres cas encore, ces énergies - profondément altérées - se manifestent par des attirances et des antipathies incontrôlables et exclusives ou par des manies irrationnelles. Dans un cas comme dans l'autre, une inquiétude intérieure permanente et apparemment non motivée peut être l'indice d'énergies pulsionnelles refoulées d'une manière telle que toute satisfaction véritable est exclue."
Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, tr. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 198-199.
"Aucune société ne peut exister sans une canalisation des pulsions et émotions individuelles, sans une régulation précise du comportement de chacun. Cette régulation est inconcevable sans contraintes, et toute contrainte se traduit au niveau de la personne qui la subit par une crainte. Il ne faut pas se faire d'illusions. Là où des hommes vivent ensemble, sous quelque statut que ce soit, là où il y a confrontation d'ambitions et d'actions, que ce soit au travail, dans les relations sociales ou amoureuses, la production et la reproduction de craintes est une nécessité inéluctable. Mais on aurait tort de croire ou de tenter de se persuader que les préceptes et les peurs qui marquent de leur empreinte le comportement des hommes de notre temps soient nés du seul besoin de rendre possible la cohabitation humaine, qu'ils constituent, tels que nous les voyons sous nos yeux, le minimum de contraintes et de craintes nécessaires pour assurer la balance entre tant de désirs divergents et garantir la permanence de la coopération sociale. Nos codes de comportement sont aussi contradictoires, aussi disparates que les formes de notre vie sociale, que les structures de notre société. Les contraintes auxquelles chaque individu est soumis, les craintes et les angoisses qui en sont le corollaire, sont déterminés, quant à leur nature, à leur intensité, à leur structure, par les contraintes d'interdépendance propres à notre édifice social, par les différences de niveau et les fortes tensions qui les caractérisent."
Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, 1939, trad. fr. Pierre Kamnitzer, Presses Pocket, p. 312-313.
"La tâche compensatrice incombant à la morale responsable, s'accroît à mesure que les conditions écologique et sociologiques dévient davantage de celle auxquelles la phylogenèse a adapté le comportement instinctif de l'homme, Cette déviation ne cesse d'augmenter ; et même le taux de l'augmentation s'accélère d'une manière vraiment effroyable.
Le sort de l'humanité dépend de la question si, oui ou non, la morale responsable sera capable de venir à bout de son fardeau qui s'alourdit si rapidement. Nous ne devons pas alléger ce fardeau en surestimant le pouvoir de la morale, et encore moins en lui attribuant la toute-puissance. Les chances d'aider la responsabilité morale sont bien plus grandes, si nous admettons humblement qu'elle est « seulement » un mécanisme compensateur d'une efficacité très limitée ; et qu'elle tire sa force, comme je l'ai déjà expliqué, de sources de motivation de même espèce que celles qu'elle est destinée à contrôler. La dynamique des pulsions, les différents types de comportement ritualisés par la phylogenèse ou par la culture, ensemble avec la puissance de contrôle de la morale responsable, tout cela forme un tout organisé très compliqué, pas très facile à analyser. Avoir compris l'interdépendance fonctionnelle de ses parties nous aide cependant – même au stade actuel de nos connaissances qui sont encore très incomplètes – à comprendre certains phénomènes qui, autrement, resteraient totalement incompréhensibles.
Nous souffrons tous, dans une certaine mesure, de la nécessité de contrôler nos penchants naturels par la morale responsable. Certains de nous, abondamment pourvus d'inclinations sociales, ne souffrent presque pas, mais d'autres, moins heureux, ont besoin de toute leur force pour ne pas se heurter aux exigences sévères de la société moderne. Suivant une définition psychiatrique ancienne et toujours utile, un psychopathe est un homme qui, ou bien souffre lui-même des exigences de la société, ou bien fait souffrir la société. Ainsi nous sommes dans un sens tous des psychopathes, car chacun de nous souffre de la nécessité de s'imposer un contrôle pour le bien de la communauté. La définition que nous venons de mentionner, était cependant destinée aux gens qui, sans souffrir en secret, s'effondrent ouvertement sous la pression qui leur est imposée, en devenant ou bien des névrosés ou bien des délinquants. Même selon cette définition bien plus étroite, la différence entre l'être humain « normal » et le psychopathe, ou entre le brave homme et le criminel, est bien moins précise que la différence entre l'homme sain et l'homme malade. Cette différence correspond à peu près à celle existant entre un homme dont la déficience valvulaire du cœur est équilibrée par des phénomènes de compensation, et celui qui souffre d'une maladie de cœur non compensée. Dans le premier cas, un accroissement du travail, fourni par les muscles cardiaques, suffit pour compenser les défectuosités mécaniques de valves ; le débit de pompage du cœur s'adapte aux besoins de l'organisme, au moins pour le moment. Lorsque le muscle s'affaiblit finalement, en raison de la surcharge prolongée, le cœur devient « décompensé ». Cette analogie montre aussi que fonction compensatrice coûte de l'énergie."
Konrad Lorenz, L'Agression : une histoire naturelle du mal, 1963, tr. fr. V. Fritsch, Champs Flammarion, 1977, p. 244-245.