"La vanité de l'esprit humain l'écarte et le retarde dans sa marche. Il craint de s'avilir dans les détails. Méditer sur un brin d'herbe, raisonner sur une mouche : manier le scalpel, disséquer des atomes, courir les champs pour trouver un caillou, quelle gloire y a-t-il, dans ces occupations mécaniques ; mais surtout quel profit, au prix de la peine ? Cette erreur prend sa source dans une autre qui part du même orgueil, et c'est la persuasion, où l'on s'entretient, que la vérité est comme innée dans notre entendement, qu'elle ne peut y entrer par les sens, qui servent plutôt à le troubler qu'à l'éclairer. Cette prévention, ou plutôt cette aliénation de l'esprit, est fomentée par les partisans mêmes des sens ; car en prétendant que nous recevons toutes les vérités par ce canal, ils n'ont pas laissé de perdre leur temps à la spéculation, et d'abandonner l'histoire de la nature, pour suivre les écarts de l'imagination. L'entendement crée des êtres à sa façon, c'est-à-dire, des êtres imaginables. Ses conceptions lui représentent la possibilité, et non pas l'existence des choses. De là le règne des idées abstraites, ou le monde fantastique des intellectuels, tellement accrédité par une espèce de superstition pour les choses outrées, que leurs rêves sont devenus un délire général. Tel est l'abus de cette métaphysique qui, supposant des images sans modèles, et des idées sans objet, fait de cet univers une illusion perpétuelle, et comme un chaos de ténèbres palpables. Le dégoût pour ce qu'on appelle les petites choses dans l'observation, est la marque d'un esprit étroit, qui n'aperçoit pas l'ensemble des parties et l'unité des principes. Tout ce qui entre dans l'essence des causes, est l'objet de la science de l'homme ; car la science n'est elle-même que la connaissance des causes."
Francis Bacon, "Pensées et vues générale ou récapitulation", 1607, in Œuvres philosophiques et morales, Volume 2, Chapitre XI.
"L'homme est un être raisonnable ; et comme tel, c'est dans la science qu'il puise l'aliment, la nourriture qui lui convient : mais si étroites sont les bornes de l'entendement humain, que, sous ce rapport, il ne peut espérer que peu de satisfaction, soit de l'étendue, soit de la certitude des connaissances qu'il acquiert. L'homme est un être sociable autant qu'un être raisonnable ; mais il ne lui est pas toujours donné d'avoir la jouissance d'une compagnie agréable et amusante ou de conserver lui-même son goût pour la société. L'homme est un être actif ; et cette disposition, autant que les diverses nécessités de la vie humaine, fait de lui un esclave de ses affaires et de ses occupations ; mais l'esprit demande qu'on lui donne un peu de relâche ; il ne peut rester constamment tendu vers les soucis et le travail. Il semble donc que la nature ait indiqué un genre de vie mixte comme plus convenable à l'espèce humaine, et qu'elle nous ait en secret exhortés à ne laisser aucun de ces penchant tirer par trop de son côté, au point de nous rendre incapables d'autres occupations et d'autres divertissements. Abandonnez-vous à votre passion pour la science, dit-elle, mais que votre science soit humaine, et qu'elle ait un rapport direct avec l'action et la société."
Hume, Enquête sur l'entendement humain, 1748, Section I : Des différentes sortes de philosophes.
"Le but final des sciences théoriques est donc de trouver les causes constantes des phénomènes. Il ne s'agit pas ici de décider si réellement tous les faits peuvent se ramener à de telles causes ; c'est-à-dire, si la nature est toujours intelligible, ou bien si elle présente des variations qui, se dérobant à la loi d'une causalité nécessaire, appartiennent au domaine de la spontanéité, de la liberté. Mais, on peut l'affirmer, la science qui a pour but de concevoir la nature, doit admettre la possibilité de cette conception ; et elle doit, en suite de son hypothèse, poursuivre son œuvre, ne fût-ce que pour acquérir la certitude irrécusable que nos connaissances sont limitées. […]
Enfin le problème des sciences physiques consiste à ramener tous les phénomènes naturels à des forces invariables attractives et répulsives, dont l'intensité dépend de la distance des centres d'action.
La possibilité de comprendre parfaitement la nature est subordonnée à la solution de ce problème. [...]
La science théorique, à moins de s'arrêter à mi-chemin, doit donc mettre ses vues en harmonie avec le principe présenté sur la nature des forces élémentaires et les conséquences de ce principe. Sa mission sera achevée lorsqu'elle aura défini tous les phénomènes au moyen de forces élémentaires, et démontré que cette définition est la seule possible et compatible avec les faits. Une telle définition serait considérée comme la forme nécessaire de la conception de la nature, et l'on pourrait lui donner le titre de Vérité objective."
Hermann Ludwig von Helmholtz, Mémoire sur la conservation de l'énergie, 1847, Introduction, tr. fr. Louis Pérard, Paris, Victor Masson et fils, 1869, p. 58-59, 62 et 63.
"La logique spéculative avait jusqu'alors consisté à raisonner, d'une manière plus ou moins subtile, d'après des principes confus, qui, ne comportant aucune preuve suffisante, suscitaient toujours des débats sans issue. Elle reconnaît désormais, comme règle fondamentale que toute proposition qui n'est pas strictement réductible à la simple énonciation d'un fait, ou particulier ou général, ne peut offrir aucun sens réel et intelligible. Les principes qu'elle emploie ne sont plus eux-mêmes que de véritables faits, seulement plus généraux et plus abstraits que ceux dont ils doivent former le lien. Quel que soit d'ailleurs le mode, rationnel ou expérimental, de procéder à leur découverte, c'est toujours de leur conformité, directe ou indirecte, avec les phénomènes observés que résulte exclusivement leur efficacité scientifique. La pure imagination perd alors irrévocablement son antique suprématie mentale, et se subordonne nécessairement à l'observation, de manière à constituer un état logique pleinement normal, sans cesser néanmoins d'exercer, dans les spéculations positives, un office aussi capital qu'inépuisable, pour créer ou perfectionner les moyens de liaison, soit définitive, soit provisoire. En un mot, la révolution fondamentale qui caractérise la virilité de notre intelligence consiste essentiellement à substituer partout, à l'inaccessible détermination des causes proprement dites, la simple recherche des lois, c'est-à-dire des relations constantes qui existent entre les phénomènes observés. Qu'il s'agisse des moindres ou des plus sublimes effets, de choc et de pesanteur comme de pensée et de moralité, nous n'y pouvons vraiment connaître que les diverses liaisons mutuelles propres à leur accomplissement, sans jamais pénétrer le mystère de, leur production.
Non seulement nos recherches positives doivent essentiellement se réduire, en tous genres, à l'appréciation systématique de ce qui est, en renonçant à en découvrir la première origine et la destination finale ; mais il importe, en outre, de sentir que cette étude des phénomènes, au lien de pouvoir devenir aucunement absolue, doit toujours rester relative à notre organisation et à notre situation. En reconnaissant, sous ce double aspect, l'imperfection nécessaire de nos divers moyens spéculatifs, on voit que, loin de pouvoir étudier complètement aucune existence effective, nous ne saurions garantir nullement la possibilité de constater ainsi, même très superficiellement, toutes les existences réelles, dont la majeure partie peut-être doit nous échapper totalement."
Auguste Comte, Discours sur l'esprit positif, 1844, § 12, Vrin, p. 65-68.
"Au fond, toutes les sciences raisonnent de même et visent au même but. Toutes veulent arriver à la connaissance de la loi des phénomènes de manière à pouvoir prévoir, faire varier ou maîtriser ces phénomènes".
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Champs Flammarion, p. 47.
"La nature de notre esprit nous porte à chercher l'essence ou le pourquoi des choses. En cela nous visons plus loin que le but qu'il nous est donné d'atteindre ; car l'expérience nous apprend bientôt que nous ne pouvons pas aller au-delà du comment, c'est-à-dire au-delà de la cause prochaine ou des conditions d'existence des phénomènes. Sous ce rapport, les limites de notre connaissance sont, dans les sciences biologiques, les mêmes que dans les sciences physico-chimiques.
Lorsque, par une analyse successive, nous avons trouvé la cause prochaine d'un phénomène en déterminant les conditions et les circonstances simples dans lesquelles il se manifeste, nous avons atteint le but scientifique que nous ne pouvons dépasser. Quand nous savons que l'eau et toutes ses propriétés résultent de la combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène, dans certaines proportions, nous savons tout ce que nous pouvons savoir à ce sujet, et cela répond au comment, et non au pourquoi des choses. Nous savons comment on peut faire de l'eau ; mais pourquoi la combinaison d'un volume d'oxygène et de deux volumes d'hydrogène forme t-elle de l'eau ? Nous n'en savons rien."
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Champs Flammarion, p. 123-124.
"Nous donner la possibilité de prévoir des expériences futures afin que nous puissions organiser nos actions présentes d'après cette prévision : telle est prochaine tâche de notre connaissance consciente de la nature et, dans un certain sens, sa tâche la plus importante. Les expériences antérieures, qu'elles résultent d'observations fortuites ou de tentatives volontaires, serviront en toute circonstance de fondement pour résoudre ce problème de la connaissance. Pour déduire le futur du passé et atteindre à la prescience désirée, cependant, nous procédons toujours de la façon suivante : nous créons des représentations intérieures imaginaires ou des symboles des objets extérieurs et nous les façonnons de manière que les conséquences intellectuellement nécessaires des images soient toujours les images des conséquences naturellement nécessaires des objets représentés. Pour que cette exigence puisse être satisfaite, il doit exister une certaine conformité de notre esprit à la nature. L'expérience nous enseigne que cette exigence peut être satisfaite et donc qu'une telle conformité existe effectivement. Lorsqu'on a réussi à constituer, à partir de l'expérience accumulée jusqu'à présent, des images de la qualité désirée, on peut en peu de temps développer sur elles, comme sur des maquettes, les conséquences qui ne se manifesteront dans le monde extérieur que dans un avenir lointain ou par suite de notre intervention; ainsi nous avons la possibilité de devancer les faits et d'orienter nos décisions présentes en fonction de la connaissance acquise.
Les images dont nous parlons sont la représentation que nous nous faisons des choses ; elles sont conformes aux objets par un point essentiel, à savoir que l'exigence énoncée est satisfaite, mais leur fin ne nécessite pas d'autre conformité aux choses. En fait, nous ignorons, et n'avons aucun moyen de découvrir, si la représentation que nous nous faisons des choses est conforme à celles-ci en aucun point autre que cet unique rapport fondamental. Incontestablement, les images que nous voulons nous faire des choses ne sont pas encore déterminées par l'exigence qui veut que les conséquences des images soient de nouveau les images des conséquences. Il y a plusieurs images possibles pour un même objet et ces images peuvent différer sous plusieurs aspects. Dès le départ, nous devrions désigner toute image comportant une contradiction aux lois de notre raisonnement comme étant inadmissible et nous exigeons donc en premier lieu que toutes nos images soient logiquement admissibles ou admissibles tout court. Nous disons qu'une image admissible est inexacte lorsque ses rapports essentiels sont en contradiction avec les rapports des objets extérieurs, c'est-à-dire quand elle ne satisfait pas à cette première exigence fondamentale. Deuxièmement, il faut que nos images soient exactes. Mais deux images acceptables et exactes du même objet extérieur peuvent encore différer par leur utilité. Étant donné deux images d'un même objet, la plus utile sera celle qui reflète plus de rapports essentiels de l'objet que l'autre, disons la plus distincte. Si les images sont également distinctes, la plus utile des deux sera celle qui comportera, outre les traits essentiels, le plus petit nombre de rapports superflus ou insignifiants, donc la plus simple. On ne pourra éviter tout rapport insignifiant, car il en incombe déjà aux images du fait qu'elles sont seulement images, créées par notre esprit particulier et donc déterminées aussi par sa manière de représenter les choses.
Nous venons d'énumérer ce que nous exigeons des images elles-mêmes, les exigences que nous avons pour l'exposé scientifique de telles images sont tout autre chose. Nous lui demandons de nous montrer distinctement quelles sont les propriétés incluses dans l'image à des fins d'admissibilité ou d'exactitude ou d'utilité. La possibilité de modifier, d'améliorer nos images, dépend de cela. Les éléments inclus dans les images à des fins d'utilité sont contenus dans les désignations, définitions, abréviations, en un mot dans ce que nous pouvons y ajouter ou en retrancher de façon arbitraire. Les caractères inclus dans les images à des fins d'exactitude sont contenus dans les faits expérimentaux qui ont servi à leur élaboration. Ce qui appartient aux images à des fins d'admissibilité est donné par les propriétés de notre esprit. Nous pouvons trancher la question de l'admissibilité d'une image par un oui ou un non incontestables et notre décision restera définitivement valable. On peut également se prononcer de façon incontestable sur l'exactitude d'une image, mais cette décision ne vaut que pour l'état actuel de nos connaissances, étant admis qu'elle peut être révisée à la lumière d'expériences ultérieures. L'utilité d'une image ne peut être décidée de façon certaine; des opinions divergentes peuvent exister en cette matière. Chacune des images peut offrir des avantages sous un certain aspect et seul un examen progressif de nombreuses images permet d'obtenir en fin de compte celles qui sont les plus utiles.
Tels sont, me semble-t-il, les points de vue d'après lesquels il faut juger la valeur des théories physiques et de leur exposé. En tout cas, ce sont les points de vue que nous appliquerons maintenant aux différents exposés des principes de la mécanique. Il faut évidemment préciser en premier lieu ce que nous entendons par ce terme.
Au sens strict, on entendait à l'origine par principe de la mécanique tout énoncé que l'on ne ramenait pas à d'autres propositions de la mécanique elle-même, mais que l'on voulait considérer comme découlant directement d'autres sources de connaissance. Étant donné l'évolution historique, des propositions désignées à juste titre comme étant des principes, à une certaine époque et dans des conditions données, ne pouvaient manquer de conserver ce nom par la suite, bien que ce fût à tort. Depuis Lagrange, on a souvent répété que les principes du centre de gravité et des surfaces n'étaient au fond que des propositions didactiques de contenu général. On peut cependant faire la remarque, tout aussi juste, que le reste des prétendus principes ne peuvent porter ce nom indépendamment les uns des autres, et que chacun d'entre eux retombe au rang d'une déduction ou d'une proposition didactique, dès que l'exposé de la mécanique est fondé sur un ou plusieurs des autres principes. La notion de principe mécanique n'est donc pas nettement déterminée. Aussi maintiendrons-nous la dénomination coutumière .de ces propositions dans le cas d'énoncés particuliers; mais lorsque nous parlerons des principes de la mécanique en général, ce terme ne désignera pas ces propositions concrètes mais n'importe quelle sélection de telles propositions ou de propositions analogues, à la condition qu'on puisse en déduire toute la mécanique sans avoir d'autre recours à l'expérience.
Désignées de cette manière, les notions fondamentales de la mécanique et les principes qui les lient représentent l'image simple que la physique peut donner des choses, du monde sensible et de ses événements. Et comme nous pouvons exposer les principes de la mécanique de plusieurs façons différentes, en sélectionnant différemment les propositions fondamentales, nous obtenons des images différentes des choses et pouvons les examiner et les comparer quant à leur admissibilité, leur exactitude et leur utilité."
Heinrich Hertz, Principes de la Mécanique, 1876, Introduction.
"En regardant une théorie physique comme une explication hypothétique de la réalité matérielle, on la place sous la dépendance de la Métaphysique. Par là, bien loin de lui donner une forme à laquelle le plus grand nombre des esprits puissent consentir, on en limite l'acceptation à ceux qui reconnaissent la philosophie dont elle se réclame. [...]
Ne pourrait-on assigner à la théorie physique un objet tel qu'elle devînt autonome ? Fondée sur des principes qui ne relèveraient d'aucune doctrine métaphysique, elle pourrait être jugée en elle-même, et sans que les opinions des divers physiciens à son endroit dépendissent en rien des Ecoles philosophiques diverses auxquelles ils peuvent appartenir.
Ne pourrait-on, pour construire une théorie physique, concevoir une méthode qui fût suffisante ? [...]
Posons, dès maintenant, une définition de la théorie physique; cette définition, la suite de cet écrit l'élucidera et en développera tout le contenu :
Une théorie physique n'est pas une explication. C'est un système de propositions mathématiques, déduites d'un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter, aussi simplement et aussi complètement que possible, un ensemble de lois expérimentales. [...]
Ainsi, une théorie vraie, ce n'est pas une théorie qui donne, des apparences physiques, une explication conforme à la réalité ; c'est une théorie qui représente d'une manière satisfaisante un ensemble de lois expérimentales ; une théorie fausse, ce n'est pas une tentative d'explication fondée sur des suppositions contraires à la réalité ; c'est un ensemble de propositions qui ne concordent pas avec les lois expérimentales. L'accord avec l'expérience est, pour une théorie physique, l'unique critérium de vérité."
Pierre Duhem, La Théorie physique. Son objet. Sa structure, 1906, Marcel Rivière, 1914, p. 23-26.
"Finalement vous me direz s'il en est ainsi, quel est alors, au fond, l'apport positif de la science à la « vie » pratique et personnelle ? Cette question met à nouveau sur le tapis le problème de la « vocation » de la science en elle-même. Premièrement la science met naturellement à notre disposition un certain nombre de connaissances qui nous permettent de dominer techniquement la vie par la prévision, aussi bien dans le domaine des choses extérieures que dans celui de l'activité des hommes. Vous me répliquerez : après tout, cela n'est rien d'autre que la marchande de légumes du jeune Américain. Tout à fait d'accord. En second lieu, elle nous apporte quelque chose que la marchande de légumes ne peut à coup sûr nous donner : des méthodes de pensée, c'est-à-dire des instruments et une discipline. Vous me rétorquerez peut-être qu'il ne s'agit plus cette fois-ci de légumes, mais de quel, que chose qui n'est qu'un moyen pour se procurer des légumes. Soit ! Admettons-le en attendant. Mais nous ne sommes heureusement pas encore arrivés au bout du compte. Nous sommes encore en mesure de vous aider à y trouver un troisième avantage : la science contribue à une oeuvre de clarté. À condition évidemment que nous, savants, nous la possédions d'abord. nous-mêmes. S'il en est ainsi, nous pouvons vous indiquer clairement qu'en présence de tel problème de valeur qui est en jeu on peut adopter pratiquement telle position ou telle autre - je vous prie, pour simplifier, de prendre des exemples dans les situations sociales auxquelles nous avons à faire face. Quand on adopte alors telle ou telle position il faudra, suivant la procédure scientifique, appliquer tels ou tels moyens pour pouvoir mener à bonne fin son projet. Il peut arriver qu'à ce moment-là les moyens présentent par eux-mêmes un caractère qui nous oblige à les refuser. Dans ce cas il nous faudra justement choisir entre la fin et les moyens inévitables que celle-ci exige. La fin « justifie-t-elle » les moyens on non ? Le professeur peut seulement vous montrer la nécessité de ce choix, mais il ne peut faire davantage s'il se limite à son rôle de professeur et s'il ne veut pas devenir un démagogue. En outre, il peut également vous indiquer que, lorsque vous voulez, telle ou telle fin, il faudra consentir à telles on telles conséquences subsidiaires qui en résulteront suivant les leçons de l'expérience., Dans ce cas peuvent alors se présenter les mêmes difficultés qu'à propos du choix des moyens. A ce niveau nous n'avons pourtant affaire qu'à des problèmes qui peuvent également se présenter à n'importe quel technicien ; celui-ci est contraint, dans de nombreux cas, de se décider selon le principe du moindre mal ou celui du relativement meilleur. Avec cette différence cependant : une chose est d'ordinaire donnée préalablement au technicien, et même la chose capitale, le but. Or lorsqu'il s'agit de problèmes fondamentaux, le but ne nous est pas donné. Grâce à cette remarque nous pouvons définir maintenant l'ultime apport de la science au service de la clarté, apport au-delà duquel il n'y en a plus d'autres. Les savants peuvent - et doivent - encore vous dire que tel ou tel parti que vous adoptez dérive logiquement, et en toute conviction, quant à sa signification, de telle ou telle vision dernière et fondamentale du monde. Une prise de position peut ne dériver que d'une seule vision du monde mais il est également possible qu'elle dérive de plusieurs, différentes entre elles. Ainsi le savant peut vous dire que votre position dérive de telle conception et non d'une autre. Reprenons la métaphore que nous avons utilisée tout à l'heure. La science vous indiquera qu'en adoptant telle position vous servirez tel Dieu et vous offenserez tel autre parce que, si vous restez fidèles à vous-mêmes, vous en viendrez nécessairement à telles conséquences internes, dernières et significatives. Voilà ce que la science peut apporter, du moins en principe. C'est également cette oeuvre que cherchent à accomplir la discipline spéciale qu'on appelle philosophie et les méthodologies particulières aux autres disciplines. Si nous sommes, en tant que savants, à la hauteur de notre tâche (ce qu'il faut évidemment présupposer ici), nous pouvons alors obliger l'individu à se rendre compte du sens ultime de ses propres actes, ou du moins l'y aider. Il me semble que ce résultat n'est pas tellement négligeable, même en ce qui concerne la vie personnelle."
Max Weber, "Le métier et la vocation de savant", 1919, in Le Savant et le politique, tr. fr. Julien Freund, 10/18, 2005, p. 111-113.
"La science a pour but de découvrir, au moyen de l'observation et du raisonnement basé sur celle-ci, d'abord des faits particuliers au sujet du monde, puis des lois reliant ces faits les uns aux autres, et permettant (dans les cas favorables) de prévoir des événements futurs. À cet aspect théorique de la science est liée la technique scientifique, qui utilise la connaissance scientifique pour produire des conditions de confort et de luxe qui étaient irréalisables, ou tout au moins beaucoup plus coûteuses, aux époques pré-scientifiques. C'est ce dernier aspect qui donne tant d'importance à la science, même aux yeux de ceux qui ne sont pas savants."
Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 7-8.
"La science n'est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. Elle est une création de l’esprit humain au moyen d'idées et de concepts librement inventés. Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi, nos constructions mentales se justifient seulement si, et de quelle façon, nos théories forment un tel lien. […]
Un des concepts les plus primitifs est celui d'objet. Les concepts d'arbre, de cheval, ou d'un corps matériel quelconque, sont des créations qui reposent sur la base de l'expérience, bien que les impressions dont ils proviennent soient primitives en comparaison du monde des phénomènes physiques. Un chat qui taquine une souris se crée aussi, par la pensée, une réalité primitive. Le fait que le chat réagit toujours de la même manière contre n'importe quelle souris qu'il rencontre indique qu'il forme des concepts et des théories qui le guident à travers son propre monde d'impressions sensibles.
« Trois arbres » c'est quelque chose de différent de « deux arbres ». D'autre part, « deux arbres » et « deux pierres » sont des choses différentes. Les concepts des nombres purs 2, 3, 4…, dégagés des objets qui leur ont donné naissance, sont des créations de l'esprit pensant, qui décrivent la réalité de notre monde.
[…]
La réalité créée par la physique moderne est, en effet, très loin du début de la science. Mais le but de toute théorie physique reste toujours le même.
À l’aide des théories physiques nous cherchons à trouver notre chemin à travers le labyrinthe des faits observés, d'ordonner et de comprendre le monde de nos impressions sensibles. Nous désirons que les faits observés suivent logiquement de notre concept de réalité. Sans la croyance qu'il est possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la croyance en l'harmonie interne de notre monde, il ne pourrait pas y avoir de science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute création scientifique. À travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous reconnaissons l'éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme en l'harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui s'opposent à notre compréhension."
Albert Einstein et Léopold Infeld, L’Évolution des idées en physique, 1938, tr. fr. Maurice Solovine, Champs Flammarion, 1982, p. 274-276.
"Si nous réfléchissons que le progrès de notre connaissance du monde nous rapproche du monde réel métaphysique, nous ne pouvons guère nous attendre que les définitions et les notions qui le désignent ne nous éloignent pas des représentations traditionnelles ; en effet, ce serait demander que nous puissions appréhender parfaitement ce monde réel au moyen de concepts empruntés à une connaissance antérieure et naïve. Un tel vœu est irréalisable. Il est impossible de connaître la structure intime d'un objet si on refuse d'emblée de la considérer autrement qu'à l'œil nu. Mais il n'y a pas à se faire de souci à ce propos. La science se développe inexorablement. Les expériences réalisées avec des instruments perfectionnés nous demandent impérieusement de renoncer à nos représentations enracinées et vieillies pour les remplacer par des notions nouvelles, plus abstraites, auxquelles ne correspondent pas encore de représentations. Ainsi la recherche théorique progresse-t-elle de la réalité naïve vers le réel métaphysique.
Mais si importants que soient les succès obtenus, et si proche peut-être le but, il subsiste toujours, du point de vue des sciences exactes, un fossé infranchissable entre le monde phénoménologique[1] et le monde réel métaphysique, et ce fossé crée chez l'homme de science une tension qui stimule son appétit de connaissance. Mais en même temps il se heurte là à une frontière que la science n'est pas en mesure de franchir. Quels que soient ses succès, celle-ci ne pénétrera jamais jusque dans la métaphysique. Dans cette visée d'un réel absolu et son incapacité de l'atteindre réside l'élément irrationnel inhérent à l'activité scientifique. Mais le fait que la science fixe elle-même ses limites ne peut que renforcer notre confiance dans les résultats qu'elle obtient.
Le monde réel métaphysique n'est donc pas le point de départ de la recherche scientifique, mais son but inaccessible. La certitude que chaque nouvelle découverte nous fait avancer sur cette voie doit compenser pour nous les inconvénients liés à la complexité croissante de notre vision du monde".
Max Planck, "Sens et limites des sciences exactes", 1941, in L'Image du monde dans la physique moderne, Editions Gonthier-Médiations, p. 75-76.
[1] C'est-à-dire le monde construit par le physicien.
"Le but, c'est la création d'une image du monde avec des éléments réels qui n'aient plus à réclamer de perfectionnement et représentent ainsi l'ultime réalité. L'acquisition effective de ce but ne sera ni ne pourra jamais être nôtre. Mais, en vue de pouvoir au moins lui donner un nom, et pour le moment, nous appelons la réalité ultime « le monde réel »[1], dans le sens absolu, métaphysique, du mot réel. Ce que l'on doit interpréter comme exprimant le fait que le monde réel – en d'autres termes, la nature objective – se dresse derrière tout ce qui est explorable. Par opposition à ceci, la représentation scientifique du monde obtenue par notre expérience – le monde phénoménologique[2] – demeure toujours une simple approximation, un modèle plus ou moins entrevu. [...] Car la grande merveille de l’image scientifique du monde, devenant progressivement plus complète et plus parfaite, pousse nécessairement l'investigateur à rechercher sa forme ultime. [...] Cette ferme croyance au réel absolu dans la nature est ce qui constitue pour lui les prémisses immédiates, évidentes de son travail, elle fortifie à maintes reprises, son espoir d'approcher enfin d'encore un peu plus près l'essence de la nature objective et ainsi de pouvoir forcer davantage ses secrets.
[…] Mais en même temps, nous saisissons ici un aperçu des frontières que les sciences exactes sont incapables de franchir. Si profonds que soient jamais leurs résultats, si loin qu'ils aillent, elles ne peuvent jamais réussir à faire le dernier pas qui les ferait entrer au royaume de la métaphysique. Le fait que – quoique nous nous sentions inévitablement contraints de postuler l'existence d'un monde réel, au sens absolu – nous ne puissions jamais pleinement comprendre sa nature, constitue l'élément irrationnel dont la science ne peut jamais se défaire [...]
La recherche scientifique [...] doit tourner et continuellement maintenir son regard sur la réalité objective qu'elle poursuit. [...] Pourtant le monde réel de la métaphysique n'est pas le point de départ mais le but de toute entreprise scientifique, un phare qui nous fait signe et nous montre le chemin, depuis une distance si grande qu'elle est inaccessible."
Max Planck, Autobiographie scientifique et derniers écrits, 1945, tr. fr. A. George, Albin Michel, 1960, p. 145.
[1] C'est le postulat du réalisme selon lequel il existe une réalité indépendante de nous. Le contraire est l'idéalisme qui affirme qu'il n'existe de réalité que pour un esprit capable de la percevoir.
[2] Le monde tel qu'il nous apparaît dans l'expérience.
"Les analystes du langage croient qu'il n'y a pas de véritables problèmes philosophiques, ou que les problèmes de la philosophie, s'il y en a, sont des problèmes d'usage linguistique ou de sens des mots. Je crois personnellement qu'il y a au moins un problème philosophique qui intéresse tous les hommes qui pensent. C'est le problème de la cosmologie : le problème de comprendre le monde, nous-mêmes et notre connaissance en tant qu'elle fait partie du monde. Je crois que toute science est cosmologie et, pour moi, l'intérêt de la philosophie, aussi bien que celui de la science, réside uniquement dans leurs contributions à l'étude du monde. Pour moi en tout cas la philosophie, comme la science, perdraient tout leur attrait si elles devaient renoncer à un effort dans ce sens."
Karl Popper, The Logic of Scientific Discovery, 1959, preface, Routledge Classics, 2002, p. XVIII-XIX.
"Language analysts believe that there are no genuine philosophical problems, or that the problems of philosophy, if any, are problems of linguistic usage, or of the meaning of words. I, however, believe that there is at least one philosophical problem in which all thinking men are interested. It is the problem of cosmology: the problem of understanding the world — including ourselves, and our knowledge, as part of the world. All science is cosmology, I believe, and for me the interest of philosophy, no less than of science, lies solely in the contributions which it has made to it. For me, at any rate, both philosophy and science would lose all their attraction if they were to give up that pursuit."
Karl Popper, The Logic of Scientific Discovery, 1959, preface, Routledge Classics, 2002, p. XVIII-XIX.
"On entend partout aujourd'hui défendre la recherche pure dégagée de toute contingence immédiate, mais cela justement au nom de la praxis[1], au nom de puissances encore inconnues qu'elle seule peut révéler et asservir. J'accuse les hommes de science d'avoir souvent, trop souvent, entretenu cette confusion ; d'avoir menti sur leur véritable dessein, invoquant la puissance pour, en réalité, nourrir la connaissance qui seule leur importe. L'éthique de la connaissance est radicalement différente des systèmes religieux ou utilitaristes qui voient dans la connaissance non pas le tout lui-même, mais un moyen de l'atteindre. Le seul but, la valeur suprême, le « souverain bien » dans l'éthique de la connaissance, ce n'est pas, avouons-le, le bonheur de l'humanité, moins encore sa puissance temporelle ou son confort, ni même le « connais-toi toi-même » socratique, c'est la connaissance objective elle-même. Je pense qu'il faut le dire et l'enseigner, car, créatrice du monde moderne, elle est seule compatible avec lui. Éthique conquérante et par certain côtés même nietzschéenne puisqu'elle est une volonté de puissance : mais de puissance uniquement dans la noosphère. Éthique qui enseignera par conséquent le mépris de la violence et de la domination temporelle. Il ne faudra pas cacher qu'il s'agit d'une éthique sévère et contraignante qui, si elle respecte dans l'homme le support de la connaissance, définit une valeur supérieure à l'homme lui-même."
Jacques Monod, Leçon inaugurale au Collège de France, 1967.
[1] Praxis : pratique humaine.
Date de création : 30/05/2006 @ 14:33
Dernière modification : 15/02/2024 @ 18:31
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