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Les limites des sciences de l'homme |
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"La représentation traditionnelle d'une « raison » ou d'une « rationalité » qui serait donnée à tous les hommes, pour ainsi dire par nature, et constituerait une propriété innée du genre humain, éclairant uniformément tout son environnement comme la lumière d'un phare, convient assez mai à ce que nous observons réellement chez l'homme. Si répandue qu'elle reste aujourd'hui, cette idée s'inscrit dans une conception de l'homme où les observations vérifiables sont encore largement entremêlées de fantasmes nés du désir et de l'angoisse. Le principe selon lequel la pensée humaine, pourvu qu'elle puisse fonctionner sans entraves, fonctionnerait quasi automatiquement de manière identique en tous les temps et dans toutes les situations sociales, suivant des lois éternelles, est un amalgame de connaissance expérimentale et d'idéal sentimental ; et il recouvre une exigence morale (qu'il n'est pas besoin d'affronter en tant que telle) qui prend le masque de la réalité factuelle. Tant que l'on admet comme allant de soi des formes de conscience individuelle et des conceptions de cet ordre avec tous les déguisements et les falsifications qu'elles comportent, on n'a guère de chance de régler le problème qui nous occupe ici. La simple observation des sociétés industrielles de notre temps suffit à prouver la faiblesse de ces conceptions. Pratiquement rien n'est plus caractéristique de la situation et de l'empreinte subie par l'homme dans ces sociétés que le degré relativement élevé de « rationalité », son « objectivité factuelle » ou, plus exactement, l'adaptation de la pensée et le pouvoir de contrôle des événements dans le domaine des phénomènes physiques et le degré comparativement faible des deux dans le domaine de la vie collective des hommes eux-mêmes.
Ces décalages de la position de l'homme dans le vaste champ de la société se reflètent dans le décalage entre les sciences correspondantes, lequel contribue à son tour à perpétuer ces différences par un processus de rétroaction. D'une façon générale, les sciences de la nature influent sur la pensée commune relative aux phénomènes naturels dans le sens d'un refoulement des représentations fantasmatiques affectives nées des désirs et de l'angoisse, elles influent en particulier par l'intermédiaire de la réussite matérielle de leur application aux problèmes de la technique. De leur côté, tant du point de vue de leurs principes de base que de la formation de leur appareil conceptuel, les sciences sociales sont généralement encore lourdement chargées de représentations fantasmatiques affectives des individus ou groupes d'individus prédominants dans la collectivité de leur groupe social plus étendu. Même les concepts et les méthodes de recherche qui ont fait leurs preuves dans le domaine des sciences de la nature revêtent souvent une connotation magique si on les transpose sans examen critique aux sciences sociales : ils donnent à ceux qui les utilisent l'illusion d'une compréhension et d'un pouvoir qu'ils ne leur fournissent pas en réalité au même degré.
Les sciences ne s'exercent pas dans le vide. Il est donc tout à fait vain d'essayer de bâtir une science qui procède comme si c'était le cas. Agissant sur le monde qui l'entoure et produit par ce monde, le stade d'évolution des sciences humaines comme celui des sciences de la nature est caractéristique d'une situation spécifique de l'homme.
L'homme a mieux réussi en ce qui concerne les phénomènes naturels qu'en ce qui concerne les processus historiques et sociaux à se dégager du cercle vicieux qui fait dépendre son degré d'insécurité, les menaces et les dangers qui pèsent sur lui, de l'objectivité de la pensée et de l'action humaines et vice versa. Dans le cadre des sciences de la nature l'homme est progressivement parvenu au fil des siècles à endiguer les menaces, il a développé des schémas de pensée et d'action grâce auxquels il a acquis un assez haut degré d'assurance, d'objectivité et d'adaptation. Ce que nous appelons « sciences de la nature » est un élément caractéristique de cette situation.
Dans le domaine des rapports humains et sociaux, nous restons bien plus étroitement et inéluctablement prisonniers du cercle vicieux. Les hommes sont d'autant moins capables de résoudre convenablement par la pensée et dans l'action les problèmes auxquels ils se trouvent confrontés que leur vie est plus fortement menacée par des dangers, des tensions et des conflits incontrôlables, et dominée par les angoisses, les espoirs et les désirs qu'ils engendrent ; et ils sont d'autant moins capables d'endiguer les dangers, les conflits et les menaces qui pèsent sur eux qu'ils sont moins objectifs, que l'affectivité et les fantasmes jouent un rôle plus important dans la commande de leur pensée et de leur action. Autrement dit, les sciences humaines et, d'une façon tout à fait générale, l'idée que les hommes se font d'eux- mêmes en tant qu' « individus » et en tant que « sociétés » sont déterminées dans leur forme actuelle par une situation où les hommes en tant qu'individus et en tant que sociétés font peser sur la vie les uns des autres des menaces et des angoisses largement incontrôlables ; et ces formes de connaissance et de réflexion sur l'homme contribuent à leur tour à la perpétuelle reproduction de ces menaces et de ces angoisses : elles font partie intégrante de la situation, non seulement parce qu'elles sont déterminées par elle mais parce qu'elles la déterminent.
Comme autrefois dans le domaine des phénomènes naturels, le degré d'insécurité, de menace et de vulnérabilité confère des fonctions spécifiques aux fantasmes collectifs et à des pratiques semi-magiques. Là encore ces fantasmes et ces pratiques aident les hommes à rendre plus supportable l'insécurité d'une situation qu'ils ne sont pas capables de maîtriser. Ils empêchent la pleine accession à la conscience de dangers face auxquels ils sont impuissants. Ce sont des armes offensives et défensives dans leur rapport les uns avec les autres. Elles renforcent la cohésion des groupes sociaux et donnent à leurs membres une illusion de pouvoir sur des événements qu'en réalité ils ne peuvent guère contrôler. Il est dangereux d'en dénoncer l'aspect fantasmatique, c'est du moins un acte ressenti comme dangereux voire hostile. C'est que l'efficacité sociale de ces éléments repose précisément sur le fait qu'ils ne sont pas considérés comme des fantasmes mais comme des idées objectives. Et comme ils ont un effet social dans la mesure où ce sont des fantasmes collectifs - à la différence des fantasmes purement personnels - ils constituent en même temps une part de la réalité sociale.
Ce que nous avons dit de la fonction sociale des représentations mythiques et des pratiques magiques à propos des phénomènes naturels vaut également pour leur fonction dans le cadre de la vie sociale. Là aussi, ces modes de pensée et de comportement affectifs contribuent à ce que restent tolérables les dangers et les angoisses qu'ils sont censés conjurer, et ils contribuent même peut-être simultanément à les renforcer. La conviction collective de leur objectivité leur confère une force et une résistance que l'on ne saurait ébranler par la contradiction qu'apportent les faits, pas plus que l'on ne peut ébranler ainsi les représentations magiques et mythiques des sociétés primitives."
Norbert Elias, "Conscience de soi et image de l'homme", Années 1940-1950, in La Société des individus, tr. fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 123-126.
"Qu'est-ce que l'homme ? La physiologie étudie son corps, la psychologie étudie son âme, la sociologie l'étudie comme être social. L'homme est pour nous un produit de la nature ; nous le connaissons comme nous connaissons d'autres êtres vivants. Il est aussi un produit de l'histoire, que nous étudions en soumettant la tradition à un examen critique, en cherchant à comprendre le sens que les hommes ont donné à leurs actes et à leurs pensées, en expliquant les événements par des motifs, des situations, des données naturelles. Les sciences humaines ont apporté toutes sortes de connaissances, mais non celle de l'homme dans sa totalité.
La question qui se pose, c'est de savoir s'il est en général possible de se faire une idée exhaustive de l'homme au moyen de ce qu'on peut savoir de lui ; ou bien, si l'homme est, au delà de ce savoir, quelque chose de plus : une liberté qui échappe à toute connaissance objective, mais qui lui reste pourtant présente comme une réalité indestructible.
En effet, l'homme peut être abordé de deux manières : comme objet de recherche scientifique et comme existence d'une liberté inaccessible à toute science. Dans le premier cas, nous parlons de l'homme comme objet ; dans le second, de la réalité impossible à objectiver que l'homme est, et qu'il approfondit quand il est vraiment conscient de lui-même. Ce que nous pouvons savoir de lui n'est pas exhaustif ; son être, nous ne pouvons que l'éprouver à l'origine même de notre pensée et de notre action. L'homme est en principe plus que ce qu'il peut savoir de soi."
Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1950, tr. fr. Jeanne Hersch, 10/18, 1981, p. 65-66.
"L'interdit prononcé contre les jugements de valeur en science sociale conduirait aux conséquences suivantes. Nous aurions le droit de faire une description purement factuelle des actes accomplis au su et au vu de tous dans un camp de concentration, et aussi sans doute une analyse, également factuelle, des motifs et mobiles qui ont mû les acteurs en question, mais il nous serait défendu de prononcer le mot de cruauté. Or chacun de nos lecteurs, à moins d'être complètement stupide, ne pourrait manquer de voir que les actes en question sont cruels. Une description factuelle serait en réalité une satire féroce, et notre compte rendu, qui se voudrait direct et objectif, s'avérerait un tissu de circonlocutions . L'auteur ferait délibérément abstraction de son savoir le plus sûr ou, pour employer l'expression favorite de Weber, il commettrait un acte de malhonnêteté intellectuelle."
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, Trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Champs Flammarion, 1986, p. 59.
"Il est banal aujourd'hui de dire que le sociologue ne devrait pas juger les autres sociétés d'après les critères en vigueur dans la sienne propre. C'est son orgueil de ne porter ni louange ni blâme, mais d'essayer simplement de comprendre. Or il ne peut le faire sans un schéma conceptuel, un cadre de référence. Celui-ci sera très vraisemblablement un simple reflet de la façon dont se comprend sa propre société à son époque. En conséquence, le sociologue interprétera des sociétés différentes de la sienne en des termes qui leur sont tout à fait étrangers. Il les obligera à entrer dans le lit de Procuste de son schéma conceptuel, il ne les comprendra pas telles qu'elles se comprennent. Puisque la vision qu'une société a d'elle-même est un élément essentiel de son existence, il ne la comprendra donc pas telle qu'elle est en réalité. Mieux : comme on ne peut bien comprendre sa propre société sans en comprendre d'autres, le sociologue ne pourra même pas faire ce premier pas. Il ne lui reste plus alors qu'à comprendre diverses sociétés du passé et du présent, ou des « aspects » significatifs de ces sociétés, exactement comme elles se comprennent ou se sont comprises. Dans les limites de ce travail purement historique, donc préparatoire et accessoire, l'objectivité qui requiert qu'on abandonne toute évaluation est non seulement légitime mais indispensable à tous les points de vue. Plus particulièrement, lorsqu'il s'agit d'une doctrine, il est clair qu'on ne peut juger de sa solidité ni l'expliquer en termes sociologiques, de la même façon que son auteur".
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, Trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Champs Flammarion, 1986, p. 63.
"La différence fondamentale entre sciences physiques et sciences humaines n'est donc pas, comme on l'affirme souvent, que les premières seules ont la faculté de faire des expériences et de les reproduire identiques à elles-mêmes en d'autres temps et en d'autres lieux. Car les sciences humaines le peuvent aussi ; sinon toutes, au moins celles - comme la linguistique et, dans une plus faible mesure, l'ethnologie - qui sont capables de saisir des éléments peu nombreux et récurrents, diversement combinés dans un grand nombre de systèmes, derrière la particularité temporelle et locale de chacun.
Qu'est-ce que cela signifie, sinon que la faculté d'expérimenter, que ce soit a priori ou a posteriori, tient essentiellement à la manière de définir et d'isoler ce que l'on sera convenu d'entendre par fait scientifique? Si les sciences physiques définissaient leurs faits scientifiques avec la même fantaisie et la même insouciance dont font preuve la plupart des sciences humaines, elles aussi seraient prisonnières d'un présent qui ne se reproduirait jamais.
Or, si les sciences humaines témoignent sous ce rapport d'une sorte d'impuissance (qui, souvent, recouvre simplement de la mauvaise volonté), c'est qu'un paradoxe les guette, dont elles perçoivent confusément la menace : toute définition correcte du fait scientifique a pour effet d'appauvrir la réalité sensible et donc de la déshumaniser. Par conséquent, pour autant que les sciences humaines réussissent à faire oeuvre véritablement scientifique, chez elles la distinction entre l'humain et le naturel doit aller en s'atténuant. Si jamais elles deviennent des sciences de plein droit, elles cesseront de se distinguer des autres. D'où le dilemme que les sciences humaines n'ont pas encore osé affronter : soit conserver leur originalité et s'incliner devant l'antinomie, dès lors insurmontable, de la conscience et de l'expérience ; soit prétendre la dépasser ; mais en renonçant alors à occuper une place à part dans le système des sciences, et en acceptant de rentrer, si l'on peut dire, « dans le rang ».
Même dans le cas des sciences exactes et naturelles, il n'y a pas de liaison automatique entre la prévision et l'explication. On ne saurait pourtant douter que leur marche en avant a été puissamment servie par l'effet conjugué de ces deux phares. Il arrive que la science explique des phénomènes qu'elle ne prévoit pas : c'est le cas de la théorie darwinienne. Il arrive aussi quelle sait prévoir, comme fait la météorologie, des phénomènes qu'elle est incapable d'expliquer. Néanmoins, chaque visée peut, au moins théoriquement, trouver sa correction ou sa vérification dans l'autre ; les sciences physiques ne seraient certainement pas ce qu'elles sont si une rencontre, ou une coïncidence, ne s'étaient manifestées dans un nombre considérable de cas.
Si les sciences humaines semblent condamnées à suivre une voie médiocre et tâtonnante, c'est que celles-ci n'autorisent pas ce double repérage - on aimerait dire par triangulation - qui permet au voyageur de calculer à chaque instant son mouvement par rapport à des points stables et d'en tirer des renseignements. Jusqu'à présent, les sciences humaines ont dû se satisfaire d'explications floues et approximatives, auxquelles le critère de la rigueur fait presque toujours défaut. Et bien que, par vocation, elles semblent prédisposées à cultiver cette prévision qu'une opinion avide ne cesse d'exiger d'elles, on peut dire sans cruauté excessive que l'erreur leur est coutumière."
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, 1958, Plon, 1973, p. 344-346.
"Le sociologue ne peut comprendre une société sans user d'un schéma conceptuel. Or, s'il utilise son propre schéma conceptuel, il comprendra la société étrangère autrement que celle-ci ne s'est comprise elle-même et, du même coup, il en faussera la signification (à moins qu'il ne la comprenne mieux qu'elle ne s'est comprise elle-même). La compréhension de l'autre par rapport à notre système conceptuel est relative à celui-ci et, dans la mesure où ce système est changeant, notre compréhension est changeante comme lui ; bien loin d'être universellement valable, elle est liée à l'histoire et à son époque. Quand le sociologue tente d'établir une science comparative des institutions, ou bien il dispose d'un ensemble catégoriel, dont la validité dépasse les limites du temps, ou bien son oeuvre est éphémère et, en dernière analyse, insignifiante.
[...] la science historique ou sociale est universellement valable, mais d'une universalité hypothétique. Elle est suspendue à des hypothèses initiales, choix de valeurs et rapport aux valeurs, qui ne s'imposent pas à tous les hommes et qui changent d'époque en époque. Mathématiques ou physique, dira-t-on, ne valent, elles aussi, que pour ceux qui se soucient de cette sorte de vérité. Mais il y a une différence décisive entre sciences de la nature et science de la « culture », telles que les interprète Max Weber : une fois voulue la vérité mathématique ou physique, le devenir de ces sciences est accumulation. Même en cas de renouvellement théorique, les propositions d'hier trouvent place, à leur degré d'approximation, dans l'édifice d'aujourd'hui. En revanche si, d'époque en époque, les questions des historiens et des sociologues se modifient, l'homme du XXe siècle, s'il veut une vérité objective, n'est pas tenu de s'intéresser aux questions que posait l'homme du XXe.
Raymond Aron, Préface au Savant et au politique de Max Weber, 1959, coll. 10/18, p. 43-45.
"Seulement la situation des sciences de l'homme est bien plus complexe encore car le sujet qui observe ou expérimente sur lui-même ou autrui peut être, d'une part, modifié par des phénomènes observés, et, d'autre part, source de modifications quant au déroulement et à la nature même de ces phénomènes. C'est en fonction de telles situations que le fait d'être à la fois sujet et objet crée, dans le cas des sciences de l'homme, des difficultés supplémentaires par rapport à celles de la nature où le problème est cependant déjà assez général de dissocier le sujet et l'objet. En d'autres termes, la décentration qui est nécessaire à l'objectivité est bien plus difficile dans le cas où l'objet est formé de sujets et cela pour deux raisons, toutes deux assez systématiques. La première est que la frontière entre le sujet égocentrique et le sujet épistémique est d'autant moins nette que le moi de l'observateur est engagé dans les phénomènes qu'il devrait pouvoir étudier du dehors. La seconde est que dans la mesure même où l'observateur est « engagé » et attribue des valeurs aux faits qui l'intéressent, il est porté à croire les connaître intuitivement et sent d'autant moins la nécessité des techniques objectives."
Jean Piaget, Épistémologie des sciences de l'homme, 1970, Gallimard, nrf, 1972, p. 47.
"Toutes les sciences sociales utilisent la méthode des modèles. Sans doute est-ce dans certains cas seulement que ces modèles prennent une forme mathématique. Mais la forme est ici secondaire. En tout cas, il me semble dangereux de supposer qu'un modèle doive, par définition, avoir une forme mathématique. Car on risque alors de ne pas identifier ce moment essentiel de toute analyse que la notion de modèle me paraît la plus propre à désigner.
Considérons, avec Simmel, le cas de l'historien qui veut expliquer l'issue de la bataille de Marathon. Étant donné l'importance de la bataille pour le destin ultérieur de l'Occident, elle a, de manière bien compréhensible, longtemps occupé les historiens.
Quelles sont donc les causes de la victoire des Grecs ? À l'évidence, elles ne peuvent provenir que d'une source, le comportement de chacun des participants : stratèges, officiers et guerriers perses ; stratèges, officiers et guerriers grecs. Sans doute ne disposons-nous à peu près d'aucune Information sur les comportements individuels des participants. Mais à supposer que chacun des guerriers ait écrit ses mémoires, qu'il ait relaté son expérience et décrit ses états d'âme de manière aussi objective que possible, ce corpus ne constituerait pas une explication de l'issue de la bataille. Il reproduirait « la réalité » (si l'on suppose que les mémoires peuvent atteindre à l'objectivité), mais il constituerait un compendium indigeste, illisible et opaque pour l'esprit. Ainsi, bien que les causes de la victoire grecque ne puissent être situées ailleurs que dans le comportement des acteurs concernés, il ne nous servirait à rien, pour expliquer cette victoire, de connaître exactement ce comportement.
L'explication consistera plutôt à construire un modèle : l'historien décidera que tel chef grec et tel chef perse ont joué un rôle particulièrement important (bien entendu, l'importance de rôle joué par un acteur n'est pas directement inscrite dans la réalité elle-même). Et plutôt que de considérer chaque guerrier en particulier, il essaiera peut-être de construire une image crédible du guerrier perse et du guerrier grec. Ce faisant, il ramènera une réalité complexe à une image simple : il fusionnera les guerriers grecs dans un combattant idéal, et il tentera de donner chair à ce combattant en le dotant d'une « psychologie ». Mais il s'agira d'une psychologie sommaire, réduite à quelques traits, et sans doute sans grand rapport avec ce que fut en réalité aucun des combattants grecs.
Au fond, l'historien procédera ici de la même manière que l’économiste qui, voulant par exemple rendre compte des fluctuations du prix de tel produit, commence par fusionner les producteurs et les consommateurs en deux acteurs idéaux : le producteur et le consommateur, avant de leur prêter, pour parler comme Simmel, une psychologie « abstraite » ou une psychologie « de convention ».
Ainsi, la méthode des modèles est incontournable, non seulement en économie mais aussi bien en histoire. L'on comprend alors pourquoi, si elle peut fournir des explications parfaitement scientifiques de tel ou tel phénomène, elle peut aussi laisser passer et légitimer toutes sortes de croyances. Et ce d'autant plus facilement que le modèle peut plus aisément être perçu comme une copie de la réalité."
Raymond Boudon, L'Idéologie ou l'origine des idées reçues, 1986, Points essais, 2011, p. 229-230.
"Étant donné que les sensations ne sont directement éprouvées que par chaque individu séparément, notre difficulté méthodologique est évidente. Nous ne pouvons construire une psychologie phénoménale qui puisse être partagée avec d'autres à l'instar de la physique. Les sensations directement éprouvées par un individu donné ne peuvent pas être totalement partagées par un autre individu jouant le rôle d'observateur. Tout individu peut décrire son expérience à un observateur, mais cette description sera toujours partielle, imprécise et relative au contexte personnel de l'individu. Non seulement les sensations sont fugaces, mais les interventions destinées à les sonder peuvent les modifier de manière imprévisible. De plus, beaucoup de processus conscients et non conscients affectent l'expérience subjective de chaque personne. Par conséquent, chacun est susceptible de former sa propre théorie concernant la totalité de son expérience individuelle consciente, mais ces théories ne seront jamais des théories scientifiques, puisque les autres observateurs ne disposent pas de sujets témoins adéquats pour contrôler les expériences.
Le paradoxe est poignant : pour faire de la physique, je fais appel à ma vie consciente, à mes perceptions, à mes sensations. Mais dans la communication intersubjective, je les exclus de ma description, certain que je suis que mes confrères observateurs, munis chacun de leur vie consciente personnelle, pourront effectuer les manipulations prescrites pour arriver à des résultats expérimentaux comparables. Et lorsque, pour une raison ou pour une autre, les sensations influent effectivement sur les interprétations, on modifie le protocole expérimental afin de proscrire de tels effets : on place l'esprit hors de la nature".
Gerald M. Edelman, Biologie de la conscience, 1992, tr. fr. A. Gerschenfeld, p. 176-177.
Date de création : 30/05/2006 @ 15:02
Dernière modification : 15/04/2024 @ 16:02
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