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Texte à méditer :  Aucune philosophie n'a jamais pu mettre fin à la philosophie et pourtant c'est là le voeu secret de toute philosophie.   Georges Gusdorf
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Hors des sentiers battus
Les sciences de la nature comme modèle pour les sciences de l'homme

  "Ces sciences, presque créées de nos jours, dont l'objet est l'homme même, dont le but direct est le bonheur de l'homme, n'auront pas une marche moins sûre que celle des sciences physiques ; et cette idée si douce, que nos neveux nous surpasseront en sagesse comme en lumières, n'est plus une illusion.
  En méditant sur la nature des sciences morales, on ne peut en effet s'empêcher de voir qu'appuyées comme les sciences physiques sur l'observation des faits, elles doivent suivre la même méthode, acquérir une langue également exacte et précise, atteindre au même degré de certitude. Tout serait égal entre elles pour un être qui, étranger à notre espèce, étudierait la société humaine, comme nous étudions celle des castors ou des abeilles. Mais ici, l'observateur fait partie lui-même de la société qu'il observe, et la vérité ne peut avoir que des juges, ou prévenus, ou séduits.

  La marche des sciences morales sera donc plus lente que celle des sciences physiques, et nous ne devons pas être étonnés si les principes sur lesquels elles sont établies ont besoin de forcer, pour ainsi dire, les esprits à les recevoir, tandis qu'en physique ils courent au-devant des vérités, et souvent même des erreurs nouvelles."

 

  Condorcet, Discours de réception à l'Académie française, 1782, in Condorcet, mathématique et société, Hermann, 1974, p. 96-97.



    "Le sensible […] doit être la base de toute science. C'est seulement si elle prend pour base le sensible sous la double forme de la conscience sensible et du besoin sensible – c'est-à-dire si la science prend pour point de départ la nature – qu'elle est science réelle. Pour que « l'homme » devienne l'objet de la conscience sensible et le besoin de « l'homme en tant qu'homme », besoin naturel, il faut que toute l'histoire soit préparation et évolution. L'histoire elle-même est une partie réelle de l'histoire de la nature, du devenir humain de la nature. Un jour, les sciences de la nature engloberont la science de l'homme, tout comme la science de l'homme englobera les sciences de la nature : il y aura une seule science".
 

Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique, 1844, Avant-Propos, trad. Jean Malaquais et Claude Orsoni, in Marx, Philosophie, Folio essais, p. 157.


 

  "La méthode moderne que je tâche de suivre et qui commence à s'introduire dans toutes les sciences morales, consiste à considérer les oeuvres humaines [...] comme des faits et des produits dont il faut marquer les caractères et chercher les causes ; rien de plus. Ainsi comprise, la science ne proscrit ni ne pardonne ; elle constate et explique [...] [La science morale] fait comme la botanique qui étudie, avec un intérêt égal, tantôt l'oranger et le laurier, tantôt le sapin et le bouleau ; elle est elle-même une sorte de botanique appliquée, non aux plantes, mais aux oeuvres humaines. À ce titre, elle suit le mouvement général qui rapproche aujourd'hui les sciences morales et les sciences naturelles, et qui, donnant aux premières les principes, les précautions, les directions des secondes, leur communique la même solidité et leur assure le même progrès".

Taine, Philosophie de l'art, Paris, Hachette, 1903, Partie I, chap. I, pp. 12-13.


 

    "Enfin, il faut bien dire que si la vieille distinction entre âme et corps s'est évaporée, c'est tout autant parce que la « matière » a perdu sa solidité que parce que l'« esprit » a perdu sa spiritualité. On pense encore parfois, et tout le monde pensait autrefois, que les données de la physique sont publiques, en ce sens qu'elles sont visibles pour tous, tandis que celles de la psychologie sont privées, étant obtenues par introspection. Mais il ne s'agit que d'une différence de degré. Deux personnes ne peuvent jamais percevoir exacte- ment le même objet en même temps, parce que la différence de leurs positions entraîne une différence dans ce qu'elles voient. Quand on examine attentivement les données de la physique, on constate qu'elles ont le même caractère privé que celles de la psychologie. Et le caractère quasi public qu'elles possèdent n'est pas entièrement impossible en psychologie.

    Les faits qui constituent le point de départ de ces deux sciences sont, en partie au moins, identiques. La tache de couleur que nous voyons est une donnée pour la physique et aussi pour la psychologie. La physique en tire une série de conclusions dans un certain cadre, la psychologie une autre série de conclusions dans un autre cadre. On pourrait dire, bien que ce soit une façon trop grossière d'exprimer les choses, que la physique s'occupe des relations de cause à effet en dehors du cerveau, et la psychologie des relations de cause à effet à l'intérieur du cerveau (à l'exclusion de celles que peut découvrir, par observation extérieure, le physiologiste qui examine le cerveau). Les données de la physique et celles de la psychologie sont des événements qui, en un sens, se produisent dans le cerveau. Ils ont un enchaînement de causes extérieures qui sont étudiées par la physique, et un enchaînement d'effets intérieurs (souvenirs, habitudes, etc.) qui sont étudiés par la psychologie. Mais il n'existe aucune preuve d'une différence fondamentale entre les éléments du monde physique et ceux du monde psychologique. Nous en savons moins à leur sujet qu'on ne le pensait autre- fois, mais nous en savons assez pour être à peu près sûrs que ni l'« âme » ni le « corps » n'ont de place dans la science moderne."


Bertrand Russell, Science et Religion (1935), trad. P.-R. Mantoux, Éd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, pp. 98-100.


 

  "Dans la première moitié du XIXe siècle, une nouvelle attitude se fit jour. Le terme de « science » fut de plus en plus restreint aux disciplines physiques et biologiques qui commencèrent au même moment à prétendre à une rigueur et à une certitude particulière qui les distingueraient de toutes les autres. Leur succès fut tel qu'elles en vinrent bientôt à exercer une extraordinaire fascination sur ceux qui travaillaient dans d'autres domaines ; ils se mirent rapidement à imiter leur enseignement et leur vocabulaire. Ainsi débuta la tyrannie que les méthodes et les techniques de la science au sens étroit du terme n'ont jamais cessé d'exercer sur les autres disciplines. Celles-ci se soucièrent de plus en plus de revendiquer leur égalité de statut en montrant qu'elles adoptaient les mêmes méthodes que leurs sœurs dont la réussite était si brillante, au lieu d'adapter davantage leurs méthodes à leurs problèmes. Cette ambition d'imiter la Science dans ses méthodes plus que dans son esprit allait, pendant quelque cent vingt ans, dominer l'étude de l'homme, mais elle a dans le même temps à peine contribué à la connaissance des phénomènes sociaux."

 

Friedrich von Hayek, Scientisme et sciences sociales, 1952, trad. Raymond Barre, Plon, 1953, chapitre 1er.

 


 

 

  " « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés »(Rousseau, Essai sur l'origine des langues, chap. VIII).
 
 
 
  Cette règle de méthode que Rousseau fixe à l'ethnologie dont elle marque l'avènement, permet aussi de surmonter ce qu'à première vue, on prendrait pour un double paradoxe. Que Rousseau ait pu, simultanément, préconiser l'étude des hommes les plus lointains, mais qu'il se soit surtout abandonné à celle de cet homme particulier qui semble le plus proche, c'est-à-dire lui-même ; et que, dans toute son oeuvre, la volonté systématique d'identification à l'autre aille de pair avec un refus obstiné d'identification à soi. Car ces deux contradictions apparentes, qui se résolvent en une seule et réciproque implication, toute carrière d'ethnologue doit, un moment ou l'autre, les surmonter. [...]
Chaque fois qu'il est sur le terrain, l'ethnologue se voit livré à un monde où tout lui est étranger, souvent hostile. Il n'a que ce moi, dont il dispose encore, pour lui permettre de survivre et de faire sa recherche; mais un moi physiquement et moralement meurtri par la fatigue, la faim, l'inconfort, le heurt des habitudes acquises, le surgissement des préjugés dont il n'avait pas le soupçon; et qui se découvre lui-même, dans cette conjoncture étrange, perclus et estropié par tous les cahots d'une histoire personnelle responsable au départ de sa vocation, mais qui, de plus, affectera désormais son cours. Dans l'expérience ethnographique, par conséquent, l'observateur se saisit comme son propre instrument d'observation... Chaque carrière ethnographique trouve son principe dans des « confessions », écrites ou inavouées. [...]
  Car, pour parvenir à s'accepter dans les autres, but que l'ethnologue assigne à la connaissance de l'homme, il faut d'abord se refuser en soi. C'est à Rousseau qu'on doit la découverte de ce principe, le seul sur lequel peuvent se fonder les sciences humaines, mais qui devait rester inaccessible et incompréhensible, tant que régnait une philosophie qui, prenant son point de départ dans le Cogito, était la prisonnière des prétendues évidences du moi, et ne pouvait aspirer à fonder une physique qu'en renonçant à fonder une sociologie, et même une biologie : Descartes croit passer directement de l'intériorité d'un homme à l'extériorité du monde, sans voir qu'entre ces deux extrêmes se placent des sociétés, des civilisations, c'est-à-dire des mondes d'hommes."
 
Claude Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l'homme », Anthropologie structurale, t. II, Éd. Plon, 1973, pp. 46-48.


Date de création : 30/05/2006 @ 15:05
Dernière modification : 18/09/2015 @ 17:12
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