"Il est sensible, en effet, que, par une nécessité invincible, l'esprit humain peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens propres. Car, par qui serait faite l'observation ? On conçoit, relativement aux phénomènes moraux, que l'homme puisse s'observer lui-même sous le rapport des passions qui l'animent, par cette raison, anatomique, que les organes qui en sont le siège sont distincts de ceux destinés aux fonctions observatrices. Encore même que chacun ait eu occasion de faire sur lui de telles remarques, elles ne sauraient évidemment avoir jamais une grande importance scientifique, et le meilleur moyen de connaître les passions sera-t-il toujours de les observer en dehors ; car tout état de passion très prononcé, c'est-à-dire précisément celui qu'il serait le plus essentiel d'examiner, est nécessairement incompatible avec l'état d'observation. Mais, quant à observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu'ils s'exécutent, il y a impossibilité manifeste. L'individu pensant ne saurait se partager en deux dont l'un raisonnerait, tandis que l'autre regarderait raisonner. L'organe observé et l'organe observateur étant, dans ce cas, identiques, comment l'observation pourrait-elle avoir lieu ?"
Auguste Comte, Cours de philosophie positive (1830-1842), 1ère leçon, I, p. 35-36.
"Devant le réel le plus complexe, si nous étions livrés à nous-mêmes, c'est du côté du pittoresque, du pouvoir évocateur que nous chercherions la connaissance : le monde serait notre représentation. Par contre, si nous étions livrés tout entiers à la société, c'est du côté du général, de l'utile, du convenu, que nous chercherions la connaissance : le monde serait notre convention. En fait, la vérité scientifique est une prédiction, mieux une prédication. Nous appelons les esprits à la convergence en annonçant la nouvelle scientifique, en transmettant du même coup une pensée et une expérience, liant la pensée à l'expérience dans une vérification : le monde scientifique est donc notre vérification. Au-dessus du sujet, au-delà de l'objet immédiat, la science moderne se fonde sur le projet. Dans la pensée scientifique, la méditation de l'objet par le sujet prend toujours la forme du projet."
Bachelard, Le Nouvel Esprit Scientifique, 1934, P.U.F., 1966, p. 11.
"Galilée, dans le regard qu'il dirige sur le monde à partir de la géométrie et à partir de ce qui apparaît comme sensible et est mathématisable, fait abstraction des sujets en tant que personnes, porteuses d'une vie personnelle, abstraction de tout ce qui appartient à l'esprit en quelque sens que ce soit, abstraction de toutes les propriétés culturelles qui échoient aux choses dans la praxis humaine. De cette abstraction résultent les choses purement corporelles, mais prises cependant comme des réalités concrètes et thématisées dans leur totalité comme formant un monde. On peut bien dire que c'est seulement avec Galilée que l'idée d'une nature en tant que monde-des-corps réellement séparé et fermé sur soi vient au jour. Ce fait - concurremment avec la mathématisation devenue trop vite une évidence - produit comme conséquence une causalité naturelle close sur elle-même, dans laquelle tout événement reçoit une détermination univoque et a priori. Il est manifeste que par-là même se trouve également préparé le dualisme, qui bientôt apparaîtra chez Descartes."
Husserl, La Crise des Sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale, 1936, Gallimard, p. 69-70.
"L'évidence première n'est pas une vérité fondamentale. En fait, l'objectivité scientifique n'est possible que si l'on a d'abord rompu avec l'objet immédiat, Si l'on a refusé la séduction du premier choix, Si l'on a arrêté ou contredit les pensées qui naissent de la première observation. Toute objectivité, dûment vérifiées, dément le premier contact avec l'objet. Elle doit d'abord tout critiquer : la sensation, le sens commun, la pratique même la plus constante, l'étymologie enfin, car le verbe, qui est fait pour chanter et séduire, rencontre rarement la pensée. Loin de s'émerveiller, la pensée objective doit ironiser. Sans cette vigilance malveillante, nous ne prendrons jamais vraiment une attitude objective. S'il s'agit d'examiner des hommes, des égaux, des frères, la sympathie est le fond de la méthode. Mais devant ce monde inerte qui ne souffre d'aucune de nos peines et que n'exalte aucune de nos joies, nous devons arrêter toutes les expansions, nous devons brimer notre personne. Les axes de la poésie et de la science sont d'abord inverses. Tout ce que peut espérer la philosophie, c'est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits."
Bachelard, Psychanalyse du Feu, 1938, dans l'Avant Propos, une dizaine de lignes après le commencement.
"S'il est permis de parler de l'image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt l'image de la nature, l'image de nos rapports ave la nature. L'ancienne division de l'univers en un déroulement objectif dans l'espace et le temps d'une part, en une âme qui reflète ce déroulement d'autre part, division correspondant à celle de Descartes en res cogitans et res extensa, n'est plus propre à servir de point de départ si l'on veut comprendre les sciences modernes de la nature. C'est avant tout le réseau des rapports entre l'homme et la nature qui est la visée centrale de cette science ; grâce à ces rapports, nous sommes, en tant que créatures vivantes physiques, des parties dépendantes de la nature, tandis qu'en tant qu'hommes nous en faisons en même temps l'objet de notre pensée et de nos actions. La science, cessant d'être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l'homme. La méthode scientifique, qui choisit, explique et ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l'emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet. Cela signifie que l'image de l'univers selon les sciences de la nature, cesse d'être, à proprement parler, l'image de l'univers selon les sciences de la nature".
Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, 1955 , trad. Ugné Karvelis et A. E. Leroy, p. 142.
"Certes, quand la physique travaille sur des objets à notre échelle courante d'observations, on peut considérer son objet comme relativement indépendant du sujet. Il est vrai que cet objet n'est alors connu que grâce à des perceptions, qui comportent un aspect subjectif, et grâce à des calculs ou à une structuration métrique ou logico-mathématique, qui relèvent eux aussi d'activités du sujet. Mais il convient dès l'abord de distinguer le sujet individuel, centré sur ses organes des sens ou sur l'action propre, donc le « moi » ou sujet égocentrique source de déformations ou illusions possibles de nature « subjective » [...] ; et le sujet décentré qui coordonne ses actions entre elles et avec celles d'autrui, qui mesure, calcule et déduit de façon vérifiable par chacun et dont les activités épistémiques sont donc communes à tous les sujets [...]. Or, toute l'histoire de la physique est celle d'une décentralisation qui a réduit au minimum les déformations dues au sujet égocentrique pour la subordonner au maximum aux lois du sujet épistémique, ce qui revient à dire que l'objectivité est devenue possible et que l'objet a été rendu relativement indépendant des sujets.
Mais aux grandes échelles, comme celle qu'étudie la théorie de la relativité, l'observateur est entraîné et modifié par le phénomène observé, de telle sorte que ce qu'il perçoit est en réalité relatif à sa situation particulière sans qu'il puisse s'en douter tant qu'il ne s'est pas livré à de nouvelles décentrations (de telle sorte que Newton considérait comme universelles les mesures spatio-temporelles prises à notre échelle). La solution est alors fournie par les décentrations de niveaux supérieurs, c'est-à-dire par la coordination des covariations inhérentes aux données des différents observateurs possibles. À l'échelle microphysique, d'autre part, chacun sait que l'action de l'expérimentateur modifie le phénomène observé [...] ; ici encore l'objectivité est possible grâce aux décentrations coordinatrices qui dégagent les invariants des variations fonctionnelles établies."
Jean Piaget, Épistémologie des sciences de l'homme, 1972, Gallimard, p. 45-47.
"Certes, quand la physique travaille sur des objets à notre échelle courante d'observations, on peut considérer son objet comme relativement indépendant du sujet. Il est vrai que cet objet n'est alors connu que grâce à des perceptions, qui comportent un aspect subjectif, et grâce à des calculs ou à une structuration métrique ou logico-mathématique, qui relèvent eux aussi d'activités du sujet. Mais il convient dès l'abord de distinguer le sujet individuel, centré sur ses organes des sens ou sur l'action propre, donc le "moi" ou sujet égocentrique source de déformations ou illusions possibles de nature "subjective" en ce premier sens du terme ; et le sujet décentré qui coordonne ses actions entre elles et avec celles d'autrui, qui mesure, calcule et déduit de façon vérifiable par chacun et dont les activités épistémiques sont donc communes à tous les sujets [...]. Or, toute l'histoire de la physique est celle d'une décentralisation qui a réduit au minimum les déformations dues au sujet égocentrique pour la subordonner au maximum aux lois du sujet épistémique, ce qui revient à dire que l'objectivité est devenue possible et que l'objet a été rendu relativement indépendant des sujets."
Jean Piaget, Épistémologie des sciences de l'homme, 1972, Gallimard, p. 45-46.
"[...] il n'est pas inutile de s'arrêter un peu sur cette particularité du discours scientifique qu'est le postulat d'objectivité, postulat qui distingue le discours scientifique de bon nombre d'autres discours.
Dans la mesure où la science est une des productions les plus caractéristiques de la civilisation occidentale, cette particularité est une marque de cette civilisation, pour le meilleur et pour le pire.
Ce postulat implique entre autres que des phénomènes soient observés par des méthodes dites objectives, c'est-à-dire, en gros, reproductibles et indépendantes, non pas de l'existence d'observateurs, mais de la subjectivité des observateurs.
Ce postulat implique que l'interprétation de ces observations ne fasse aucunement appel à cette subjectivité, même partagée, sous la forme de jugements de valeur à priori sur le caractère désirable, ou souhaitable, de tel ou tel résultat - ce qui exclut d'emblée qu'on se préoccupe du caractère moral, bon ou mauvais, de tel ou tel résultat, de telle ou telle théorie.
La recherche de la vérité - ou plutôt de ce type de vérité recherchée par l'exercice de la méthode expérimentale - prime toute autre préoccupation, avec l'avantage énorme de l'ouverture, c'est-à-dire la possibilité d'être remise sans cesse en question et révisée; mais aussi, évidemment, avec l'inconvénient de sa dissociation possible d'avec le monde des vérités subjectives, de l'esthétique et de l'éthique.
Cette dissociation, qu'on constate aujourd'hui non seulement comme un possible mais comme un état de fait, probablement responsable d'ailleurs de ce qu'on appelle souvent la crise de la science, et même la crise de l'Occident, a une histoire. Elle n'a pas toujours existé telle quelle, même en Occident.
La science, née dans la Grèce antique, n'a pris le visage qu'on lui connaît qu'au cours des deux derniers siècles de son histoire. Auparavant, disons jusqu'à Newton pour fixer les idées, la loi morale était confondue avec la loi naturelle, ou plus exactement les deux lois avaient une origine commune, à savoir Dieu créateur qui était la garantie de leur unité. Cette unité n'était jamais directement perçue comme une donnée d'expérience ; elle ne l'est d'ailleurs toujours pas, ou rarement. Bien au contraire, l'expérience souvent faisait - fait toujours - douter que les lois de la nature fonctionnent en harmonie avec les lois morales. Mais, comme les lois de la nature étaient perçues comme l'expression de la volonté de Dieu, tout comme les lois morales elles-mêmes, cette origine servait de garantie à l'unité de ces lois, au moins dans le principe, même si l'expérience contredisait parfois cette unité ; cette contradiction par l'expérience pouvait alors être mise au compte, comme on dit, de l'ignorance des desseins impénétrables de Dieu en qui, par définition, la contradiction devait disparaître.
L'avènement de la mécanique rationnelle et son application à la mécanique céleste, avec la cosmologie de Kepler et de Galilée, ont quelque peu modifié les choses en montrant des phénomènes naturels gouvernés non pas par une volonté impénétrable de Dieu mais par des lois accessibles à la raison humaine ; mieux, par des lois mathématiques qui semblent produites par la raison.
Qu'on pense comme Galilée que l'univers est un livre dont la langue est les mathématiques, ou bien comme Poincaré que les mathématiques sont la langue de l'homme quand il étudie la nature, Dieu a changé de statut. Il a commencé par devenir mathématicien, puis il a disparu progressivement, remplacé par les physiciens - mathématiciens eux-mêmes -, dès lors qu'ils pouvaient s'en passer. Dans tous les cas, la garantie de l'unité de la loi morale et de la loi naturelle n'était plus Dieu créateur-législateur, mais la raison humaine. D'où cette période des grandes idéologies du XIXe siècle, où la raison devait découvrir les règles de conduite et d'organisation de la société, en harmonie avec les lois de la nature.
Aujourd'hui, tout cela est terminé. Ces idéologies ont échoué, et le libre exercice de la raison critique a abouti à l'échec de la raison elle-même pour fonder une éthique individuelle et sociale. Aussi en est-on arrivé à un état très particulier, spécifique de la civilisation occidentale en ce point-ci de son histoire. Dans cet état, tandis que les lois de la nature sont de mieux en mieux déchiffrées et maîtrisées par cette forme particulière d'exercice de la raison qu'est la méthode scientifique, on se résigne à ce que cet exercice ne soit pratiquement d'aucun secours pour le vécu individuel et social, l'élaboration et la découverte d'une éthique."
Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée, Éditions du Seuil, 1979, pp. 273-274.