"Personne, j'imagine, ne me supposera le désir de limiter l'empire de la science physique ; mais je suis réellement obligé d'avouer qu'un grand nombre de phénomènes très familiers, en même temps très importants, sont tout à fait en dehors de ses bornes légitimes. Je ne puis concevoir, par exemple, comment les phénomènes de la conscience, comme tels, et séparés du processus physique par lequel ils, sont appelés à l'existence, peuvent être ramenés dans les bornes de la science physique. Prenons l'exemple le plus simple qu'il soit possible de choisir, la sensation de la couleur rouge. La science physique nous dit qu'elle naît, d'ordinaire, en conséquence de changements moléculaires propagés de l'œil à une certaine partie de la substance du cerveau, quand des vibrations de l'éther lumineux d'un certain caractère tombent sur la rétine. Supposons que le processus d'analyse physique soit poussé assez loin pour qu'on aperçoive le dernier anneau de cette chaîne de molécules, et qu'on puisse étudier leurs mouvements, comme si elles étaient des billes de billard, les peser, les mesurer, et savoir d'elles tout ce qu'on en peut savoir. Eh bien, même dans ce cas, nous serions aussi incapables que maintenant de renfermer le phénomène de conscience qui en résulte, la sensation de la couleur rouge, dans les limites de la science physique. Ce phénomène resterait aussi différent de ceux que nous connaissons sous le nom de force et de mouvement qu'il l'est maintenant. Si jamais j'ai cru devoir insister, à plusieurs reprises, sur un principe, c'est sur celui-ci."
Thomas Henry Huxley, "Science et morale", 1886, in Science et religion, 1893, tr. fr. H. de Varigny, Librairie J.-B. Baillière et Fils, p. 83-84.
"La thèse orgueilleuse selon laquelle il n'y a pour la science aucune question qui soit principiellement insoluble est tout à fait compatible avec l'idée humble que, même si nous avions répondu à toutes les questions, nous n'aurions nullement résolu dès ce moment-là le problème (Aufgabe) qui nous est posé par la vie. La tâche de la connaissance est une tâche déterminée, bien circonscrite, importante dans la vie ; et, en tout état de cause, l'humanité est soumise à l'obligation de façonner l'aspect de la vie qui peut être façonné à l'aide de la connaissance en utilisant effectivement les meilleures ressources de la connaissance, c'est-à-dire avec les moyens de la science. Même s'il est vrai que l'importance de la science pour la vie est, dans des courants de pensée modernes, sous-estimée de multiple façon, nous ne voulons pas pour autant nous laisser entraîner à commettre la faute inverse. Nous voulons au contraire précisément reconnaître nettement vis-à-vis de nous-mêmes, les gens qui travaillent dans la science, que la vie requiert pour être maîtrisée la mise en oeuvre de toutes les forces de l'espèce la plus diverse, et nous garder de la croyance myope qui consisterait à se figurer que les exigences de la vie peuvent être satisfaites à l'aide des seules forces de la connaissance conceptuelle."
Rudolph Carnap, La Construction logique du monde, 1928, § 183.
"Si le concept de limite de la connaissance scientifique semble clair à première vue, c'est qu'on l'appuie de prime abord sur des affirmations réalistes élémentaires. Ainsi, pour limiter la portée des sciences naturelles, on objectera des impossibilités toutes matérielles, voire des impossibilités spatiales. On dira au savant : vous ne pourrez jamais atteindre les astres ! Vous ne pourrez jamais être sûr qu'un corpuscule indivisé soit indivisible! [...]
En fait, pour prouver que la connaissance scientifique est limitée, il ne suffit pas de montrer son incapacité à résoudre certains problèmes, à faire certaines expériences, à réaliser certains rêves humains. Il faudrait pouvoir circonscrire entièrement le champ de la connaissance, dessiner une limite continue infranchissable, marquer une frontière qui touche vraiment le domaine limité. Sans cette dernière précaution, on peut déjà dire que la question de frontière de la connaissance scientifique n'a aucun intérêt pour la science."
Gaston Bachelard, Études, Chapitre IV, La critique du concept de frontière épistémologique, p. 69.
"S'il est permis de parler de l'image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt l'image de la nature, l'image de nos rapports ave la nature. L'ancienne division de l'univers en un déroulement objectif dans l'espace et le temps d'une part, en une âme qui reflète ce déroulement d'autre part, division correspondant à celle de Descartes en res cogitans et res extensa, n'est plus propre à servir de point de départ si l'on veut comprendre les sciences modernes de la nature. C'est avant tout le réseau des rapports entre l'homme et la nature qui est la visée centrale de cette science ; grâce à ces rapports, nous sommes, en tant que créatures vivantes physiques, des parties dépendantes de la nature, tandis qu'en tant qu'hommes nous en faisons en même temps l'objet de notre pensée et de nos actions. La science, cessant d'être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l'homme. La méthode scientifique, qui choisit, explique et ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l'emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet. Cela signifie que l'image de l'univers selon les sciences de la nature, cesse d'être, à proprement parler, l'image de l'univers selon les sciences de la nature".
Werner Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine, 1955 , tr. fr. Ugné Karvelis et A. E. Leroy, p. 142.
"L'expérience humaine consciente a donné lieu à la culture, et la culture à l'histoire. Mais l'histoire n'est pas une simple chronique ; c'est une interprétation qui prend en compte des causes et des valeurs que l'on croit exactes. La science est apparue au sein de l'histoire, et elle tente de décrire, avec beaucoup plus de certitude, les frontières du monde - ses contraintes et ses lois physiques. Mais ces lois ne peuvent remplacer l'histoire ni le cours particulier de la vie de chaque individu. Un ensemble de lois ne pourra jamais se substituer à l'expérience, et il ne sera certainement jamais équivalent à un ensemble d'événements. Les lois ne décrivent pas - elles ne peuvent pas décrire - l'expérience de façon exhaustive, ni ne peuvent remplacer l'histoire ou les événements qui surviennent effectivement au cours de la vie des individus. Les événements sont plus denses que toute description scientifique. Ils sont également indéterminés au niveau microscopique et d'ailleurs, selon notre théorie, ils sont même indéterminés - dans un certaine mesure - au niveau macroscopique".
Gerald M. Edelman, Biologie de la conscience, 1992, trad. fr. A. Gerschenfeld, p. 249-250.
"On se demande parfois s'il peut y avoir des limites à la recherche scientifique. Cette question est relativement récente. Le XVIIIe siècle n'a jamais envisagé la possibilité même d'une telle limitation. Il était convaincu, au contraire, que la science résoudrait tôt ou tard toutes les questions qui se posent à l'homme. Mais de toute évidence, certaines questions ne relèvent pas de la science. Il y a une limite à l'investigation scientifique. Celle-ci se refuse à envisager certaines questions du type : Quel est le sens de la vie ? Comment est-ce que tout a commencé ? Que faisons- nous sur Terre ? La science n'a rien à dire face à de telles questions. On ne voit même pas quel genre de progrès scientifique permettrait d'y répondre. Un domaine entier est totalement exclu de toute enquête scientifique, celui qui concerne l'origine du monde, la signification de la condition humaine, la « destinée » de la vie humaine. Non que ces questions soient futiles. Chacun de nous, tôt ou tard, se les pose. Mais ces questions, que Karl Popper appelle finales (ultimate), relèvent de la religion, de la métaphysique, voire de la poésie. Aucune science ne peut apporter de réponses à de telles questions.
Si l'on se cantonne aux questions qui relèvent de la science, on peut se demander quelle pourrait être la nature des facteurs limitant la science. Cette question a été discutée par Peter Medawar qui distingue deux sortes de limitation possibles. Tout d'abord, l'acquisition de connaissances scientifiques pourrait être arrêtée par quelque propriété inhérente à la démarche même de la recherche scientifique. Par exemple, le processus de la recherche pourrait connaître spontanément un ralentissement progressif et un arrêt automatique. Il se pourrait qu'il existât ainsi une limite au développement de la science, un peu comme il existe une limite à la taille d'un immeuble qui ne peut pas monter à l'infini vers le ciel. Ou à la taille d'un animal, tel qu'un éléphant, qui ne peut pas croître sans fin dans toutes les directions. On peut ainsi se demander si la science est capable ou non de dépasser une certaine masse de connaissances. Mais a priori, on ne voit pas les raisons qui pourraient ainsi borner la connaissance et forcer la recherche à s'arrêter d'elle-même.
Autre possibilité : il pourrait y avoir une limitation de la connaissance scientifique due aux propriétés de l'être humain. Quand on s'attaque à un domaine nouveau, on y apprend d'abord le plus facile. Le complexe, le difficile n'est abordé que secondairement. À cette seconde étape, il faut plus de finesse, de meilleurs instruments, une plus grande résolution d'analyse. Pour parler de notre appareil cognitif, on peut utiliser deux comparaisons. Quand on va à la pêche avec un filet, la taille du poisson que l'on peut prendre dépend de la maille du filet. Notre filet cognitif pourrait avoir des mailles trop grosses pour attraper des poissons inférieurs à une certaine taille. De même, les pouvoirs d'un microscope ne sont pas dus à sa capacité de grossissement comme c'est le cas d'une loupe. Ce qui permet au microscope de révéler des détails, c'est son pouvoir de résolution. Au milieu du XIXe siècle, le microscope optique a été perfectionné au point de suggérer l'existence de diverses structures dans la cellule, non d'en dévoiler les détails. Il ne permettait pas, notamment, d'apercevoir les virus que seul le microscope électronique parvient à nous faire distinguer. On peut se demander s'il n'y a pas quelque limite au pouvoir de résolution du cerveau ou des systèmes sensoriels humains. Pour l'instant, on ne voit guère ce qui pourrait ainsi restreindre notre pouvoir d'analyse. Mais on ne sait jamais. Le cerveau humain pourrait être incapable de comprendre le cerveau humain.
À côté d'une possible limitation de ce que l'être humain peut apprendre, on peut aussi s'interroger sur une éventuelle limitation de ce qu'il doit apprendre. Autrement dit : y a-t-il des données conduisant à une connaissance que, pour les êtres humains, il serait préférable de ne pas acquérir ? Y a-t-il, à la recherche scientifique, une limite imposée non plus par la possibilité de connaître, mais par l'intérêt à connaître ? Nous faut-il arrêter d'apprendre certaines choses par crainte de l'utilisation qui pourrait être faite de cette connaissance ? C'est un point important. Car si l'on a souvent déclaré qu'il fallait s'abstenir de certaines applications de la science, on n'a encore guère prétendu qu'il fallait éviter jusqu'à la connaissance même. Quand, à la fin du siècle dernier, Pasteur vaccinait des moutons contre le bacille du charbon, les paysans et les maires des villages voisins criaient qu'il fallait arrêter ce fou avant qu'il n'eût détruit tout le cheptel alentour. Heureusement, on ne les a pas écoutés. Quand, à la fin des années soixante-dix, les écologistes ont voulu interdire la poursuite des recherches sur le génie génétique, ils n'ont pas été suivis et toute la médecine, aujourd'hui, repose sur les recherches effectuées depuis lors. Mais dans tous ces cas, la connaissance était là. La discussion ne concernait que ses applications. Fallait-il ou non utiliser des plantes modifiées par génie génétique au risque d'infecter des champs entiers ? Fallait-il ou non faire produire à des bactéries des protéines utiles, tels des facteurs de croissance ou des hormones, au risque de produire des monstres ?
À côté de ces questions, on peut se demander s'il faut ou non continuer à acquérir certains aspects de la connaissance elle-même. Par exemple, en génétique humaine, on peut imaginer que le déchiffrement du génome humain puisse révéler des situations susceptibles de devenir dangereuses. Ce pourrait être le cas d'une liaison hypothétique entre la sensibilité à un certain gaz toxique et la taille ; de sorte que, pour se débarrasser des grands dans une ville, il suffirait aux petits de plonger la ville dans une nappe de ce gaz qui les épargnerait eux-mêmes. Ou encore une liaison entre la débilité mentale et la forme des oreilles conduisant à une sorte de racisme des oreilles. De telles relations sont imaginaires. Mais on peut en concevoir qui soient de nature à entraîner des crimes ou des déviations sociales.
Là encore, le danger, s'il existe, résiderait finalement dans l'application de connaissances nouvellement acquises, non dans ces connaissances elles-mêmes. On ne peut arrêter la recherche de la connaissance. Celle-ci ne peut être dissociée de l'espèce humaine. Pour l'être humain, chercher à comprendre la nature fait partie de la nature. Comme je l'ai déjà dit, on ne peut prévoir dans quelle direction va se diriger une recherche qui commence, ni ce qu'elle va apporter. On ne peut poursuivre ce qui deviendrait une « bonne » science et arrêter celle que l'on considérerait comme « mauvaise ». Pas plus qu'on ne peut arrêter la recherche, on ne peut n'en conserver qu'une partie. De toute façon, il n'y a rien à craindre de la vérité, qu'elle vienne de la génétique ou d'ailleurs. Ce qui est à craindre, ce sont la déformation des résultats et la distorsion du sens qu'on leur donne."
François Jacob, La Souris, l'homme, la mouche, 1997, Conclusion, Odile Jacob, Paris, 2000, p. 213-217.
Logic of Scientific Discovery, Londres, Hutchison and Company, 1968.