"D'où il naît une autre question : si toutes les vérités dépendent de l’expérience, c’est-à-dire de l’induction et des exemples, ou s’il y en a qui ont encore un autre fondement. Car si quelques événements se peuvent prévoir avant toute épreuve qu’on en ait faite, il est manifeste que nous y contribuons quelque chose du nôtre. Les sens quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne donnent jamais que des exemples, c'est-à-dire des vérités particulières ou individuelles. Or tous les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu'ils soient, ne suffisent pas pour établir la vérité universelle de cette même vérité, car il ne suit point que ce qui est arrivé arrivera de même. Par exemple les Grecs et les Romains et tous les autres peuples de la terre connue aux anciens ont toujours remarqué qu'avant le décours de 24 heures, le jour se change en nuit, et la nuit en jour. Mais on se serait trompé si l'on avait cru que la même règle s'observe partout ailleurs, puisque depuis on a expérimenté le contraire dans le séjour de Nova Zembla. Et celui-là se tromperait encore qui croirait que, dans nos climats au moins, c'est une vérité nécessaire et éternelle qui durera toujours, puisqu'on doit juger que la Terre et le Soleil même n'existent pas nécessairement, et qu'il y aura peut-être un temps où ce bel astre ne sera plus, au moins dans la présente forme, ni tout son système. D'où il paraît que les vérités nécessaires, telles qu'on les trouve dans les mathématiques pures et particulièrement dans l'arithmétique et la géométrie, doivent avoir des principes dont la preuve ne dépende pas des exemples, ni par conséquent du témoignage des sens, quoique sans les sens, on se serait jamais avisé d'y penser. C'est ce qu'il faut bien distinguer, et c'est ce qu'Euclide a si bien compris, qui démontre souvent par la raison ce qui se voit assez par l'expérience et les images sensibles."
Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, 1703, Préface, GF, p. 38.
"[…] les concepts purs de l'entendement sont absolument dépourvus de signification dès qu'on prétend les détacher des objets de l’expérience pour les rapporter aux choses en elles-mêmes (Noumena). Ils ne servent en quelque sorte qu'à épeler les phénomènes pour pouvoir les lire comme expérience ; les principes, qui proviennent de ce qu'on les met en relation avec le monde sensible, ont pour seul usage l'emploi que notre entendement en fait en vue de l'expérience ; au-delà, ce ne sont que des connexions arbitraires sans réalité objective, dont on ne peut ni connaître a priori la possibilité, ni confirmer ou même seulement rendre compréhensible par le recours à quelque exemple la relation aux objets, puisque tous les exemples ne peuvent être empruntés qu'à une quelconque expérience possible, et que par conséquent ce n'est également que dans une expérience possible que l'on peut trouver les objets de ces concepts.
Cette solution du problème de Hume, entièrement satisfaisante bien qu'elle se situe à l'opposé de ce que prévoyait son inventeur, conserve donc aux purs concepts de l'entendement leur origine a priori et elle conserve également aux lois universelles de la nature leur validité comme lois de l'entendement, mais de telle façon qu'elle limite leur emploi exclusivement à l'expérience, pour cette raison que leur possibilité n'a son principe que dans la relation de l'entendement à l'expérience ; ce n'est pas du tout qu'on les dérive de l'expérience ; tout au contraire c'est l'expérience qui en est dérivée, mode de liaison tout à fait inverse qui n'était jamais venu à l'esprit de Hume.
Toutes les recherches qui précèdent aboutissent donc au résultat suivant : « Tous les principes synthétiques a priori ne sont rien de plus que les principes de l'expérience possible », et ce n'est jamais aux choses en elles-mêmes, mais uniquement aux phénomènes comme objets de l'expérience qu'on peut les rapporter."
Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, 1783, §30, tr. fr. Louis Guillermit, Vrin, 1996, p. 83-84.
"Les purs concepts de l'entendement n'ont pas la moindre signification, s'ils s'écartent des objets de l'expérience et veulent être rapportés aux choses en soi (noumènes). Ils ne servent pour ainsi dire qu'à épeler les phénomènes, pour pouvoir les lire comme expérience ; les principes qui résultent de leur rapport au monde sensible ne servent à notre entendement que pour l'usage empirique ; au-delà, ce sont des liaisons arbitraires, sans réalité objective, dont on ne peut connaître a priori la possibilité, pas plus qu'on ne peut confirmer ou rendre seulement intelligible par quelque exemple leur rapport à des objets, parce que tous les exemples ne peuvent être empruntés qu'à quelque expérience possible, et que par suite les objets de ces concepts ne peuvent se rencontrer nulle part ailleurs que dans une expérience possible.
Cette solution au problème de Hume, complète, quoique tombant dans un sens contraire à l'hypothèse de ce dernier, conserve donc aux purs concepts de l'entendement leur origine a priori, et aux lois universelles de la nature leur validité en tant que lois de l'entendement, mais de telle façon néanmoins que leur usage est restreint à l'expérience seulement, parce que leur possibilité n'a son fondement que dans le rapport de l'entendement à l'expérience ; non qu'elles soient dérivées de l'expérience, mais en ce sens que l'expérience est dérivée d'elles, ce qui est un mode de liaison tout à fait inverse, dont Hume ne s'est jamais avisé.
De là découle maintenant le résultat suivant de toutes les recherches précédentes : « tous les principes synthétiques a priori ne sont rien d'autre que des principes d'expérience possible » et ils ne peuvent jamais être rapportés à des choses en soi, mais seulement à des phénomènes en tant qu'objets de l'expérience."
Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, 1783, §30.
"Le premier qui démontra le triangle isocèle (qu'il s'appelât Thalès ou comme l'on voudra) eut une révélation ; car il trouva qu'il ne devait pas suivre pas à pas ce qu'il voyait dans la figure, ni s'attacher au simple concept de cette figure comme si cela devait lui en apprendre les propriétés, mais qu'il lui fallait réaliser (ou construire) cette figure, au moyen de ce qu'il y pensait et s'y représentait lui-même a priori par concepts (c'est-à-dire par construction), et que, pour savoir sûrement quoi que ce soit a priori, il ne devait attribuer aux choses que ce qui résulterait nécessairement de ce que lui-même y avait mis, conformément à son concept.
La Physique arriva bien plus lentement à trouver la grande voie de la science ; il n'y a guère plus d'un siècle et demi en effet que l'essai magistral de l'ingénieux Bacon de Verulam en partie provoqua et en partie, car on était déjà sur sa trace, ne fit que stimuler cette découverte qui, tout comme la précédente, ne peut s'expliquer que par une révolution subite dans la manière de penser. Je ne veux considérer ici la Physique qu'en tant qu'elle est fondée sur des principes empiriques.
Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue, ou quand, plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant quelque chose, ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l'autorité de lois, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose."
Kant, Critique de la raison pure, Préface à la seconde édition, 1787, tr. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, 1997, p. 17.
"Que toute notre connaissance commence avec l'expérience, cela ne soulève aucun doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n'est par des objets qui frappent nos sens, et qui, d'une part, produisent par eux-mêmes des représentations et d'autre part, mettent en mouvement notre faculté de juger, afin qu'elle compare, lie ou sépare ces représentations, et travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles pour en tirer une connaissance des objets, celle qu'on nomme expérience ? Ainsi, chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l'expérience et c'est avec elle que toutes commencent.
Mais si toute notre connaissance débute AVEC l'expérience, cela ne prouve pas qu'elle dérive toute DE l'expérience, car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même : addition que nous ne distinguons pas de la matière première jusqu'à ce que notre attention y ait été portée par un long exercice qui nous ait appris à l'en séparer.
C'est donc au moins une question qui exige encore un examen plus approfondi et que l'on ne saurait résoudre du premier coup d'oeil, que celle de savoir s'il y a une connaissance de ce genre, indépendante de l'expérience et même de toutes les impressions des sens. De telles connaissances sont appelées a priori et on les distingue des empiriques qui ont leur source a posteriori, à savoir dans l'expérience".
Kant, Critique de la raison pure, 1787, Introduction de la seconde édition, Trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, 1997, p. 31-32.
"La source première de notre connaissance est l'expérience. Pour qu'il y ait expérience, il faut, absolument parlant, que nous ayons perçu une chose elle-même. Mais on doit, en outre, distinguer perception et expérience. D'entrée de jeu la perception ne contient qu'un unique objet qui est maintenant, de façon fortuite, ainsi constituée, mais qui, une autre fois, peut être autrement constituée. Or, si je répète la perception et que, dans cette perception répétée, je remarque et retienne fermement ce qui reste égal à soi-même en toutes ces perceptions, c'est là une expérience. L'expérience contient avant tout des lois, c'est-à-dire une liaison entre deux phénomènes tels que, si l'un est présent, l'autre aussi suit toujours. Mais l'expérience ne contient que l'universalité d'un tel phénomène, non la nécessité de la corrélation. L'expérience enseigne seulement qu'une chose est ainsi, c'est-à-dire comme elle se trouve, ou donnée, mais non encore les fondements ou le pourquoi.
[...]
Si l'on veut connaître ce qu'est véritablement une rose, un œillet, un chêne etc., c'est-à-dire en saisir le concept, il faut tout d'abord saisir le concept supérieur sur lequel se fondent ces êtres, ici par conséquent le concept de plante ; et, pour saisir le concept de plante, il faut derechef saisir le concept plus élevé d'où dépend le concept de plante, c'est-à-dire le concept de corps organisé. - Pour avoir la représentation de corps, de surface, de lignes et de points, il est nécessaire d'abord qu'on ait la représentation de l'espace, car l'espace est l'universel tandis que les corps, les surfaces, etc., ne sont que des déterminations particulières dans l'espace. De même l'avenir, le passé et le présent présupposent le temps comme leur fondement universel, et la même règle vaut aussi pour le droit, pour le devoir et pour la religion, déterminations particulières de la conscience qui en est le fondement universel."
Hegel, Propédeutique philosophique, 1808-1811, Ed. de Minuit, Paris, 1963, Premier cours : Introduction, p. 20 et p. 23.
"Nous admirons la Grèce antique parce qu'elle a donné naissance à la science occidentale. Là, pour la première fois, a été inventé ce chef-d’œuvre de la pensée humaine, un système logique, c'est-à-dire tel que les propositions se déduisent les unes des autres avec une telle exactitude qu'aucune démonstration ne provoque de doute. C'est le système de la géométrie d'Euclide. Cette composition admirable de la raison humaine autorise l'esprit à prendre confiance en lui-même pour toute activité nouvelle. Et si quelqu'un, en l'éveil de son intelligence, n'a pas été capable de s'enthousiasmer pour une telle architecture, alors jamais il ne pourra réellement s'initier à la recherche théorique.
Mais pour atteindre une science décrivant la réalité, il manquait encore une deuxième base fondamentale qui, jusqu'à Kepler et Galilée, resta ignorée de l'ensemble des philosophes. Car la pensée logique, par elle-même, ne peut offrir aucune connaissance tirée du monde de l'expérience. Or toute connaissance de la réalité vient de l'expérience et y renvoie. Et par le fait, des connaissances déduites par une voie purement logique, seraient, face à la réalité, strictement vides. C'est ainsi que Galilée grâce à cette connaissance empirique, et surtout parce qu'il s'est violemment battu pour l'imposer, devient le père de la physique moderne et probablement de toutes les sciences de la nature en général.
Si donc l'expérience inaugure, décrit et propose une synthèse de la réalité, quelle place accorder à la raison dans le domaine scientifique ?
Un système achevé de physique théorique comporte un ensemble de concepts, de lois fondamentales applicables à ces concepts, et de propositions logiques qui s'en peuvent normalement déduire. Ces propositions où s'exerce la déduction correspondent exactement à nos expériences individuelles ; voilà la raison profonde pour laquelle, dans un livre théorique, la déduction représente presque tout l'ouvrage.
Paradoxalement, c'est exactement ce qui se passe dans la géométrie euclidienne. Mais les principes fondamentaux s'appellent axiomes et par conséquent les propositions à déduire ne se fondent point sur des expériences banales. En revanche, si l'on envisage la géométrie euclidienne comme la théorie des possibilités de la position réciproque des corps pratiquement rigides et si par conséquent on la comprend comme une science physique, sans supprimer son origine empirique, la ressemblance logique entre la géométrie et la physique théorique s'impose flagrante.
Donc, dans le système d'une physique théorique, nous déterminons une place pour la raison et pour l'expérience. La raison constitue la structure du système. Les résultats expérimentaux et leurs imbrications mutuelles peuvent trouver leur expression, grâce aux propositions déductives. Et c'est dans la possibilité d'une telle représentation que se situent exclusivement le sens et la logique de tout le système, et plus particulièrement, des concepts et des principes qui en forment les bases. Et d'ailleurs, ces concepts et ces principes se découvrent comme des inventions spontanées de l'esprit humain. Elles ne peuvent se justifier a priori ni par la structure de l'esprit humain, ni, avouons-le, par une quelconque raison.
Ces principes fondamentaux, ces lois fondamentales, lorsqu'on ne peut plus les réduire en stricte logique, dévoilent la partie inévitable, rationnellement incompréhensible de la théorie. Car le but essentiel de toute théorie est d'obtenir ces éléments fondamentaux irréductibles, aussi évidents et aussi rares que possibles sans oublier la représentation adéquate de toute expérience possible."
Einstein, Comment je vois le monde, 1934, tr. Fr. Maurice Solovine et Régis Hanrion, Champs Flammarion, p. 130-131.