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Texte à méditer :  Une vie sans examen ne mérite pas d'être vécue.  Socrate
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Figures philosophiques

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Hors des sentiers battus
Le rationalisme

  "L'entendement ne peut jamais se laisser tromper par aucune expérience, pourvu seulement qu'il ait une intuition précise de l'objet qui lui est présent, soit en lui-même, si c'est ainsi qu'il le possède, soit sous sa forme imaginative ; et pourvu qu'en outre il n'aille pas juger que l'imagination lui rapporte avec fidélité les objets des sens, ni que les sens se fassent les porteurs de la vraie figure des choses, ni que les choses externes enfin soient toujours telles qu'elles apparaissent ; car en tout ceci nous sommes sujets à l'erreur : ainsi lorsqu'on nous raconte une fable, et que nous croyons que c'est une histoire vraie ; ainsi encore lorsqu'un homme qui souffre de la jaunisse croit que tout est jaune, parce qu'il a l'œil imprégné de couleur jaune ; ainsi enfin lorsque, sous l'effet d'une maladie de l'imagination (c'est ce qui arrive aux mélancoliques), nous croyons que les images désordonnées qui s'y forment représentent des réalités véritables. Mais tout cela n'induira pas en erreur l'entendement du sage ; il jugera en effet que tout ce qui lui parvient de son imagination s'y trouve, à coup sûr, véritablement tracé ; mais il n'affirmera pourtant jamais que le message se soit transmis intact, et sans aucune variation, des choses externes aux sens et des sens à la fantaisie, à moins qu'il ne le sache à l'avance de quelque autre façon. Nous composons nous-mêmes, au contraire, les choses dont nous avons l'intelligence, chaque fois que nous croyons qu'il existe en elles quelque chose que notre esprit ne perçoit immédiatement par aucune expérience : ainsi lorsque celui qui a la jaunisse se persuade que les choses qu'il voit sont jaunes, cette pensée qui est en lui aura été composée de ce que sa fantaisie lui représente, et de ce qu'il suppose de son propre chef : à savoir, que si la couleur jaune se manifeste à lui, ce n'est pas à cause d'un défaut de son œil, mais parce que les choses qu'il voit sont effectivement jaunes. De quoi l'on conclut que nous ne pouvons nous tromper qu'en composant nous-mêmes, d'une manière ou d'une autre, les choses que nous croyons."

 

Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, 1629, Règle XII, tr. fr. Jacques Brunschwig, Le Livre de Poche, 2002, p. 145-146.



  "Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci.
    Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure ; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait dans ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes, ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, sous l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer. Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement qui le conçoive".

 

Descartes, Méditations métaphysiques, 1640, seconde méditation, GF, 1979, pp. 89-91.


    "C'est aussi en quoi les connaissances des hommes et celles des bêtes sont différentes : les bêtes sont purement empiriques et ne font que se régler sur des exemples, car elles n'arrivent jamais à former des propositions nécessaires, autant qu'on en peut juger ; au lieu que les hommes sont capables de sciences démonstratives. C'est encore pour cela que la faculté que les bêtes ont de faire des consécutions est quelque chose d'inférieur à la raison qui est dans les hommes. Les consécutions des bêtes sont purement comme celles des simples empiriques, qui prétendent que ce qui est arrivé quelquefois arrivera encore dans un cas où ce qui les frappe est pareil, sans être capables de juger si les mêmes raisons subsistent. C'est par là qu'il est si aisé aux hommes d'attraper les bêtes, et qu'il est si facile aux simples empiriques de faire des fautes. C'est de quoi les personnes devenues habiles par l'âge et par l'expérience ne sont pas exemptes lorsqu'elles se fient trop à leur expérience passée, comme il est arrivé à plusieurs dans les affaires civiles et militaires, parce qu'on ne considère point assez que le monde change et que les hommes deviennent plus habiles en trouvant mille adresses nouvelles, au lieu que les cerfs ou les lièvres de ce temps ne deviennent point plus rusés que ceux du temps passé. Les consécutions des bêtes ne sont qu'une ombre du raisonnement, c'est-à-dire ce ne sont que connexions d'imagination, et que passages d'une image à une autre, parce que dans une rencontre nouvelle qui paraît semblable à la précédente, on s'attend de nouveau à ce qu'on y trouvait joint autrefois, comme si les choses étaient liées en effet, parce que leurs images le sont dans la mémoire. Il est vrai encore que la raison conseille qu'on s'attende pour l'ordinaire de voir arriver à l'avenir ce qui est conforme à une longue expérience du passé, mais ce n'est pas pour cela une vérité nécessaire et infaillible, et le succès peut cesser quand on s'y attend le moins, lorsque les raisons qui l'ont maintenu changent. [...] Car la raison est seule capable d'établir des règles sûres et de suppléer à ce qui manque à celles qui ne l'étaient point, en y faisant des exceptions ; et de trouver enfin des liaisons certaines dans la force des conséquences nécessaires, ce qui donne souvent le moyen de prévoir l'événement sans avoir besoin d'expérimenter les liaisons sensibles des images, où les bêtes en sont réduites. De sorte que ce qui justifie les principes internes des vérités nécessaires distingue encore l'homme de la bête."
 

Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, 1703, Préface, GF, p. 39.


 

  "Les sens extérieurs, à proprement parler, ne nous trompent point. C’est notre sens interne qui nous fait trop souvent aller trop vite […]. Les apparences des sens ne nous promettent pas absolument la vérité des choses, non plus que les songes. C'est nous qui nous trompons sur l'usage que nous en faisons. C’est-à-dire par nos consécutions. [...] Une telle erreur est pardonnable, et quelquefois lorsqu’il faut agir promptement, et choisir le plus apparent ; mais lorsque nous avons le loisir et le temps de nous recueillir, nous faisons une faute si nous prenons pour certain ce qui ne l'est pas. Il est donc vrai que les apparences sont souvent contraires la vérité ; mais notre raisonnement ne l'est jamais lorsqu'il est exact et conforme aux règles de l’art de raisonner. Si par la raison on entendait en général la faculté de raisonner bien ou mal, j'avoue qu'elle nous pourrait tromper, et nous trompe en effet, et que les apparences de notre entendement sont souvent aussi trompeuses que celles des sens : mais il s'agit ici de l'enchaînement des vérités et des objections en bonne forme, et dans ce sens il est impossible que la raison nous trompe."

 

Leibniz, Essais de théodicée, 1710, Discours de la conformité de la foi avec la raison, § 65, GF, p. 88-89.



  "[Pour] la philosophie en tant que tout, en tant que théorie de la totalité de l'être [la] tendance primordiale au savoir, la tendance à découvrir l'image voilée de Saïs pour contempler la vérité nue et sans voile renouvelle sans trêve son impulsion. Devant le regard philosophique qui veut saisir le monde comme unité absolue, la multiplicité des symboles doit finalement se dissoudre comme toute multiplicité, et la réalité dernière, la réalité même de l'être en soi devenir visible.
  La métaphysique de tous les temps s'est toujours replacée devant ce problème fondamental. Elle posait l'être comme un et simple puisque – et pour autant que – la vérité ne peut être pensée que comme unique et simple. Le hen to sophon [L'Un-le-Sage] d'Héraclite est devenu en ce sens la devise de la philosophie. C'était comme un cri d'appel et d'éveil, une exhortation à chercher, derrière le chatoiement multicolore des sens, derrière la multiplicité et la diversité des formes de pensée, la lumière une et non réfractée de la connaissance pure. De même que, selon le mot de Spinoza, il appartient à l'essence de la lumière de s'éclairer elle-même comme elle éclaire l'obscurité, il doit y avoir, en un point quelconque, une auto-attestation immédiate de la vérité et de la réalité. Car esprit et réalité ne doivent pas seulement se correspondre, en quelque sens que ce soit, mais bien s'entrepénétrer. La fonction de la pensée ne saurait se réduire à « exprimer » l'être, c'est-à-dire à le saisir et à le caractériser d'après ses propres catégories signifiantes. La pensée se sent au contraire de plain-pied avec le réel : elle porte en soi la conviction – et croit posséder les garanties nécessaires pour cela – de pouvoir en épuiser le contenu. On ne peut et on ne doit donc maintenir ici aucune barrière insurmontable, car l'esprit et l'objet vers lequel il se tourne sont un. En exprimant pour la première fois cette proposition avec une concision et une netteté classiques Parménide devient le fondateur de tout « rationalisme » en philosophie."

 

Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Tome III : La phénoménologie de la connaissance, 1929, tr. fr. Claude Fronty, Les Éditions de Minuit, 1999, p. 13-14.



  "[…] c'est la pensée, la pensée pure et sans mélange, et non l'expérience et la perception des sens, qui est à la base de la « nouvelle science » de Galileo Galilée.
  Galilée le dit très clairement. Ainsi, en discutant le fameux exemple de la balle tombant du haut du mât d'un navire en mouvement, Galilée explique longuement le principe de la relativité physique du mouvement, la différence entre le mouvement du corps par rapport à la Terre et son mouvement par rapport au navire ; puis, sans faire aucune mention de l'expérience, il conclut que le mouvement de la balle par rapport au navire ne change pas avec le mouvement de ce dernier. De plus, quand son adversaire aristotélicien, imbu d'esprit empiriste, lui pose la question : « Avez-vous fait une expérience ? » Galilée déclare avec fierté : « Non, et je n'ai pas besoin de la faire, et je peux affirmer sans aucune expérience qu'il car il ne peut en être autrement[1]. ».
  Ainsi necesse détermine l'esse. La bonne physique est faite a priori. La théorie précède le fait. L'expérience est inutile parce qu'avant toute expérience nous possédons déjà la connaissance que nous cherchons. Les lois fondamentales du mouvement (et du repos), lois qui déterminent le comportement spatio-temporel des corps matériels, sont lois de nature mathématique. De la même nature que celles qui gouvernent les relations et les lois des figures et des nombres. Nous les trouvons et les découvrons non pas dans la nature, mais en nous-mêmes, dans notre esprit, dans notre mémoire, comme Platon nous l'a enseigné autrefois.
  Et c'est pour cela, comme, à la grande consternation de son interlocuteur aristotélicien, le proclame Galilée, que nous sommes capables de donner des preuves purement et strictement mathématiques des propositions qui décrivent les « symptômes » du mouvement, et de développer le langage de la science naturelle, de questionner la nature par des expériments construits de manière mathématique e de lire le grand livre de la Nature qui est écrit en « caractères géométriques[2] ».
  Le livre de la Nature est écrit en caractères géométriques ; la physique nouvelle, celle de Galilée ; est une géométrie du mouvement, de même que la physique de son vrai maître, le divus Archimedes, était une physique du repos. La géométrie du mouvement a priori, la science mathématique de la nature..., comment est-ce possible ? Les vieilles objections aristotéliciennes contre la mathématisation de la nature par Platon ont-elles été enfin réfutées ? Pas tout à fait. Certes, il n'y a pas de qualité dans le royaume des nombres et c'est pour cela que Galilée – de même que Descartes – est obligé d'y renoncer, de renoncer au monde qualitatif de la perception sensible et de l'expérience quotidienne et d'y substituer le monde abstrait et incolore d'Archimède. Quant au mouvement..., il n'y en certainement pas dans les nombres. Et pourtant le mouvement, – du moins le mouvement des corps archimédiens dans l’espace infini et homogène de la science nouvelle – est régi par les nombres. Par les leges et rationes numerorum.
  Le mouvement est subordonné aux nombres ; même le plus grande des anciens platoniciens, Archimède, le surhomme, l'ignorait et c'est à Galileo Galilée, ce « merveilleux investigateur de la Nature », comme l'avait surnommé son élève et ami Cavalieri, qu'il fut donné de le découvrir."

 

Alexandre Koyré, "Étapes de la cosmologie scientifique", 1948, in Études d'histoire de la pensée scientifique, tel Gallimard, 1985, p. 97-98.


[1] En fait, cette expérience, constamment invoquée dans les discussions entre partisans et adversaires de Copernic, n'a jamais été faite. Plus exactement, elle n'a été faite que par Gassendi, en 1642, à Marseille, et peut-être aussi par Thomas Digges, quelque soixante-six ans plus tôt.
[2] Un expériment est une question que nous posons à la nature et qui doit être formulée dans un langage approprié. La révolution galiléenne peut être résumée dans le lait de la découverte de ce langage, de la découverte que les mathématiques sont la grammaire de la science physique. C'est cette découverte de la structure rationnelle de la nature qui a fourni la base a priori de la science expérimentale moderne et a rendu sa constitution possible.


 

    "Mais si l'expérience est le commencement et la fin de toute notre connaissance au sujet de la réalité, quel rôle est laissé, dans la science, à la raison ? Un système complet de physique théorique consiste en concepts et en lois de base pour relier ces concepts avec les conséquences qui dérivent de là par déduction logique. C'est à ces conséquences que doivent correspondre nos expériences particulières, et c'est la dérivation logique de ces conséquences qui, dans un ouvrage purement théorique, occupe de beaucoup la plus grande partie du livre. [...] Nous venons d'assigner à la raison et à l'expérience leur place dans le système de la physique théorique. La raison donne au système sa structure ; les données de l'expérience et leurs relations mutuelles doivent correspondre exactement aux conséquences de la théorie. C'est uniquement sur la possibilité d'une telle correspondance que reposent la valeur et la justification de l'ensemble du système, et spécialement de ses concepts fondamentaux et de ses lois de base. Sinon, ceux-ci ne seraient que de libres inventions de l'esprit humain n'ayant aucune justification a priori, ni par la nature de l'esprit humain ni de quelque autre manière que ce soit. Les concepts et les lois de base dont on ne peut pousser plus loin la réduction logique constituent, dans une théorie, la partie indispensable et qui ne peut plus être rationnellement déduite. On ne peut guère nier que le but suprême de toute théorie est de rendre ces éléments irréductibles de base aussi simples et aussi peu nombreux qu'il est possible sans avoir à renoncer à la représentation adéquate d'une seule donnée de l'expérience. [...] Si donc il est vrai que la base axiomatique de la physique théorique ne peut-être obtenue par une inférence à partir de l'expérience, mais doit être une libre invention, avons-nous le droit d'espérer que nous trouverons la bonne voie ? [...] Je suis convaincu que la construction purement mathématique nous permet de découvrir les concepts et les lois qui les relient, lesquels nous donnent la clef pour comprendre les phénomènes de la nature. L'expérience peut, bien entendu, nous guider dans notre choix des concepts mathématiques à utiliser ; mais il n'est pas possible qu'elle soit la source d'où ils découlent. Si elle demeure, assurément, l'unique critère de l'utilité, pour la physique, d'une construction mathématique, c'est dans les mathématiques que réside le principe vraiment créateur. En un certain sens, donc, je tiens pour vrai que la pensée pure est compétente pour comprendre le réel, ainsi que les Anciens l'avaient rêvé".


Einstein, "On the Method of Theoretical Physics", cité par R. Blanché, La Méthode expérimentale et la Philosophie de la physique, Ed. Armand Colin 1969, p. 274.


 

    "Newton, le premier inventeur d'un système de physique théorique, immense et dynamique, n'hésite pas à croire que concepts fondamentaux et lois fondamentales de son système sont directement issus de l'expérience. Je crois qu'il faut interpréter dans ce sens sa déclaration de principe hypotheses non fingo.

    En réalité, à cette époque, les notions d'espace et de temps ne semblaient présenter aucune difficulté problématique. Car les concepts masse, inertie, force, plus leurs relations directement déterminées par la loi, semblaient directement livrés par l'expérience. Cette base une fois admise, l'expression force de gravitation par exemple semble issue directement de l'expérience et on pouvait raisonnablement escompter le même résultat pour les autres forces.

    Évidemment, nous le devinons aisément par le vocabulaire même, la notion d'espace absolu, impliquant celle d'inertie absolue, gêne singulièrement Newton. Car il réalise qu'aucune expérience ne pourra correspondre à cette dernière notion. De même le raisonnement sur des actions à distance l'embarrasse. Mais la pratique et le succès énorme de la théorie l'empêchent lui et les physiciens du XVIIIe et du XIXe siècle de réaliser que le fondement de son système repose sur une base absolument fictive.

    Dans l'ensemble, les physiciens de l'époque croyaient volontiers que les concepts fondamentaux et les lois fondamentales de la physique ne constituent pas, au sens logique, des créations spontanées de l'esprit humain, mais plutôt qu'on peut les déduire des expériences par abstraction, donc, par une voie de logique. En fait, seulement la théorie de la relativité générale a clairement reconnu l'erreur de cette conception. Elle a prouvé qu'il était possible, en s'éloignant énormément du schéma newtonien, d'expliquer le monde expérimental et les faits, de façon plus cohérente et plus complète que le schéma newtonien ne le permettait. Mais négligeons la question de supériorité ! Le caractère fictif des principes devient évident simplement pour la raison qu'on peut établir deux principes radicalement différents et qui pourtant concordent en une très grande partie avec l'expérience. De toutes les façons, tout essai de déduire logiquement, à partir d'expériences élémentaires, les concepts fondamentaux et les lois fondamentales de la mécanique, reste condamné à l'échec.

    Alors, s'il est certain que le fondement axiomatique de la physique théorique ne se déduit pas de l'expérience, mais doit s'établir spontanément, librement, pouvons-nous penser avoir découvert la bonne piste ? Plus grave encore ! cette bonne piste n'existe-t-elle pas chimériquement seulement en notre imaginaire ? Pouvons-nous juger l'expérience fiable alors que certaines théories, comme la mécanique classique, rendent largement compte de l'expérience, sans argumenter sur le fond du problème ? A cette objection je déclare en toute certitude qu'à mon avis la bonne piste existe et que nous pouvons la découvrir.

    D'après notre recherche expérimentale jusqu'à ce jour, nous avons le droit d'être persuadés que la nature représente ce que nous pouvons imaginer en mathématique comme le plus simple. Je suis convaincu que la construction exclusivement mathématique nous permet de trouver les concepts et les principes les reliant entre eux. Ils nous donnent la possibilité de comprendre les phénomènes naturels.

    Les concepts mathématiques utilisables peuvent être suggérés par l'expérience, mais jamais, en aucun cas, déduits. L'expérience s'impose, naturellement, comme unique critère d'utilisation d’une construction mathématique. Par conséquent, j’estime vrai et possible pour la pensée pure d’appréhender la réalité, comme le révérait les Anciens."


Einstein, Comment je vois le monde, 1934, tr. Fr. Maurice Solovine et Régis Hanrion, Champs Flammarion, pp. 132-134.


 

    "Croire en un monde extérieur indépendant du sujet qui le perçoit constitue la base de toute science de la nature. Cependant les perceptions des sens n'offrent que des résultats indirects sur ce monde extérieur ou sur la « réalité physique ». Alors seule la voie spéculative peut nous aider à comprendre le monde. Nous devons donc reconnaître que nos conceptions de la réalité physique n'offrent jamais que des solutions momentanées. Et nous devons donc être toujours prêts à transformer ces idées, c'est-à-dire le fondement axiomatique de la physique, si, lucidement, nous voulons voir de manière aussi parfaite que possible les faits perceptibles qui changent. Quand nous réfléchissons même rapidement sur l'évolution de la physique, nous observons bien, en effet, les profondes modifications de cette base axiomatique."


Einstein, Comment je vois le monde, 1934, tr. Fr. Maurice Solovine et Régis Hanrion, Champs Flammarion, p. 171-172.

  

 


Date de création : 10/06/2006 @ 10:40
Dernière modification : 19/01/2015 @ 15:42
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