"On n'insistera jamais assez sur ce qu'il y a d'artificiel dans la forme mathématique d'une loi physique, et par conséquent dans notre connaissance scientifique des choses. Nos unités de mesure sont conventionnelles et, si l'on peut parler ainsi, étrangères aux intentions de la nature : comment supposer que celle-ci ait rapporté toutes les modalités de la chaleur aux dilatations d'une même masse de mercure ou aux changements de pression d'une même masse d'air maintenue à un volume constant ? Mais ce n'est pas assez dire. D'une manière générale, mesurer est une opération - tout humaine, qui implique qu'on superpose réellement ou idéalement deux objets l'un à l'autre un certain nombre de fois. La nature n'a pas songé à cette superposition. Elle ne mesure pas, elle ne compte pas davantage. Pourtant la physique compte, mesure, rapporte les unes aux autres des variations « quantitatives » pour obtenir des lois et elle réussit."
Henri Bergson, L'Évolution créatrice, 1907, PUF, 1998, p. 219-220.
"Une théorie physique n'est pas une explication. C'est un système de propositions mathématiques, déduites d'un petit nombre de principes qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible un ensemble de lois expérimentales. Pour préciser déjà cette définition, caractérisons les quatre opérations successives par lesquelles se forme une théorie physique :
1° Parmi les propriétés physiques que nous nous proposons de représenter, nous choisissons celles que nous regarderons comme des propriétés simples et dont les autres seront censées des groupements ou des combinaisons. Nous leur faisons correspondre, par des méthodes de mesure appropriées, autant de symboles mathématiques, de nombres, de grandeurs ; ces symboles mathématiques n'ont, avec les propriétés qu'ils représentent, aucune relation de nature ; ils ont seulement avec elles une relation de signe à chose signifiée [... ].
2° Nous relions entre elles les diverses sortes de grandeurs ainsi introduites, par un petit nombre de propositions qui serviront de principes à nos déductions ; ces principes peuvent être nommés hypothèses au sens étymologique du mot, car ils sont vraiment les fondements sur lesquels s'édifiera la théorie ; mais ils ne prétendent en aucune façon énoncer les relations véritables entre les propriétés réelles des corps [...].
3° Les divers principes ou hypothèses d'une théorie sont combinés ensemble suivant les règles de l'analyse mathématique. Les exigences de la logique algébrique sont les seules auxquelles le théoricien soit tenu de satisfaire au cours de ce développement. Les grandeurs sur lesquelles portent ses calculs ne prétendent point être des réalités physiques, les principes qu'il invoque dans ses déductions ne se donnent point pour l'énoncé de relations véritables entre ces réalités ; il importe donc peu que les opérations qu'il exécute correspondent ou non à des transformations physiques réelles ou même concevables […].
4° Les diverses conséquences que l'on a ainsi tirées des hypothèses peuvent se traduire en autant de jugements portant sur les propriétés physiques des corps [... ] ; ces jugements, on les compare aux lois expérimentales que la théorie se propose de représenter. S'ils concordent avec ces lois, au degré d'approximation que comportent les procédés de mesure employés, la théorie a atteint son but, elle est déclarée bonne ; sinon elle est mauvaise, elle doit être modifiée ou rejetée. Ainsi, une théorie vraie, ce n'est pas une théorie qui donne des apparences physiques, une explication conforme à la réalité ; c'est une théorie qui représente d'une manière satisfaisante un ensemble de lois expérimentales ; une théorie fausse, ce n'est pas une tentative d'explication fondée sur des suppositions contraires à la réalité ; c'est un ensemble de propositions qui ne concordent pas avec les lois expérimentales."
Pierre Duhem, La Théorie physique, son objet et sa structure, 1906, Éd. Rivière, 1914, p. 24-26.
"En regardant une théorie physique comme une explication hypothétique de la réalité matérielle, on la place sous la dépendance de la Métaphysique. Par là, bien loin de lui donner une forme à laquelle le plus grand nombre des esprits puissent consentir, on en limite l'acceptation à ceux qui reconnaissent la philosophie dont elle se réclame. [...]
Ne pourrait-on assigner à la théorie physique un objet tel qu'elle devînt autonome ? Fondée sur des principes qui ne relèveraient d'aucune doctrine métaphysique, elle pourrait être jugée en elle-même, et sans que les opinions des divers physiciens à son endroit dépendissent en rien des Ecoles philosophiques diverses auxquelles ils peuvent appartenir.
Ne pourrait-on, pour construire une théorie physique, concevoir une méthode qui fût suffisante ? [...]
Posons, dès maintenant, une définition de la théorie physique; cette définition, la suite de cet écrit l'élucidera et en développera tout le contenu :
Une théorie physique n'est pas une explication. C'est un système de propositions mathématiques, déduites d'un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter, aussi simplement et aussi complètement que possible, un ensemble de lois expérimentales. [...]
Ainsi, une théorie vraie, ce n'est pas une théorie qui donne, des apparences physiques, une explication conforme à la réalité ; c'est une théorie qui représente d'une manière satisfaisante un ensemble de lois expérimentales ; une théorie fausse, ce n'est pas une tentative d'explication fondée sur des suppositions contraires à la réalité ; c'est un ensemble de propositions qui ne concordent pas avec les lois expérimentales. L'accord avec l'expérience est, pour une théorie physique, l'unique critérium de vérité."
Pierre Duhem, La Théorie physique. Son objet. Sa structure, 1906, Marcel Rivière, 1914, p. 23-26.
"Ainsi, une théorie vraie, ce n'est pas une théorie qui donne, des apparences physiques, une explication conforme à la réalité ; c'est une théorie qui représente d'une manière satisfaisante un ensemble de lois expérimentales; une théorie fausse, ce n'est pas une tentative d'explication fondée sur des suppositions contraires à la réalité ; c'est un ensemble de propositions qui ne concordent pas avec les lois expérimentales. L'accord avec l'expérience est, pour une théorie physique, l'unique criterium de vérité. [...]
La physique expérimentale nous fournit les lois toutes ensemble et, pour ainsi dire, sur un même plan, sans les répartir en groupes de lois qu'unisse entre elles une sorte de parenté. Bien souvent, ce sont des causes tout accidentelles, des analogies toutes superficielles, qui ont conduit les observateurs à rapprocher, dans leurs recherches, une loi d'une autre loi. [...].
La théorie au contraire, en développant les ramifications nombreuses du raisonnement déductif qui relie les principes aux lois expérimentales, établit, parmi celles-ci, un ordre et une classification. [...]
Ces connaissances classées sont des connaissances d'un emploi commode et d'un usage sûr. Dans ces cases méthodiques où gisent, côte à côte, les outils qui ont un même objet, dont les cloisons séparent rigoureusement les instruments qui ne s'accommodent pas à la même besogne, la main de l'ouvrier saisit rapidement, sans tâtonnements, sans méprise, l'outil qu'il faut. Grâce à la théorie, le physicien trouve avec certitude, sans rien omettre d'utile, sans rien employer de superflu, les lois qui lui peuvent servir à résoudre un problème donné."
Pierre Duhem, La Théorie physique, son objet et sa structure, 1906, 1, chapitre I, § 1-3, Éd. Vrin, 1981, p. 26 et 31-32.
"[Les pragmatistes traitent le mot accord] de manière tout à fait pratique. Pour eux, il recouvre n'importe quel processus qui nous mène d'une idée présente jusqu'à un terme futur, à la seule condition qu'il se déroule sans encombre. C'est la seule définition qui permette de dire que les idées « scientifiques », qui dépassent de si loin le sens commun, s'accordent avec leurs objets réels. Comme je l'ai déjà dit, c'est comme si la réalité était composée d'éther, d'atomes ou d'électrons, même s'il ne faut pas voir les choses de façon aussi littérale. Le terme « énergie » ne prétend même pas représenter quoi que ce soit « d'objectif ». Il sert tout simplement à mesurer la surface des phénomènes afin de rassembler leurs changements en une formule simple.
Cependant, nous ne pouvons pas plus nous permettre de fantaisie dans le choix de ces formules fabriquées par l'homme que dans le domaine pratique du sens commun. Il faut trouver une théorie qui marche, et cela est très difficile, car il faut qu'elle fasse le lien entre toutes nos vérités antérieures et certaines expériences nouvelles. Elle doit perturber le moins possible le sens commun ainsi que la croyance antérieure, tout en nous conduisant à un terme sensible quelconque que l'on puisse vérifier avec précision. « Marcher » signifie ces deux choses à la fois, et les contraintes sont si fortes qu'il n'y a guère de marge de manœuvre pour les hypothèses. Rien n'est plus bridé et corseté que nos théories. Pourtant parfois, des formules théoriques opposées sont également compatibles avec toutes les vérités que nous connaissons. Nous choisissons alors entre elles selon des critères subjectifs. Nous choisissons le genre de théorie qui nous plaît d'avance, nous optons pour « l'élégance » ou « l'économie ». Clerk Maxwell dit quelque part qu'on ferait preuve de bien « mauvais goût scientifique » si, entre deux théories avérées, on choisissait la plus compliquée. Je suis certain que vous serez tous d'accord avec lui. En science, la vérité est ce qui nous donne la somme maximale de satisfactions, y compris la satisfaction de nos goûts, mais sa cohérence par rapport à la vérité antérieure aussi bien que par rapport au fait nouveau demeure l'exigence la plus impérieuse."
William James, Le Pragmatisme, 1907, Leçon VI, tr. fr. Nathalie Ferron, Champs classiques, 2011, p. 237-239.
"[Pragmatist treats agreement] altogether practically. He lets it cover any process of conduction from a present idea to a future terminus, provided only it run prosperously. It is only thus that 'scientific' ideas, flying as they do beyond common sense, can be said to agree with their realities. It is, as I have already said, as if reality were made of ether, atoms or electrons, but we mustn't think so literally. The term 'energy' doesn't even pretend to stand for anything 'objective! It is only a way of measuring the surface of phenomena so as to string their changes on a simple formula.
Yet in the choice of these man-made formulas we cannot be capricious with impunity any more than we can be capricious on the common-sense practical level. We must find a theory that will work; and that means something extremely difficult; for our theory must mediate between all previous truths and certain new experiences. It must derange common sense and previous belief as little as possible, and it must lead to some sensible terminus or other that can be verified exactly. To I work' means both these things; and the squeeze is so tight that there is little loose play for any hypothesis. Our theories are wedged and controlled as nothing else is. Yet sometimes alternative theoretic formulas are equally compatible with all the truths we know, and then we choose between them for subjective reasons. We choose the kind of theory to which we are already partial; we follow 'elegance' or 'economy.' Clerk Maxwell somewhere says it would be "poor scientific taste" to choose the more complicated of two equally well-evidenced conceptions; and you will all agree with him. Truth in science is what gives us the maximum possible sum of satisfactions, taste included, but consistency both with previous truth and with novel fact is always the most imperious claimant."
William James, Pragmatism, 1907, Lecture VI, Harvard University Press, 2000, p. 103-104.
"Souvenez-vous qu'une théorie scientifique n'est jamais une imitation servile de certains traits de la réalité, une réplique passive, inerte. C'est essentiellement une construction qui reflète notre propre activité à un degré plus ou moins élevé. Quand nous représentons par exemple un certain nombre d'observations faites en laboratoire par un nombre correspondant de points, et que nous les relions par une courbe, nous supposons en règle générale que la courbe est continue et analytique. Une telle supposition va bien au-delà de toute expérience possible. Il y aura toujours une infinité d'autres courbes possibles qui s'accordent tout aussi bien avec les faits. La totalité de ces courbes est contenue dans une certaine bande étroite. Le traitement mathématique ordinaire substitue une loi exacte aux données floues de l'observation, et déduit des conclusions mathématiques strictes à partir de ce type de lois. Cela montre qu'il y a un élément de convention inhérent à la formulation de toute loi. La façon dont nous sélectionnons une loi particulière parmi une infinité de lois possibles montre que nous sommes guidés dans notre construction théorique de la réalité par certains principes, que nous pouvons appeler principes régulateurs. Si l'on me demandait quels sont ces principes, je tenterais de les énumérer comme suit :
1) La simplicité ou l'économie – l'exigence que les lois soient aussi simples que possible.
2) Les exigences suggérées par les réquisits du symbolisme que nous utilisons – par exemple, que la courbe représente une fonction analytique, afin que certaines opérations mathématiques comme la différentiation puissent être effectuées aisément.
3) Des principes esthétiques (« l'harmonie mathématique » telle que l'envisageaient Pythagore, Kepler ou Einstein), bien qu'il soit difficile de dire quels sont ces principes.
4) Un principe qui régule la formation de nos concepts, afin que le plus grand nombre possible d'alternatives deviennent décidables. Cette tendance est incarnée dans la structure entière de la logique aristotélicienne, et particulièrement dans la loi du tiers exclu.
5) Il y a un facteur supplémentaire, insaisissable et des plus difficiles à préciser : une simple tonalité de pensée qui, sans être explicitement formulée, se répand dans l'air d'une période historique et inspire ses figures de proue. C'est une sorte de champ qui organise et dirige les idées d'une époque. (La période de Descartes à Newton, par exemple, était animée par une croyance instinctive en un Ordre des Choses accessible à l'esprit humain. Bien que les penseurs de cette époque aient essayé de restituer cette tonalité de pensée dans un système rationaliste, ils ont échoué: car l'étincelle vivante du rationalisme est irrationnelle).
Voilà je pense quelques-uns des principes régulateurs. La formulation de certains d'entre eux est très vague, et cela est délibéré : ce ne serait pas une bonne politique que de réduire à des règles fixes l'harmonie mathématique, l'accord avec l'arrière-plan tout entier d'une époque, etc. Il est préférable qu'ils aient une certaine élasticité. On pourrait peut-être décrire le principe 5) comme une condition pour faire – et pour manquer – des découvertes.
Aucun de ces principes n'est indispensable, aucun ne nous est imposé par la nature de notre entendement."
Friedrich Waismann, "La vérifiabilité", 1930, tr. fr. Delphine Chapuis-Schmitz et Sandra Laugier, in S. Laugier et P. Wagner (dir.), Philosophie des sciences. Théories expériences et méthodes, Vrin, 2004, p. 358-360.
"Nous avons vu que toute théorie se compose de trois parties. Il y a d'abord les équations fondamentales, les équations de Newton en mécanique, les équations de Maxwell en électromagnétique, l'équation de Schrödinger en mécanique ondulatoire. Ces équations contiennent certains termes primitifs tels que « coordonnée », « temps », « force », « intensité d'un champ magnétique », « conductibilité électrique », etc. qu'elles définissent par postulats.
À ces équations, il convient d'adjoindre les règles de déduction qui enseignent quelles transformations il est possible de faire subir à ces équations sans altérer leur signification et qui constituent le calcul associé à l'axiomatique de la théorie. La mécanique classique a besoin pour ses calculs de l'algèbre et de la géométrie auxquelles se trouve incorporée la logique bivalente équivalente à l'Algèbre de Boole. La mécanique quantique fait appel à une algèbre plus faible par rapport à celle de Boole. Comme les mathématiques peuvent être considérées comme une branche de la logique suivant les vues de Bertrand Russell, on peut appeler ce calcul, calcul logico-mathématique.
La combinaison des équations et des règles du calcul logico-mathématique ne constitue en aucune façon une théorie physique. Il faut y joindre les règles de correspondance permettant de relier les termes primitifs, qui figurent dans les équations fondamentales, à des lectures d'instruments de mesure. Ces règles de correspondance constituent les définitions empiriques de ces termes primitifs [...]. Combinées avec les équations d'une théorie physique, convenablement transformées par la logique incorporée à la théorie, ces définitions permettent de soumettre la théorie au contrôle de l'expérience."
Louis Rougier, Traité de la connaissance, 1955, Éd. Gauthier-Villars, p. 239-240.
"On se représente le processus de l'évolution d'une science, au point de vue épistémologique, comme un processus continu d'induction. Les théories apparaissent comme les résumés d'un grand nombre d'expériences isolées en des lois expérimentales, d'où sont déduites par comparaison les lois générales. L'évolution de la Science ressemble, à ce point de vue, au classement d'un catalogue, à un travail purement empirique.
Mais cette conception ne représente pas tout le processus réel. Elle passe sous silence le rôle important que l'intuition et la pensée déductive jouent dans l'évolution de la science exacte. Aussitôt qu'une science a franchi le stade le plus primitif, les progrès théoriques ne sont plus réalisés simplement par un travail de classement. Le chercheur, poussé par les faits de l'expérience, développe plutôt un système de pensées qui, le plus souvent, est logiquement construit sur un petit nombre de suppositions fondamentales, les soi-disant axiomes. Nous appelons un tel système de pensées une théorie. La théorie tire sa raison d'être du fait qu'elle relie un grand nombre d'expériences isolées ; là réside sa « vérité »."
Albert Einstein, La Relativité, 1956, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2001, trad. M. Solovine, p. 173-174.
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