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Les limites épistémologiques de l'expérience |
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"Dans toutes les matières dont la preuve consiste en expériences et non en démonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle que par la générale énumération de toutes les parties ou de tous les cas différents. C'est ainsi que, quand nous disons que le diamant est le plus dur de tous les corps, nous entendons de tous les corps que nous connaissons, et nous ne pouvons ni ne devons y comprendre ceux que nous ne connaissons point ; et quand nous disons que l'or est le plus pesant de tous les corps, nous serions téméraire de comprendre dans cette proposition générale ceux qui ne sont point encore en notre connaissance, quoiqu'il ne soit pas impossible qu'ils soient en nature. De même quand les anciens ont assuré que la nature ne souffrait point de vide, ils ont compris qu'elle n'en souffrait point dans toutes les expériences qu'ils avaient vues, et ils n'auraient pu sans témérité y comprendre celles qui n'étaient pas en leur connaissance. Que si elles y eussent été, sans doute ils auraient tiré les mêmes conséquences que nous et les auraient par leur aveu autorisées à cette antiquité dont on veut faire aujourd'hui l'unique principe des sciences. C'est ainsi que, sans les contredire, nous pouvons affirmer le contraire de ce qu'ils disaient et, quelque force enfin qu'ait cette antiquité, la vérité doit toujours avoir l'avantage, quoique nouvellement découverte, puisqu'elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu'on a eues, et que ce serait ignorer sa nature de s'imaginer qu'elle ait commencé d'être au temps qu'elle a commencé d'être connue."
Pascal, Pensées, 1671, Brunschvicg 82.
"L'astronome Tycho Brahé, dont les observations précises fournirent à Kepler la base empirique de ses lois du mouvement des planètes, rejetait la conception copernicienne du mouvement héliocentrique de la Terre. Il en donnait, parmi d'autres raisons, la suivante : si l'hypothèse de Copernic était vraie, la direction dans laquelle un observateur terrestre aperçoit une étoile fixe à un instant déterminé de la journée devrait changer progressivement. ; car, dans le cours du trajet annuel de la Terre autour du Soleil, l'étoile seraitobservée d'un point de vue constamment changeant - tout comme un enfant sur un manège observe le visage d'un spectateur d'un point de vue toujours changeant, et de ce fait, le voit dans une direction constamment mobile. Plus précisément, la direction de l'observateur à l'étoile varierait périodiquement entre deux extrêmes, correspondant à deux points opposés sur l'orbite de la Terre autour du Soleil. L'angle sous lequel la distance entre ces points est vue de l'étoile est appelé la parallaxe annuelle de l'étoile ; plus l'étoile est éloignée de la Terre, plus petite est sa parallaxe. Brahé, qui fit ses observations avant l'apparition du télescope, cherchait à mettre en évidence avec ses instruments les plus précis de tels « mouvements parallactiques », des étoiles fixes - et il n'en trouva aucun. De ce fait, il rejeta l'hypothèse du mouvement de la Terre. Mais l'implication vérifiable selon laquelle on peut observer que les étoiles fixes ont des mouvements parallactiques ne peut être dérivée de l'hypothèse de Copernic que si on lui adjoint la supposition auxiliaire que les étoiles fixes sont si proches de la Terre que leurs mouvements parallactiques sont assez grands pour être décelés par les instruments dont Brahé disposait. Brahé avait conscience de faire cette supposition auxiliaire et il croyait qu'il était fondé à la tenir pour vraie ; par conséquent, il se sentit obligé de rejeter la conception copernicienne. On a depuis lors découvert que les étoiles fixes montrent bien des déplacements parallactiques ; toutefois, même les plus proches sont bien plus éloignées qu'il ne l'avait supposé - c'est pourquoi les mesures de parallaxes demandent des télescopes puissants et des techniques très précises. La première mesure considérée comme correcte d'une parallaxe stellaire ne fut faite qu'en 1838." Carl Hempel, Éléments d'épistémologie, 1966, Chapitre 3, tr. fr. Bertrand Saint-Sernin, Armand Colin, 1996, pp. 35-36.
Date de création : 10/06/2006 @ 10:54
Dernière modification : 21/11/2010 @ 14:45
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