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Texte à méditer :  

Car quoi de plus excusable que la violence pour faire triompher la cause opprimée du droit ?   Alexis de Tocqueville


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Ce qui différencie le droit de la morale

"Distinction de la règle de droit et d'autres règles de vie

  Il existe pour l'homme d'autres impératifs que ceux du droit. À la vérité, il n'est pas toujours facile de discerner ce qui sépare de ces autres règles les règles proprement juridiques. On peut même considérer que cette séparation est le produit d'une certaine civilisation juridique : dans les systèmes orientaux (spécialement, droit chinois ancien), tout était confondu.

  1. Les règles de bienséance

  Sous cette expression un peu vague, on peut faire entrer : les règles de cérémonial ou de courtoisie (exemples : visites protocolaires, salutations), les règles d'honneur (exemple : il était jadis de règle de se battre en duel pour relever une injure), les règles de jeux (exemples : football ou bridge), les règles d'usage (exemples: les pourboires dits facultatifs). Ces règles extra-juridiques tendent, comme les juridiques, à imposer des comportements extérieurs, pour que soit assuré un ordre dans les relations humaines, encore que cet ordre, le plus souvent, n'intéresse pas l'ensemble de la société, mais des groupements secondaires au sein de celle-ci. Ce qui fait la différence, c'est que les règles de bienséance, bien qu'elles ne soient pas dépourvues d'une certaine sanction externe (réprobation des cercles où l'infraction s'est produite ; au pire, exclusion de ces cercles), ne sont pas sanctionnées par l'action en justice et manquent, partant, de l'appui de la force étatique.

  1. Les règles de morale

  La distinction du droit et de la morale est classique. Le droit a pour but le maintien de l'ordre social ; la morale, le perfectionnement intérieur de l'homme. Le droit a une liste de devoirs envers le prochain bien plus courte que la morale : seulement des devoirs de justice, et encore strictement mesurés (exemple : en mariage, dit une maxime du droit, trompe qui peut ; le dol [1], n'est pas une cause de nullité de mariage...). Tandis que la morale impose toute la justice, et de surcroît la charité (rendre le bien pour le mal est un postulat de morale évangélique ; or ce serait la subversion du droit pénal). Dans l'appréciation du mérite des actions, le droit s'en tient, en principe, aux attitudes extérieures ; la morale prétend pénétrer les coeurs, et la simple convoitise est déjà, pour elle, coupable. Enfin, ici encore, la sanction est très différente : [...] parce que celle du droit est étatique, alors que celle de la morale est essentiellement intérieure (la voix de la conscience)."
 

J. Carbonnier, Droit civil, Thémis, PUF. Cité dans LES DOSSIERS, Droit Première STT, éditions Bertrand-Lacoste. 


[1] Dol : tromperie, manoeuvres frauduleuses.


 
  "Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses oeuvres ou ses succès, ce n'est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c'est seulement le vouloir ; c'est-à-dire que c'est en soi qu'elle est bonne ; et, considérée en elle-même, elle doit sans comparaison être estimée bien supérieure à tout ce qui pourrait être accompli par elle uniquement en faveur de quelque inclination et même, si l'on veut, de la somme de toutes les inclinations. Alors même que, par une particulière défaveur du sort, ou par l'avare dotation d'une nature marâtre, cette volonté serait complètement dépourvue du pouvoir de faire aboutir ses desseins ; alors même que dans son plus grand effort elle ne réussirait à rien ; alors même qu'il ne resterait que la bonne volonté toute seule (je comprends par-là, à vrai dire, non pas quelque chose comme un simple voeu, mais l'appel à tous les moyens dont nous pouvons disposer), elle n'en brillerait pas moins, ainsi qu'un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière. L'utilité ou l'inutilité ne peut en rien accroître ou diminuer cette valeur".

Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, 1785, Ire section, tr. fr. Victor Delbos, Éd. Delagrave, rééd. 1997, p. 89-90.


   
    "On appelle la simple concordance ou non-concordance d'une action avec la loi, abstraction faite du mobile de celle-ci, la légalité (conformité à la loi), tandis que celle où l'idée du devoir issu de la loi est en même temps le mobile de l'action correspond à la moralité (éthique) de celle-ci.
  [...] La doctrine du droit et la doctrine de la vertu se distinguent donc non pas tant par des devoirs différents qui relèveraient de chacune d'elles, que par la différence de leur législation, qui associe à la loi l'un ou l'autre mobile.
  La législation éthique (même si, pour leur part, les devoirs peuvent bien être extérieurs) est celle qui ne saurait être extérieure ; la législation juridique est celle qui peut aussi être extérieure. Ainsi est-ce un devoir extérieur que de tenir la promesse que l'on a engagée dans un contrat ; mais le commandement d'agir ainsi pour cette simple raison que c'est là un devoir, sans prendre en compte un autre mobile, appartient uniquement à la législation intérieure. Si l'obligation est mise au compte de l'éthique, ce n'est donc pas en tant qu'il s'agirait d'une espèce particulière de devoir (une espèce particulière d'actions auxquelles on est obligé) - car c'est là, aussi bien en éthique qu'en droit un devoir extérieur -, mais c'est parce que la législation, dans le cas mentionné, est une législation intérieure et qu'elle ne peut avoir aucun législateur extérieur. Pour la même raison, les devoirs de bienveillance, quoiqu'ils soient des devoirs extérieurs (obligations à des actions extérieures), sont cependant mis au compte de l'éthique, parce que leur législation ne peut être qu'intérieure. [...] Car accomplir des actions uniquement parce que ce sont des devoirs et faire du principe du devoir lui-même, d'où que ce dernier puisse procéder, le mobile suffisant de l'arbitre, c'est là la dimension propre de la législation éthique."

Kant, Métaphysique des meurs, t. I, Fondation. Introduction, 1785, Introduction, III, trad. Alain Renaut, Flammarion, GF, 1994, p. 169-171.

 

  "La législation qui fait d'une action un devoir et érige en même temps ce devoir en mobile est éthique. Celle, en revanche, qui n'intègre pas le mobile de la loi et par conséquent admet aussi un autre mobile que l'idée du devoir elle-même est juridique. À propos de cette dernière, on s'aperçoit aisément que ces mobiles qui diffèrent de l'idée du devoir doivent nécessairement être empruntés aux principes pathologiques[1] de détermination de l'arbitre que sont les penchants et les aversions, et parmi eux plus spécialement l'action des penchants aux aversions, parce que ce doit être une législation contraignante et non pas un appât qui séduise.
 On appelle la simple concordance ou non-concordance d'une action avec la loi, abstraction faite du mobile de celle-ci, la légalité (conformité à la loi), tandis que celle où l'idée du devoir issu de la loi est en même temps le mobile de l'action correspond à la moralité (éthique) de celle-ci.
 Les devoirs pratiqués d'après la législation juridique ne peuvent être que des devoirs extérieurs, parce que cette législation ne réclame pas que l'idée de ce devoir, qui est intérieure, soit par elle-même principe de détermination de l'arbitre du sujet agissant, et, dans la mesure où elle requiert cependant un mobile approprié aux lois, elle ne peut rattacher à la loi qu'un mobile extérieur. La législation éthique, au contraire, érige certes aussi des actions intérieures en devoirs, mais sans exclure pour autant les actions extérieures : elle porte en fait sur tout ce qui est devoir en général. Mais, précisément parce que la législation éthique intègre dans sa loi le mobile intérieur de l'action (l'idée du devoir), laquelle détermination ne doit absolument pas exercer d'influence sur la législation extérieure, la législation éthique ne peut être extérieure (pas même celle d'une volonté divine), quand bien même, en tant que devoirs, elle admet certes pour mobiles dans sa législation les devoirs qui reposent sur une autre législation, en l'occurrence une législation extérieure.
 D'où l'on peut voir que tous les devoirs, simplement parce qu'ils sont des devoirs, appartiennent à l'éthique ; mais leur législation n'est pas toujours pour autant contenue dans l'éthique : au contraire, pour beaucoup d'entre eux, elle lui est étrangère."
 
 
Emmanuel Kant, Métaphysique des moeurs, t. 1, Fondation, Introduction, 1785, tr. fr. Alain Renaut, Flammarion, GF, 1994, p. 169-170.

[1] Le mot (du grec pathos, "affection") ne renvoie chez Kant à aucune anomalie ; il désigne l'action des penchants sensibles.


  "Le droit ne dépend pas de l'intention qu'on a en agissant. On peut faire quelque chose avec une excellente intention, la conduite n'est pas pour autant justifiée, mais peut être, sans qu'on y prenne garde, contraire au droit. D'autre part, une conduite, par exemple l'affirmation de ma propriété, peut être juridiquement tout à fait justifiée et faire place cependant à une intention méchante, dans la mesure où il ne s'agit pas seulement pour moi de défendre mon droit, mais bien plutôt de nuire à autrui. Sur le droit comme tel cette intention n'a aucune influence.
  Le droit n'a rien à voir avec la conviction que ce que j'ai à faire soit juste ou injuste. Tel est particulièrement le cas en ce qui concerne la punition. On tâche sans doute de persuader le criminel qu'il est puni à bon droit. Mais qu'il en soit ou non convaincu ne change en rien au droit qu'on lui applique.
  Enfin le droit ne dépend non plus en rien de la disposition d'esprit dans laquelle un acte est accompli. Il arrive très souvent qu'on agisse de façon correcte par simple crainte de la punition, ou parce qu'on a peur de n'importe quelle autre conséquence désagréable, telle que perdre sa réputation ou son crédit. Il se peut aussi qu'en agissant selon le droit on songe à la récompense qu'on obtiendra ainsi dans une autre vie. Le droit comme tel est indépendant des ces dispositions d'esprit".

 

Hegel, Propédeutique philosophique, 1809-1811, Introduction, § 22, tr. fr.. Maurice de Gandillac, Éditions De Minuit, 1997, p. 37. 


 
    "Il faut distinguer droit et morale. Le droit peut très bien permettre une action qu'interdise la morale. Le droit, par exemple, m'autorise à disposer de mon bien de façon tout fait inconditionnelle, mais la morale contient des déterminations qui limitent ce droit de disposition. Il peut sembler que la morale permette bien des actions que le droit interdit, mais la morale n'exige pas seulement l'observation du droit à l'égard d'autrui, elle ajoute de plus au droit la disposition d'esprit qui consiste à respecter le droit pour lui-même. C'est la morale elle-même qui impose que, d'abord, le droit soit respecté, et que, là où cesse le domaine du droit, interviennent des déterminations morales.
    Pour qu'une conduite ait une valeur morale, il est nécessaire de discerner si cette conduite est juste ou injuste, bonne ou méchante. Ce qu'on appelle innocence des enfants ou des nations non civilisées n'est pas encore moralité. Si les enfants ou les non civilisés s'abstiennent d'un grand nombre de méchantes conduites, c'est parce qu'ils n'ont encore aucune représentation de pareilles conduites, parce que les relations qui donnent lieu à ces conduites n'existent encore d'aucune manière ; le fait qu'ils s'abstiennent de ces conduites méchantes est sans valeur morale. Ils accomplissent, d'autre part, des actions conformes à la morale et qui cependant ne sont pas encore proprement morales, car ils n'ont aucun discernement qui leur permettrait de savoir si, par nature, cette conduite est bonne ou méchante."

 

Hegel, Propédeutique philosophique, 1809-1811, Introduction, § 23, tr. fr.. Maurice de Gandillac, Éditions de Minuit, 1997, p. 37-38. 



 "La loi qui confond l'intention avec l'action est une loi essentiellement injuste. Le législateur ne réussit point à la concilier avec la justice, en ajoutant que l'intention ne sera punissable que lorsque le crime n'aura dû sa non-exécution qu'à des circonstances indépendantes de la volonté du criminel. Rien ne constate que, si ces circonstances ne s'étaient pas présentées, sa volonté n'aurait pas eu le même résultat. L'homme qui se prépare à commettre un crime, éprouve toujours un degré de trouble, un pressentiment de remords, dont l'effet n'est pas calculable. Le bras levé sur celui qu'il va frapper, il peut abjurer encore un projet qui le révolte contre lui-même. Ne pas reconnaître cette possibilité jusqu'au dernier moment, c'est calomnier la nature humaine. N'en pas tenir compte, c'est fouler aux pieds l'équité."
 
Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la Constitution actuelle de la France, Annexe 7, 1815, in Écrits politiques, 2004, Folio essais, p. 579.


  "Si la morale ne considère que l'action juste ou injuste, si tout son rôle est de tracer nettement, à quiconque a résolu de ne pas faire d'injustice, les bornes où se doit contenir son activité, il en est tout autrement de la théorie de l'État. La science de l'État, la science de la législation n'a en vue que la victime de l'injustice ; quant à l'auteur, elle n'en aurait cure, s'il n'était le corrélatif forcé de la victime ; l'acte injuste, pour elle, n'est que l'adversaire à l'encontre de qui elle déploie ses efforts ; c'est à ce titre qu'il devient son objectif. Si l'on pouvait concevoir une injustice commise qui n'eût pas pour corrélatif une injustice soufferte, l'État n'aurait logiquement pas à l'interdire. Aux yeux de la morale, l'objet à considérer, c'est la volonté, l'intention ; il n'y a pour elle que cela de réel ; selon elle, la volonté bien déterminée de commettre l'injustice, fût-elle arrêtée et mise à néant, si elle ne l'est que par une puissance extérieure, équivaut entièrement à l'injustice consommée ; celui qui l'a conçue, la morale le condamne du haut de son tribunal comme un être injuste. Au contraire, l'État n'a nullement à se soucier de la volonté, ni de l'intention en elle-même ; il n'a affaire qu'au fait (soit accompli, soit tenté), et il le considère chez l'autre terme de la corrélation, chez la victime ; pour lui donc il n'y a de réel que le fait, l'événement. Si parfois il s'enquiert de l'intention, du but, c'est uniquement pour expliquer la signification du fait. Aussi l'État ne nous interdit pas de nourrir contre un homme des projets incessants d'assassinat, d'empoisonnement, pourvu que la peur du glaive et de la roue nous retienne non moins incessamment et tout à fait sûrement de passer à l'exécution. L'État n'a pas non plus la folle prétention de détruire le penchant des gens à l'injustice, ni les pensées malfaisantes ; il se borne à placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l'injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner ; et ce second motif, c'est un châtiment inévitable."

 

Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1819, § 62, tr. fr. A. Burdeau, PUF, Quadrige, 2003, p. 433.



  "Ils [les adversaires de l'utilitarisme] disent que c'est trop demander que d'exiger que les gens agissent toujours en vue de promouvoir les intérêts généraux de la société. Mais c'est là une erreur quant à la signification même d'un critère moral, et une confusion entre la règle d'une action et son motif. La tâche de l'éthique est de nous dire quels sont les devoirs ou par quelle expérience nous pouvons les connaître ; mais aucun système éthique ne demande que le seul motif de tout ce que nous faisons soit un sentiment (feeling) de devoir ; bien au contraire, 90 % de toutes nos actions ont leur source dans d'autres motifs et, à juste titre, à condition que la règle du devoir ne les condamne pas. Il est d'autant plus injuste vis-à-vis de l'utilitarisme, de faire de ce malentendu la base d'une objection que les moralistes de l'utilité ont été plus loin que personne en déclarant que le motif de l'action n'a rien à voir avec sa moralité, mais beaucoup avec la valeur (worth) de l'agent. Celui qui sauve son semblable de la noyade fait ce qui est moralement juste (right), que son motif soit le devoir ou l'espoir d'être rétribué pour son geste ; celui qui trahit l'ami qui lui fait confiance est coupable d'un crime, même si son objet était de servir un autre ami vis-à-vis duquel il avait une obligation plus grande".

Mill, L'Utilitarisme, 1861, trad. Catherine Audard, PUF, coll. Quadrige, 1998, p. 52-53.


 

  "La différence entre le droit et la morale […] apparaît dans le contenu des propositions qui les décrivent. Dans le domaine du droit, la conséquence imputée à la condition est un acte de contrainte consistant dans le retrait de biens tels que la vie, la liberté ou quelque valeur économique ou autre. Cet acte de contrainte est appelé sanction. Dans le cadre d'un droit étatique, la sanction se présente sous la forme d'une peine ou d'une exécution forcée. Elle est la réaction spécifique du droit contre les comportements humains qualifiés d'illicites ou de contraires au droit. Elle est donc la conséquence de tels comportements.
 Les normes de la morale ne prescrivent ni n'autorisent de sanctions à l'égard des comportements qu'elles qualifient d'immoraux. En revanche la sanction joue un rôle essentiel dans les normes religieuses. Pour les peuples primitifs la mort, la maladie, la défaite militaire, la mauvaise récolte sont des punitions infligées pour des péchés. Les religions plus évoluées enseignent que l'âme sera punie dans un autre monde pour les péchés qu'elle a commis dans celui-ci. Mais toutes ces sanctions sont d'une nature transcendante, car elles sont censées émaner d'êtres surnaturels. Les sanctions du droit sont au contraire des actes d'êtres humains et elles sont prescrites par des normes, elles-mêmes créées par des hommes. Elles constituent donc un élément de l'organisation sociale. A ce point de vue le droit apparaît comme un ordre social basé sur lacontrainte, comme un système de normes prescrivant ou autorisant des actes de contrainte sous la forme de sanctions socialement organisées."
 
Hans Kelsen, Théorie pure du droit, Éditions de la Baconnière, 1953, p. 70-71.

  

  "Le droit est essentiellement un ordre de contrainte. Il prescrit un certain comportement en attachant au comportement opposé à celui qui est obligatoire un acte de contrainte comme conséquence. J'appelle la proposition par laquelle la science du droit décrit cette connexion entre l'acte illicite et la conséquence de l'acte illicite, une proposition de droit, par opposition à la norme de droit, décrite par cette proposition. Cette proposition de droit est la loi de droit spécifique.
  Mais la morale aussi est un ordre normatif prescrivant des sanctions car lorsqu'elle prescrit un certain comportement, elle prescrit aussi qu'on doit réagir, d'une manière bien définie, à son contraire, c'est-à-dire au comportement immoral. Les membres de la communauté doivent désapprouver ce comportement contraire à la morale. Ils doivent réagir à ce comportement par des actes de désapprobation tels que le blâme, ou des manifestations de mépris, etc. La morale se différencie du droit sur deux points. Premièrement, les réactions qu'elle prescrit - ses sanctions - ne sont pas des actes de contrainte au sens où le sont les sanctions juridiques ; elles ne sont pas à exécuter par l'usage de la force physique quand elles se heurtent à une résistance. Deuxièmement, les sanctions de la morale sont des réactions non seulement à un comportement contraire à la norme (comme dans le cas des sanctions juridiques), mais aussi à un comportement conforme à la norme. De même que le comportement contraire à la morale doit être désapprouvé par les membres de la communauté, de même le comportement conforme à la morale doit être approuvé par eux, par des actes de louange, des manifestations d'hommage, etc."
 
Hans Kelsen, Théorie générale des normes, Chapitre 6, § 2, 1979, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, p. 28-29.

     

 "Il y a une différence non négligeable entre le droit et la morale en ce qui concerne la fonction de commandement. Un ordre juridique positif commande un certain comportement en associant un acte de contrainte conçu comme sanction à un comportement contraire ; plus exactement, en posant comme obligatoire un acte de contrainte dans l'éventualité de ce comportement, dans le sens où il habilite l'édiction d'un acte de contrainte. Un emprunteur est juridiquement requis de rembourser le prêt au prêteur par le fait que, au cas où le débiteur s'abstiendrait de le faire, une exécution forcée devrait être dirigée contre ses biens, au sens où un organe d'application du droit serait habilité à ordonner une mesure d'exécution. Il est juridiquement commandé de s'abstenir de voler, par le fait que, dans l'éventualité d'un vol, le voleur devrait être puni, au sens où un organe d'application du droit serait habilité à infliger une punition. Si le législateur commandait le remboursement d'un prêt ou interdisait le vol, sans attacher de sanction au non-remboursement de la dette ou à l'accomplissement du vol, il exprimerait alors seulement un simple voeu sans pertinence juridique ; le remboursement d'un prêt ou le fait de ne pas commettre un vol ne seraient pas juridiquement commandés.
 Certes, un ordre moral positif - comme nous le verrons - associe également une sanction à un comportement interdit : la désapprobation de ce comportement de la part des membres de la communauté. Mais il n'y pas de connexion (essentielle) entre l'interdiction et la sanction. Le mensonge n'est pas moralement interdit parce qu'il doit être désapprouvé par les membres de la communauté, mais le mensonge est moralement interdit, et, à cette fin, il est commandé aux membres de la communauté de désapprouver le mensonge."
 
Hans Kelsen, Théorie générale des normes, Chapitre 25, § 3, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, p. 127.

    

  "Les notions d'obligation et de droit (droit au sens subjectif du terme) sont intimement liées aux fonctions de la norme. Dire qu'une norme commande un certain comportement équivaut à dire qu'une norme oblige à un certain comportement. Dire qu'une personne est « obligée » ou a « l'obligation » de se comporter d'une certaine manière équivaut à dire qu'une norme commandant ce comportement est valide. L'obligation n'est pas quelque chose de différent de la norme, 1'obligation est la norme dans sa relation avec le sujet dont le comportement est commandé. Le comportement, par lequel on « remplit » l'obligation, est le comportement par lequel la norme est observée, qui est conforme à la norme. Le comportement par lequel on « viole » - comme on l'exprime de manière figurée - l'obligation est le comportement qui n'est pas conforme à la norme ou - comme on a l'habitude de dire - qui « contredit » la norme.
  Puisque les normes de la morale, tout comme les normes du droit, commandent un certain comportement, il y a aussi bien des obligations morales que des obligations juridiques. Une limitation de la notion d'obligation au domaine de la morale ne se justifie pas ; pourtant, il faut distinguer les obligations morales des obligations juridiques, tout comme il faut distinguer le droit de la morale. Le droit et la morale ne se distinguent pas par les fonctions et l'objet de leurs normes, ni par le fait que le droit statue des sanctions tandis que la morale ne statue pas de sanctions - comme on l'admet à peu près généralement. Le droit et la morale se distinguent par le fait que le droit commande un certain comportement (et cela signifie qu'il en fait une obligation juridique) imposant comme obligatoire une sanction comme condition du comportement contraire, tandis que la morale commande un certain comportement et en fait ainsi une obligation morale, et attache une sanction aussi bien au comportement conforme qu'au comportement contraire. Une autre différence – et c'est une différence d'un point de vue de stricte technique juridique – tient à ce que, dans un ordre juridique techniquement avancé, des organes fonctionnant sur le principe de la division du travail – les autorités judiciaires et administratives – sont investis pour appliquer des sanctions tandis qu'un ordre moral positif habilite tout membre de la communauté qu'elle institue à exécuter les sanctions prévus par cet ordre."

 

Hans Kelsen, Théorie générale des normes, Chapitre 32, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, p. 175-176.

 
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Date de création : 22/06/2006 @ 18:12
Dernière modification : 19/06/2023 @ 09:36
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