"Une partie du droit politique est d'origine naturelle, l'autre fondée sur la loi. Ce qui est d'origine naturelle est ce qui, en tous lieux, a le même effet et ne dépend pas de nos diverses opinions ; quant à ce qui est fondé sur la loi, que les origines en aient été telles ou telles, peu importe ; ce qui importe c'est de le constater, une fois les lois établies [...] Ainsi, les prescriptions de justice qui ne sont pas fondées sur la nature mais sur les conventions entre les hommes, ne sont pas semblables partout, non plus que les formes de gouvernement, quoiqu'il n'y en ait qu'une seule qui se montre partout en accord avec la nature, à savoir la meilleure."
Aristote, Éthique de Nicomaque, livre V, chapitre VII, tr. fr. J. Voilquin, GF, 1966.
"Ce qu'il y a de plus insensé, c'est de croire que tout ce qui est réglé par les institutions ou les lois des peuples est juste. […] Si la volonté des peuples, les décrets des chefs, les sentences des juges faisaient le droit, pour créer le droit au brigandage, à l'adultère, à la falsification des testaments, il suffirait que ces façons d'agir eussent le suffrage et l'approbation de la multitude. Si les opinions et les votes des insensés ont une puissance telle qu'ils puissent changer la nature des choses, pourquoi ne décideraient-ils pas que ce qui est mauvais et pernicieux sera désormais tenu pour bon et salutaire ? Ou pourquoi la loi qui, de l'injuste peut faire le droit, ne convertirait-elle pas le mal en bien ? C'est que, pour distinguer une bonne loi d'une mauvaise, nous n'avons d'autre règle que la nature. Et non seulement la nature nous fait distinguer le droit de l'injustice, mais, d'une manière générale, les choses moralement belles de celles qui sont laides ; car une sorte d'intelligence, partout répandue, nous les fait connaître, et incline nos âmes à identifier les premières aux vertus, les secondes aux vices. Or croire que ces distinctions sont de pure convention et non fondées en nature, c'est folie".
Cicéron, Des Lois, 52 av. J.-C., Livre I, § XV et XVI. Trad. C. Appuhn, in De la République, Des Lois, éd. Garnier, 1954, p. 255 et p. 257.
"Des hommes d'une science profonde ont décidé de prendre comme point de départ la Loi : sans doute ont-ils eu raison, si du moins selon leur définition, la loi est la raison souveraine, incluse dans la nature, qui nous dicte nos obligations et nous interdit le contraire. Cette raison, lorsqu'elle trouve appui et accomplissement dans l'esprit humain, est la Loi. Aussi sont-ils d'avis que la mise en œuvre de la sagesse n'est autre qu'une loi qui aurait pour effet de nous ordonner de bien agir et ce principe, selon eux, a été appelé en grec nomos du fait de l'attribution due à chacun de ce qui lui revient, tandis que nous lui donnons le nom de loi [lex] du fait de choisir [legere]. Car de même qu'ils fondent la loi sur l'idée de « partage égal », nous la fondons sur celle de « choix distinct » et cependant ce sont là deux caractères qui définissent la loi. Si ce sont là deux façons justes de présenter la question, comme cela me paraît d'une manière générale être habituellement le cas, le principe du droit [iuris exordium] doit être tiré de la loi [a lege ducendum]. Car elle est la force de la nature [naturae uis], l'esprit et la raison du sage [mens ratioque prudentis], la norme de ce qui est juste et de ce qui est injuste. Toutefois, puisque tout notre langage s'appuie sur des conceptions communes, nous devons entre-temps nous exprimer comme tout le monde, et appeler loi, comme le fait le commun des mortels, le texte écrit qui sanctionne l'expression d'une volonté par un ordre ou par une défense. Mais, s'agissant des fondements du droit, prenons pour origine cette loi suprême qui, commune à tous les siècles, est née bien avant l'apparition d'une loi écrite, bien avant la constitution d'un État".
Cicéron, Des lois, I, 18-19, tr. fr. C. Guittard.
"Ce qui est complètement insensé, c'est de considérer comme étant « juste » tout ce qui figure dans les institutions et les lois des peuples, ou même, les lois (en admettant qu'il en soit !) portées par des tyrans. Si les Trente d'Athènes avaient eu la volonté d'imposer des lois ou si leurs lois tyranniques avaient plu au peuple athénien tout entier, serait-ce une raison pour les considérer comme « justes» ? A aucun titre, je crois, - pas plus que cette loi que porta chez nous un interroi donnant à un dictateur le pouvoir de tuer nominativement et sans procès celui des citoyens qu'il voudrait. Il n'y a en effet qu'un droit unique, qui astreint la société humaine et que fonde une Loi unique: Loi, qui est la juste raison dans ce qu'elle commande et dans ce qu'elle défend. Qui ignore cette loi est injuste, qu'elle soit écrite quelque part ou non.
Mais si la justice n'est que la soumission à des lois écrites et aux institutions des peuples, et si [ ... ] tout se doit mesurer à l'intérêt, celui qui pensera avoir intérêt à mépriser et violer ces lois le fera, s'il le peut. Il en résulte qu'il n'y a absolument plus de justice, si celle-ci n'est pas fondée sur la nature, et si la justice établie en vue de l'intérêt est déracinée par un autre intérêt."
Cicéron, Des Lois, 52 av. J.-C., I, § 42.
1. Formulez la thèse de ce texte et montrez comment elle est établie.
2. a) En vous appuyant sur les exemples du texte, montrez pourquoi il serait insensé "de considérer comme étant "juste" tout ce qui figure dans les institutions et les lois des peuples".
b) Expliquez: "une Loi unique: Loi, qui est la juste raison dans ce qu'elle commande et dans ce qu'elle défend".
c) Expliquez: "si [...] tout se doit mesurer à l'intérêt, [...] il n'y a absolument plus de justice".
3. La justice est-elle fondée sur la raison ?
Les Trente d'Athènes: les « Trente Tyrans », gouvernement imposé par Sparte à la suite de sa victoire sur Athènes (404 avant J.-C.).
"Il existe une loi vraie, c'est la droite raison, conforme à la nature, répandue dans tous les êtres, toujours d'accord avec elle-même, non sujette à périr, qui nous appelle impérieusement à remplir notre fonction, nous interdit la fraude et nous en détourne. L'honnête homme n'est jamais sourd à ses commandements et à ses défenses ; ils sont sans action sur le pervers. À cette loi, nul amendement n'est permis, il n'est licite de l'abroger ni en totalité ni en partie. Ni le Sénat, ni le peuple ne peuvent nous dispenser de lui obéir et point n'est besoin de chercher un Sextus Aelius pour l'expliquer ou l'interpréter. Cette loi n'est pas autre à Athènes, autre à Rome, autre aujourd'hui, autre demain, c'est une seule et même loi, éternelle, immuable qui régit toutes les nations en tout temps, il y a pour l'enseigner et la prescrire un dieu unique : conception, délibération, mise en vigueur de cette loi lui appartiennent également. Qui n'obéit pas à cette loi s'ignore lui-même et, parce qu'il aura méconnu la nature humaine, il subira par cela même le plus grand des châtiments, même s'il échappe aux autres supplices.
Cicéron, De Republica (1er siècle av. J.-C.), Livre III, § 22, trad. C. Appuhn, GF, 1965, p. 86.
"Il existe certes une vraie loi, c'est la droite raison ; elle est conforme à la nature, répandue chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute. Si toutefois elle n'adresse jamais en vain aux honnêtes gens ses ordres et ses interdictions, elle ne peut, par ces moyens, faire impression sur les malhonnêtes. C'est un sacrilège que de la remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n'en pas appliquer une seule disposition ; quant à l'abroger entièrement, personne n'en a la possibilité. Ni le sénat, ni le peuple ne peuvent nous soustraire à l'autorité de cette loi ; il est inutile de chercher Sextus Aelius[1] pour l'expliquer et l'interpréter ; elle sera la même à Rome et à Athènes ; la même maintenant et plus tard. Bref, cette loi unique, éternelle et immuable s'imposera à toutes les nations et à tous les temps, et un seul dieu commun à tous sera comme l'éducateur et le chef de tous. C'est lui qui a fait cette loi, qui l'interprète et nous l'a proposée. L'homme qui refusera de lui obéir devra se fuir lui-même et, comme il a méprisé la nature humaine, il subira les plus cruels châtiments, même au cas où il aurait échappé à tout ce que l'on considère comme un supplice."
Cicéron, La république, 1er siècle av.J.-C., Livre III, § 33, trad. Esther Bréguet, Gallimard tel, 1994, p. 103-104.
[1] Aelius Sextus Paetus Catus, consul en 198. Il rédigea le premier livre de droit : Jus Aetalium, et un commentaire des Lois des XII Tables : Tripertita.
"Le droit naturel réside dans ce que la nature enseigne à tout être animé. En effet, ce droit n'est pas particulier aux hommes, mais il est commun à tous les êtres animés qui vivent sur terre et dans la mer, ainsi qu'aux oiseaux. C'est de là que vient l'union des couples que nous appelons mariage, la procréation des enfants, leur éducation. Nous voyons tous les animaux, y compris les bêtes féroces, pénétrés de ce droit. Le droit des gens est celui dont usent tous les peuples. Il est facile de comprendre que le droit des gens se distingue du droit naturel car celui-ci est commun à tous les êtres animés tandis que celui-là appartient seulement aux hommes. Le droit civil n'est pas radicalement différent du droit naturel ou du droit des gens, mais il en diffère sur quelques points : car ajouter ou retrancher quelque chose au droit commun, c'est faire un droit particulier, c'est-à-dire du droit civil. "
Ulpien, Institutes, D. 1, 1, 1, 2, vers 200.
"Je ne reconnaissais pas cette justice intérieure et qui ne juge pas selon la coutume, mais selon la loi, cette loi très juste du Dieu tout-puissant, qui règle les moeurs des pays et des jours suivant les pays et les jours, qui reste toujours et partout la même, non point telle ici et différente ailleurs, cette loi selon laquelle furent justes Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David, et tous ces hommes que loua la bouche de Dieu. Mais ils ont été jugés injustes par les ignorants, qui jugent selon les vues de la justice humaine et mesurent les moeurs du genre humain, dans leur universalité, à leurs moeurs particulières. C'est comme si un homme, sans savoir ce qui, dans une armure, se rapporte à chaque partie du corps, voulait se couvrir la tête avec le cuissard, se chausser avec le casque, et se plaignait que rien ne lui allât. Ou comme si un jour où l'après-midi est déclaré « férié », quelqu'un se fâchait de n'avoir pas le droit de vendre, sous prétexte qu'il l'avait le matin. Ou encore comme si, voyant dans la même maison un esclave manier des objets auxquels celui qui verse à boire n'a pas permission de toucher, ou telle action se faire derrière l'écurie qui est défendue dans la salle à manger, on trouvait mauvais que dans le même logis, dans la même famille, tous n'aient pas partout les mêmes attributions.
C'est ce que font les gens qui s'indignent en apprenant que, dans les siècles anciens, certaine chose a été permise, qui n'est pas permise aux justes du siècle où nous sommes, et que Dieu a commandé aux uns ceci, aux autres cela, pour des raisons relatives à l'époque, tous d'ailleurs étant soumis à la même justice ! Et cependant, ils voient bien que chez le même homme, le même jour, dans la même maison, ce qui convient à un membre ne convient pas à l'autre, que ce qui a été permis ne l'est plus l'instant d'après, que ce qui- est autorisé ou prescrit dans ce coin est défendu et puni dans cet autre tout à côté. Serait-ce donc que la justice est variable et changeante ? Non, mais les temps auxquels elle préside, ne se ressemblent pas, puisqu'ils sont des temps. Les hommes, dont la vie terrestre est courte, ne sont pas capables d'accorder par la pensée les raisons des choses, dans les siècles passés et dans d'autres pays dont ils n'ont pas l'expérience, avec leur expérience particulière. Cependant, dans un même corps, dans une même journée, dans une même maison, ils peuvent facilement se rendre compte de ce qui convient à tel membré, à tel moment, à tel endroit, Ou à telle personne. C'est pourquoi ils se scandalisent dans un cas et se soumettent dans l'autre.
[…] Et je ne voyais pas que la justice, à laquelle se soumettaient les hommes bons et saints, faisait aussi un tout des préceptes qu'elle édicte mais mieux encore et d'une façon plus sublime ; nulle, part elle ne change, et cependant, elle ne distribue ni ne prescrit toutes ses règles en même temps aux différentes époques, mais les y approprie. […]
Les débauches contre nature, comme celles des Sodomites, doivent être partout haïes et châtiées. Quand tous les peuples les commettraient, ils seraient tous également coupables devant la loi de Dieu, qui n'a pas fait les hommes pour se comporter ainsi. Car c'est violer la société que nous devons avoir avec Dieu que de souiller par les perversions de la volupté la nature dont il est l'auteur.
Quant aux fautes contre les coutumes des hommes, il faut les éviter en raison de la diversité de ces coutumes ; le pacte mutuel scellé par la coutume ou la loi d'une cité, d'une nation, ne saurait être violé par le caprice d'un citoyen ou d'un étranger. C'est laid un élément qui ne s'accorde pas au tout dont il fait partie. Mais quand Dieu commande à l'encontre de la coutume ou d'un pacte quelconque, même si la chose n'a jamais été faite en ce lieu, on doit la faire, et si elle a été oubliée, la restaurer, et l'instituer dans le cas où elle ne l'a déjà été. Il est permis à un roi, dans la cité où il règne, de donner un ordre que personne avant lui ni lui-même n'avait donné; et il n'est pas contraire au statut de cette cité de lui obéir, ou plutôt ce serait ruiner ce statut que de ne point lui obéir, l'obéissance au roi étant un pacte de la société humaine ; à plus forte raison doit-on obéir sans hésitation à tous les ordres de Dieu qui règne sur toute la création. Car de même qu'en ce qui concerne les pouvoirs des sociétés humaines, le pouvoir supérieur a le pas sur le pouvoir inférieur, qui doit lui obéir, de même Dieu commande à toutes choses et à tous."
Augustin, Les Confessions, Livre III, chapitre 1, trad. Joseph Trabucco, Garnier-Flammarion, 1978, p. 58-60.
"Est-il permis de voler en cas de nécessité ?
Réponse : Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l'ordre naturel établi par la providence divine, les êtres inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l'homme. C'est pourquoi leur division et leur appropriation, oeuvre du droit humain, n'empêchent pas de s'en servir pour subvenir aux nécessités de l'homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance sont dus, de droit naturel, à l'alimentation des pauvres ; ce qui fait dire à S. Ambroise et ses paroles sont reproduites dans les Décrets : « C'est le pain des affamés que tu détiens ; c'est le vêtement de ceux qui sont nus que tu renfermes ; ton argent, c'est le rachat et la délivrance des miséreux, et tu l'enfouis dans la terre. »
Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et qu'une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c'est à l'initiative de chacun qu'est laissé le soin de disposer de ses biens de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pressant avec les biens que l'on rencontre - par exemple, lorsqu'un péril menace une personne et qu'on ne peut autrement la sauver -, alors quelqu'un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d'autrui, repris ouvertement ou en secret. Il n'y a là ni vol ni rapine à proprement parler."
Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1266-1274, question 66, article 7. Trad. Marie Roguet, éd. Le Cerf, t. III, pp. 442-443.
"Pour commencer par le DROIT NATUREL, il consiste dans certains principes de la droite raison, qui nous font connaître qu'une action est moralement honnête ou déshonnête selon la convenance ou la disconvenance nécessaire qu'elle a avec une nature raisonnable et sociable ; et par conséquent que Dieu, qui est l'Auteur de la Nature, ordonne ou défend une telle action.
Les actions à l'égard desquelles la raison nous fournit de tels principes sont obligatoires ou illicites par elles-mêmes, à cause de quoi on les conçoit comme nécessairement ordonnées ou défendues de Dieu. Et c'est le caractère propre qui distingue le droit naturel, non seulement d'avec le Droit humain, mais encore d'avec le droit divin volontaire, qui ne commande pas et ne défend pas des choses obligatoires ou illicites par elles-mêmes et de leur propre nature, mais qui rend obligatoire ce qu'il commande, par cela seul qu'il le commande ; et illicite ce qu'il défend, par cela seul qu'il le défend.
Mais, pour se faire une juste idée du droit naturel, il faut remarquer qu'il y a des choses que l'on dit être de Droit naturel, qui ne s'y rapportent pas proprement, mais par réduction ou par accommodation, comme on parle dans l'École, c'est-à-dire en tant que le Droit naturel n'y est pas contraire ; de même que […] l'on appelle justes, des choses où il n'y a point d'injustice. Quelquefois aussi on rapporte par abus au droit naturel des choses que la raison fait regarder comme honnêtes, ou comme meilleures que leurs contraires, quoi qu'on n'y soit obligé en aucune façon.
Il est bon encore de savoir, que le droit naturel ne roule pas seulement sur des choses qui existent indépendamment de la volonté humaine, mais qu'il a aussi pour objet plusieurs choses qui sont une suite de quelque acte de cette volonté. Aussi, par exemple, la Propriété des biens, telle qu'elle est aujourd'hui en usage, a été introduite par la volonté des Hommes : mais dès le moment qu'elle a été introduite, ç'a été une règle du Droit même de la Nature, qu'on ne peut sans crime prendre à quelqu'un, malgré lui, ce qui lui appartient en propre. C'est pourquoi le jurisconsulte Paul dit que le larcin est défendu par le Droit naturel. Ulpien, autre jurisconsulte romain, appelle le larcin, une chose naturellement déshonnête : et le poète Euripide le fait regarder comme une action odieuse à la Divinité.
Au reste, le droit naturel est immuable, jusques-là que Dieu même n'y peut rien changer. Car, quoique la Puissance de Dieu soit infinie, on peut dire qu'il y a des choses auxquelles elle ne s'étend point, parce que ce sont des choses qu'on ne saurait exprimer par des propositions qui aient quelque sens, mais qui renferment une manifeste contradiction. Comme donc il est impossible à Dieu même, de faire que deux fois deux ne soient pas quatre : il ne lui est pas non plus possible de faire que ce qui est mauvais en soi et de sa nature, ne soit pas tel. Et c'est ce qu'Aristote donne à entendre, quand il dit, qu'il y a des choses dont le seul nom emporte une idée de vice et de dérèglement. Car comme, du moment que les choses existent une fois, leur Être et leur essence ne dépend plus d'ailleurs : il en est de même des propriétés qui suivent nécessairement cet être et cette essence : or telle est la qualité de certaines actions, que l'on juge mauvaises en les comparant avec une Nature éclairée d'une raison droite. Ainsi voyons nous que Dieu lui-même consent que les hommes jugent de sa conduite par cette règle.
Il paraît pourtant quelque fois, dans les actions prescrites ou défendues par le droit naturel, une espèce de changement gui trompe ceux qui n'y regardent pas de près ; quoiqu'au fond le droit naturel demeure toujours le même et qu'il n'ait alors rien de changé que dans la chose même qui fait l'objet de la règle établie par le droit naturel, laquelle chose est susceptible de changement. Il y a aussi des maximes qui sont de droit naturel, non purement et simplement, mais en supposant un certain état des choses. Ainsi, avant l'introduction de la propriété des biens, chacun avait naturellement plein pouvoir de se servir de tout ce gui se présentait. Et, avant qu'il y eut des lois civiles, il était permis à chacun de se faire raison à lui-même et de poursuivre son droit par les voies de la force."
Hugo Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, 1625, livre I, chapitre 1, § 10, tr. fr. J. Barbeyrac, Publications de l'Université de Caen, 1984.
"Tous les auteurs demeurent d'accord en ce point, que la loi de nature est la même que la loi morale. Voyons quelles sont les raisons qui prouvent cette vérité. Il faut donc savoir que ces termes de bien et de mal sont des noms imposés aux choses, afin de témoigner le désir ou l'aversion de ceux qui leur donnent ce titre. Or les appétits des hommes sont très divers, suivant que leurs tempéraments, leurs coutumes, et leurs opinions se rencontrent divers ; comme il est tout manifeste aux choses qui tombent sous les sens, sous le goût, sous l'odorat, ou l'attouchement ; mais encore plus en celles qui appartiennent aux actions communes de la vie, en laquelle ce que l'un loue et nomme bon, l'autre le blâme et le tient pour mauvais ; voire, le même homme en divers temps approuve le plus souvent, et condamne la même chose. Mais de cette discordance il est nécessaire qu'il arrive des dissensions, des querelles et des batteries.
Les hommes donc demeurent en l'état de guerre, tandis qu'ils mesurent diversement le bien et le mal, suivant la diversité des appétits qui domine en eux. Et il n'y en a aucun qui ne reconnaisse aisément que cet état-là, dans lequel il se voit, est mauvais, et par conséquent que la paix est une bonne chose. Ceux donc qui ne pouvaient pas convenir touchant un bien présent, conviennent en ce qui est d'un autre à venir ; ce qui est un effet de la ratiocination : car les choses présentes tombent sous les sens, mais les choses futures ne se conçoivent que par le raisonnement. De sorte que la raison nous dictant que la paix est une chose désirable, il s'ensuit que tous les moyens qui y conduisent ont la même qualité, et qu'ainsi la modestie, l'équité, la fidélité, l'humanité, la clémence (que nous avons démontrées nécessaires à la paix) sont des vertus et des habitudes qui composent les bonnes moeurs. Je conclus donc que la loi de nature commande les bonnes moeurs et la vertu, en ce qu'elle ordonne d'embrasser les moyens de la paix, et qu'à juste titre elle doit être nommée loi morale."
Hobbes, Le Citoyen, 1642, chapitre III, § XXXI, tr. fr. Samuel Sorbière, GF, 1982, p. 126-127.
"Le DROIT DE NATURE, que les écrivains politiques appellent communément jus naturale, est la liberté que chacun a d'user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce qu'il concevra être le meilleur moyen adapté à cette fin.
Par LIBERTÉ j'entends l'absence d'entraves extérieures, entraves qui, souvent, peuvent détourner une part de la puissance de faire ce que l'on voudrait, sans pourtant pouvoir empêcher l'usage de la puissance restante, conformément à ce que dictent notre jugement et notre raison.
Une LOI DE NATURE (lex naturalis) est un précepte, ou une règle générale trouvée par la raison selon laquelle chacun a l'interdiction de faire ce qui détruit sa vie, ou qui le prive des moyens de la préserver, et de négliger de faire ce par quoi il pense qu'elle serait le mieux préservée.
En effet, et bien que ceux qui écrivent sur ce sujet aient l'habitude de confondre jus et lex (droit et loi), il est néanmoins nécessaire de les distinguer, parce que le DROIT consiste en la liberté de faire ou de ne pas faire, alors que la LOI détermine et contraint dans un sens ou dans l'autre, en sorte que la loi et le droit diffèrent autant que l'obligation et la liberté, et se contredisent s'ils sont appliqués à un même objet.
Parce que la condition humaine [...] est un état de guerre de tous contre tous, où chacun est gouverné par sa propre raison, et parce qu'il n'y a rien dont on ne puisse faire usage contre ses ennemis, qui ne soit de quelques secours pour se maintenir en vie, il s'ensuit que, au sein d'un tel état, chacun a droit sur tout chose, y compris sur le corps des autres. Et donc, aussi longtemps que perdure ce droit naturel de chacun sur toute chose, il ne saurait y avoir de sécurité permettant à quiconque (si fort et avisé qu'il soit) de vivre tout le temps que la nature alloue ordinairement pour la vie. Par conséquent, c'est un précepte et une règle générale de la raison que chacun doit s'efforcer à la paix aussi longtemps qu'il a l'espoir de l'atteindre, et, quand il ne peut l'atteindre, qu'il peut chercher et utiliser tous les secours et les avantages de la guerre. La première partie de cette règle contient la première et fondamentale loi de nature, qui est : chercher la paix et la maintenir ; la seconde, le résumé du droit de nature, qui est : nous défendre nous-mêmes par tous les moyens possibles.
À partir de cette loi de nature fondamentale, selon laquelle il est ordonné aux humains de s'efforcer à la paix, on déduit cette seconde loi de nature : que ce soit la volonté de chacun, si c'est également celle de tous les autres, aussi longtemps qu'il le pensera nécessaire à la paix et à sa propre défense, d'abandonner ce droit sur toute chose, et qu'il soit satisfait de disposer d'autant de liberté à l'égard des autres que les autres en disposent à l'égard de lui-même. En effet, aussi longtemps que tout un chacun a ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous les hommes sont dans l'état de guerre. Mais si les autres n'abandonnent pas leur droit, comme il le fait lui-même alors il n'y a aucune raison pour qui que ce soit de renoncer au sien, car ce serait s'exposer à être une proie (et à cela personne n'est tenu) au lieu de disposer à la paix."
Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, Livre I, § 14, tr. G. Mairet, Folio essais, p. 229-232.
"Par Droit et Institution de la Nature, je n'entends autre chose que les règles de la nature de chaque individu, règles suivant lesquelles nous concevons chaque être comme déterminé à exister et à se comporter d'une certaine manière. Par exemple, les poissons sont déterminés par la Nature à nager, les grands poissons à manger les petits ; par suite les poissons jouissent de l'eau, et les grands mangent les petits, en vertu d'un droit naturel souverain. Il est certain en effet que la Nature considérée absolument a un droit souverain, sur tout ce qui est en son pouvoir, c'est-à-dire que le Droit de la Nature s'étend aussi loin que s'étend sa puissance car la puissance de la Nature est la puissance même de Dieu qui a sur toutes choses un droit souverain. Mais la puissance universelle de la Nature entière n'étant rien en dehors de la puissance de tous les individus pris ensemble, il suit de là que chaque individu a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, autrement dit que le droit de chacun s'étend jusqu'où s'étend la puissance déterminée qui lui appartient."
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, chap. XVI, tr. fr. Charles Appuhn, GF, p. 261-262.
"Les obligations des lois de la nature ne cessent point dans la société ; elles y deviennent même plus fortes en plusieurs cas; et les peines qui y sont annexées pour contraindre les hommes à les observer, sont encore mieux connues par le moyen des lois humaines. Ainsi, les lois de la nature subsistent toujours comme des règles éternelles pour tous les hommes, pour les législateurs, aussi bien que pour les autres. S'ils font des lois pour régler les actions des membres de l'État, elles doivent être aussi faites pour les leurs propres, et doivent être conformes à celles de la nature, c'est-à-dire, à la volonté de Dieu, dont elles sont la déclaration ; et la loi fondamentale de la nature ayant pour objet la conservation du genre humain; il n'y a aucun décret humain qui puisse être bon et valable, lorsqu'il est contraire à cette loi."
Locke, Traité du gouvernement civil, 1690, Chapitre XI, § 135, tr. fr. David Mazel, GF, 1992, p. 244.
"PHILALÈTHE. Relation morale est la convenance ou disconvenance qui se trouve entre les actions volontaires des hommes et une règle qui fait qu'on juge si elles sont moralement bonnes ou mauvaises. Et le bien moral ou le mal moral est la conformité ou l'opposition qui se trouve entre les actions volontaires et une certaine loi, ce qui nous attire du bien ou du mal (physique) par la volonté et puissance du législateur (ou de celui qui veut maintenir la loi), et c'est ce que nous appelons récompense et punition.
THÉOPHILE. [...] suivant cette notion, une même action serait moralement bonne et moralement mauvaise en même temps, sous de différents législateurs, tout comme [Locke] prenait la vertu [...] pour ce qui est loué, et par conséquent une même action serait vertueuse ou non selon les opinions des hommes. Or cela n'étant pas le sens ordinaire qu'on donne aux actions moralement bonnes et vertueuses, j'aimerais mieux, pour moi, prendre pour la mesure du bien moral et de la vertu la règle invariable de la raison, que Dieu s'est chargé de maintenir. Aussi peut-on être assuré que par son moyen tout bien moral devient physique, ou, comme parlaient les anciens, tout honnête est utile ; au lieu que pour exprimer la notion de [Locke], il faudrait dire que le bien ou le mal moral est un bien ou un mal d'imposition ou institutif, que celui qui a le pouvoir en main tâche de faire suivre ou éviter par les peines ou récompenses. Le bon est que ce qui est de l'institution générale de Dieu est conforme à la nature ou à la raison".
Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, 1703, Livre II, Chapitre XXVIII, GF, p. 193-194.
"Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses : et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois [...].
Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu'ils ont faites ; mais ils en ont aussi qu'ils n'ont pas faites [...]. Avant qu'il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé ce cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux. Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme, par exemple, que, supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois [...].
Mais il s'en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car, quoique celui-ci ait aussi des lois qui, par leur nature, sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est que les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l'erreur ; et, d'un autre côté, il est de leur nature qu'ils agissent par eux-mêmes."
Montesquieu, De l'esprit des lois, 1758, livre I, chapitre 1.
"Le droit naturel de l'homme peut être défini vaguement Le droit que l'homme a aux choses propres à sa jouissance. […]
Le droit naturel des hommes diffère du droit légitime ou du droit décerné par les lois humaines, en ce qu'il est reconnu avec évidence par les lumières de la raison, et que par cette évidence seule, il est obligatoire indépendamment d'aucune contrainte ; au lieu que le droit légitime limité par une loi positive, est obligatoire en raison de la peine attachée à la transgression par la sanction de cette loi, quand même nous ne la connaîtrions que par la simple indication énoncée dans la loi.
Par ces différentes conditions on voit toute l'étendue du droit naturel, et ce qui le distingue du droit légitime.
Souvent le droit légitime restreint le droit naturel, parce que les lois des hommes ne sont pas aussi parfaites que les lois de l'Auteur de la nature, et parce que les lois humaines sont quelquefois surprises par des motifs dont la raison éclairée ne reconnaît pas toujours la justice ; ce qui oblige ensuite la sagesse des Législateurs d'abroger des lois qu'ils ont faites eux-mêmes. La multitude de lois contradictoires et absurdes établies successivement chez les nations, prouve manifestement que les lois positives sont sujettes à s'écarter souvent des règles immuables de la justice, et de l'ordre naturel le plus avantageux à la société."
François Quesnay, "Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société ", Journal de l'agriculture, septembre 1765.
"D[emande]. Qu'est-ce que la loi naturelle ?
R[éponse]. C'est l'ordre régulier et constant des faits, par lequel DIEU régit l'univers – ordre que sa sagesse présente aux sens et à la raison des hommes pour servir à leurs actions de règle égale et commune, et pour les guider, sans distinction de pays ni de secte, vers la perfection et le bonheur.
– Définissez-moi clairement le mot loi.
– Le mot loi, pris littéralement, signifie lecture[1], parce que, dans l'origine, les ordonnances et règlements étaient la lecture par excellence que l'on faisait au peuple afin qu'il les observât et n'encourût pas les peines portées contre leur infraction. D'où il suit que, l'usage originel expliquant l'idée véritable, la loi se définit : un ordre ou une défense d'agir, avec la clause expresse d'une peine attachée à l'infraction ou d'une récompense attachée l'observation de cet ordre.
– Est-ce qu'il existe de tels ordres dans la Nature ?
– Oui.
– Que signifie ce mot Nature ?
– Le mot Nature prend trois sens divers :
1° – Il désigne l'univers, le monde matériel ; on dit dans ce premier sens beauté de la Nature, richesse de la Nature, c'est-à-dire les objets du Ciel et de la Terre offerts à nos regards ;
2° – Il désigne la puissance qui anime, qui meut l'univers, en la considérant comme un être distinct, comme l'âme est au corps ; on dit en ce second sens : les intentions de la Nature, les secrets incompréhensible de la Nature.
3° – Il désigne les opérations partielles de cette puissance dans chaque être ou dan chaque classe d'êtres ; et l'on dit dans ce troisième sens : c'est une énigme que la nature de l'homme ; chaque être agit selon sa nature.
Or comme les actions de chaque être ou de chaque espèce d'être sont soumises à des règle constantes et générales qui ne peuvent être enfreintes sans que l'ordre général ou particulier soit interverti et troublé, l'on donne à ces règles d'action et de mouvements le nom de lois naturelles ou lois de la Nature.
– Donnez-moi des exemples de ces lois.
– C'est une loi de la Nature, que le soleil claire successivement la surface du globe terrestre, que sa présence y excite la lumière et la chaleur, que la chaleur agissant sur l'eau forme des vapeurs, que ces vapeurs élevées en nuages dans les régions de l'air s'y résolvent en pluies ou en neiges qui renouvellent sans cesse les eaux des sources et des fleuves.
C'est une loi de la Nature, que l'eau coule de haut en bas, qu'elle cherche son niveau, qu'elle soit plus pesante que l'air, que tous les corps tendent vers la terre, que la flamme s'élève vers les cieux, qu'elle désorganise les végétaux et les animaux, que l'air soit nécessaire à la vie de certains animaux, que dans certaines circonstances l'eau les suffoque et les tue, que certains sucs de plantes, certains minéraux attaquent leurs organes, détruisent leur vie ; et ainsi d'une foule d'autres faits.
Or, parce que tous ces faits et leurs semblables sont immuables, constants, réguliers, il en résulte pour l'homme autant de véritables ordres de s'y conformer, avec la clause expresse d'une peine attachée à leur infraction ou d'un bien-être attaché à leur observation – de manière que si l'homme prétend voir clair dans les ténèbres, s'il contrarie la marche des saisons, l'action des éléments, s'il prétend vivre dans l'eau sans se noyer, toucher la flamme sans se brûler, se priver d'air sans s'étouffer, boire des poisons sans se détruire – il reçoit de chacune de ces infractions aux lois naturelles une punition corporelle et proportionnée à sa faute ; qu'au contraire, s'il observe et pratique chacune de ces lois dans les rapports exacts et réguliers qu'elles ont avec lui, il conserve son existence et la rend aussi heureuse qu'elle peut l'être ; et parce que toutes ces lois, considérées relativement à l'espèce humaine, ont pour but unique et commun de la conserver et de la rendre heureuse, on est convenu d'en rassembler l'idée sous un même mot et de les appeler collectivement la loi naturelle."
Volney, La Loi naturelle, 1793, Chapitre I, in Observations générales sur les indiens ou sauvages de l'Amérique du Nord et autres textes, Coda, 2009, p. 179-180.
[1] Du latin lex, lectio. Alcoran signifie aussi la lecture, et n'est qu'une traduction littérale du mot loi.
"– Quels sont les caractères de la loi naturelle ?
– On en peut compter dix principaux.
– Quel est le premier ?
– C'est d'être inhérente à l'existence des choses ; par conséquent, d'être primitive et antérieure à toute autre loi, en sorte que toutes celles qu'ont reçues les hommes n'en sont que des imitations, dont la perfection se mesure sur leur ressemblance avec ce modèle primordial.
– Quel est le second ?
– C'est de venir immédiatement de DIEU, d'être présentée par lui à chaque homme, tandis que les autres ne nous sont présentées que par des hommes qui peuvent être trompés ou trompeurs.
– Quel est le troisième ?
– C'est d'être commune à tous les temps, à tous les pays, c'est-à-dire d'être une et universelle.
– Est-ce qu'aucune autre loi n'est universelle ?
– Non : car aucune ne convient, aucune n'est applicable à tous les peuples de la Terre. Toutes sont locales et accidentelles, nées par circonstances de lieux et de personnes, en sorte que si tel homme, tel événement n'eût pas existé, telle loi n'existerait pas.
–Quel est le quatrième caractère ?
– C'est d'être uniforme et invariable.
– Est-ce qu'aucune autre n'est uniforme et invariable ?
– Non : car ce qui est bien et vertu selon l'une, est mal et vice selon l'autre ; et ce qu'une même loi approuve dans un temps, elle le condamne dans un autre.
– Quel est le cinquième caractère ?
– D'être évidente et palpable parce qu'elle consiste tout entière en faits présents aux sens et à la démonstration.
– Est-ce que les autres lois ne sont pas évidentes ?
– Non : car elle e fondent sur des faits passés et douteux, sur des témoignages équivoques et suspects, et sur des preuve inaccessibles aux sens.
– Quel est le sixième caractère ?
– D'être raisonnable, parce que ses préceptes et toute sa doctrine sont conformes à la raison et à l'entendement humain.
– Est-ce qu'aucune autre loi n'est raisonnable ?
– Non : car toutes contrarient la raison et l'entendement de l'homme et lui imposent avec tyrannie une croyance aveugle et impraticable.
– Quel est le septième caractère ?
– D'être juste, parce que dans cette loi les peines sont proportionnées aux infractions.
– Est-ce que les autres lois ne sont pas justes ?
– Non : car elles attachent souvent aux mérites ou aux délits des peines ou des récompenses démesurées, et elles imputent à mérite ou à délit des actions nulles ou indifférentes.
– Quel est le huitième caractère ?
– D'être pacifique et tolérante, parce que dans la loi naturelle tous les hommes étant frères et égaux en droits, elle ne leur conseille à tous que paix et tolérance, même pour leurs erreurs.
– Est-ce que les autres lois ne sont pas pacifiques ?
– Non : car toutes prêchent la dissension, la discorde, la guerre, et divisent les hommes par des prétentions exclusives de vérité et de domination.
– Quel est le neuvième caractère ?
– D'être également bienfaisante pour tous les hommes en leur enseignant à tous les véritables moyens d'être meilleurs et plus heureux.
– Est-ce que les autres ne sont pas aussi bienfaisantes ?
– Non : car aucune n'enseigne les véritables moyens du bonheur. Toutes se réduisent à des pratiques pernicieuses ou futiles, et les faits le prouvent puisque après tant de lois, tant de religions, de législateurs et de prophètes, les hommes sont encore aussi malheureux et aussi ignorants qu'il y a six mille ans.
– Quel est le dernier caractère de la loi naturelle ?
– C'est de suffire seule à rendre les hommes plus heureux et meilleurs parce qu'elle embrasse tout ce que les autres lois civiles ou religieuse ont de bon ou d'utile, c'est-à-dire qu'elle en est essentiellement la partie morale, de manière que si les autres lois en étaient dépouillées, elles se trouveraient réduites à des opinions chimériques et imaginaires sans aucune utilité pratique.
– Résumez-moi tous ces caractères.
– J'ai dit que la loi naturelle est : 1° – primitive; 2° – immédiate ; 3° – universelle ; 4° – invariable ; 5° – évidente ; 6°– raisonnable ; 7° – juste : 8° – pacifique ; 9° – bienfaisante ; 10° – et seule suffisante.
Et telle est la puissance de tous ces attributs de perfection et de vérité que lorsqu'en leurs disputes les théologiens ne peuvent s'accorder sur un point de croyance, ils ont recours à la loi naturelle, dont l'oubli, disent-ils, a forcé Dieu d'envoyer de temps en temps des prophètes publier des lois nouvelles ; comme si Dieu faisait des lois de circonstances, à la manière des hommes, surtout quand la première subsiste avec tant de force qu'on peut dire qu'en tout temps, et en tout pays elle n'a cessé d'être la loi de conscience de tout homme raisonnable et sensé."
Volney, La Loi naturelle, 1793, Chapitre II, in Observations générales sur les indiens ou sauvages de l'Amérique du Nord et autres textes, Coda, 2009, p. 181-183.
"Le besoin du droit naturel est aussi manifeste aujourd'hui qu'il l'a été durant des siècles et même des millénaires. Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or il est évident qu'il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu'il y a un étalon du juste et de l'injuste qui est indépendant du droit positif et lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif. Bien des gens aujourd'hui considèrent que l'étalon en question n'est tout au plus que l'idéal adopté par notre société ou notre « civilisation » tel qu'il a pris corps dans ses façons de vivre ou ses institutions. Mais, d'après cette même opinion, toutes les sociétés ont leur idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés policées. Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu'ils sont reçus dans une société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de l'homme policé. De ce point de vue, les premiers ne peuvent être rejetés comme mauvais purement et simplement. Et puisque tout le monde est d'accord pour reconnaître que l'idéal de notre société est changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d'accepter en toute tranquillité une évolution vers l'état cannibale. S'il n'y a pas d'étalon plus élevé que l'idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique. Mais le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l'idéal de notre société montre qu'il y a dans l'homme quelque chose qui n'est point totalement asservi à sa société et par conséquent que nous sommes capables, et par là obligés, de rechercher un étalon qui nous permette de juger l'idéal de notre société comme de toute autre".
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, Introduction, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Champs Flammarion, 1986, p. 14-15.
"Tout dépend alors de l'analyse de la loi. Or voici qu'elle-même s'avère contradictoire. D'une part, elle prétend être par essence bonne et noble. C'est la loi qui est la gardienne de la cité et de toute autre chose. De l'autre, elle est censée refléter l'opinion commune et les décisions de la cité, c'est-à-dire d'une multitude de citoyens. Dans cette fonction, elle n'est ni bonne ni noble par essence. Elle peut très bien être l'oeuvre d'imbéciles ou de fripouilles. Rien n'autorise à prétendre que les législateurs sont, en règle générale, plus sages que « vous ou moi », et pourquoi donc « vous ou moi » nous soumettrions-nous à leur décision ? Les mêmes lois qui ont été solennellement adoptées par une cité sont tout aussi solennellement abolies : cela suffit à faire naître des doutes sur la sagesse qui a présidé à leur élaboration. Il s'agit alors de savoir si les prétentions de la loi d'être bonne et noble peuvent être simplement adoptées comme absolument dépourvues de fondement ou si elles contiennent un élément de vérité.
La loi se dit gardienne de la cité comme de tout le reste. Elle se flatte de sauvegarder le bien commun. Mais qu'appelons-nous justice si ce n'est le bien commun ? Les lois sont justes dans la mesure où elles contribuent au bien commun. Mais s'ils se confondent avec le bien commun, la justice ou le droit ne peuvent être conventionnels - les conventions ne peuvent faire tourner à l'avantage d'une cité ce qui lui est en réalité fatal et vice versa. C'est alors la nature des choses, et non la convention qui dans chaque cas détermine ce qui est juste. Ce qui implique que la justice puisse très bien varier de cité à cité, et d'une époque à l'autre : la diversité des choses justes n'est pas seulement compatible avec le principe de la justice, avec l'identité de la justice et du bien commun, elle en est aussi une conséquence. La connaissance de ce qui est juste hic et nunc, c'est-à-dire de ce qui est par nature ou en soi favorable à cette cité-ci, à l'heure qu'il est, ne peut être scientifique. Encore moins peut-elle être assimilée à la connaissance sensible. Déterminer ce qui est juste dans chaque cas, tel est le rôle de l'art et de l'habileté politique, comparables à l'art du médecin qui prescrit dans chaque cas ce qui est bon pour la santé du corps humain".
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, Chapitre III, Trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Champs Flammarion, 1986, p. 99-100.
Date de création : 22/06/2006 @ 22:30
Dernière modification : 09/10/2017 @ 07:12
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