"Le droit naturel est une convention utilitaire faite en vue de ne pas se nuire mutuellement.
La justice et l'injustice n'existent pas par rapport aux êtres qui n'ont pas pu conclure de pacte dans le but de ne point se nuire mutuellement. Elles n'existent pas non plus par rapport aux peuples qui n'ont pas pu ou qui n'ont pas voulu conclure de tels pactes en vue de ne pas causer et de ne pas subir de dommages.
La justice n'existe pas en elle-même, elle est un contrat conclu entre les sociétés, dans n'importe quel lieu et à n'importe quelle époque, pour ne pas causer et pour ne pas subir de dommages.
L'injustice n'est pas en elle-même un mal ; celui-ci réside dans la peur terrifiante de ne pas échapper à ceux qui ont pour fonction de châtier les coupables.
En général la justice est la même pour tous, étant donné qu'elle présente un avantage pour les relations sociales, mais par rapport à tel pays particulier et autres circonstances déterminantes, la même chose ne s'impose pas à tous comme juste.
Parmi les prescriptions qui sont édictées comme justes par les lois, celle que le témoignage commun reconnaît utile aux rapports sociaux est juste, qu'elle soit la même pour tous les hommes ou non. Mais si quelqu'un établit une loi qui n'est pas à l'avantage de la communauté, cette loi ne possède nullement la nature du juste. Et même quand l'utilité inhérente à la justice ne se fait plus sentir, après avoir été pendant un certain temps conforme à cette notion, elle n'était pas moins juste, pendant cet intervalle de temps, pour tous ceux qui ne se laissent pas égarer par des phrases creuses mais fixent leur attention sur les faits mêmes".
Épicure, Maximes fondamentales, 341-270 av. J.-C., XXXI à XXXVII. In Doctrines et maximes, trad. M. Solovine, éd. Hermann, 1940, pp. 91-94.
"La constitution du corps d'un homme étant dans un changement perpétuel, il est impossible que toutes les mêmes choses lui causent toujours les mêmes appétits et les mêmes aversions : il est encore bien moins possible à tous les hommes de s'accorder dans le désir d'un seul et même objet, quel qu'il soit (ou peu s'en faut).
Mais l'objet, quel qu'il soit, de l'appétit ou du désir d'un homme, est ce que, pour sa part, celui-ci appelle bon, et il appelle mauvais l'objet de sa haine et de son aversion, sans valeur et négligeable l'objet de son dédain. En effet, ces mots de bon et de mauvais et de digne de dédain s'entendent toujours par rapport à la personne qui les emploie ; car il n'existe rien qui soit tel, simplement et absolument ; ni aucune règle commune du bon et du mauvais qui puisse être empruntée à la nature des objets eux-mêmes ; cette règle vient de la personne de chacun, là où il n'existe pas de république, et , dans une république, de la personne qui représente celle-ci ; ou encore d'un arbitre ou d'un juge, que des hommes en désaccord s'entendent pour instituer, faisant de sa sentence la règle du bon et du mauvais."
Hobbes, Léviathan, 1651, Livre I, chap. 6, tr. Fr. Tricaud, éd. Sirey, 1971, p. 48.
"Là où aucune convention n'a été antérieurement passée, il n'y a pas de droit qui a été transféré, et chacun a droit sur toutes choses ; et, par conséquent, aucune action ne peut être injuste. En revanche, quand une convention est passée, la rompre est alors injuste. La définition de l'INJUSTICE n'est rien d'autre que la non-excécution d'une convention. Et tout ce qui n'est pas injuste est juste".
Hobbes, Léviathan, 1651, Livre I, chapitre 15, tr. G. Mairet, Folio essais, p. 248.
"Celui qui tient un ordre juridique ou l'une de ses normes pour juste ou injuste, se fonde souvent, non sur une norme d'une morale positive, soit sur une norme qui a été "posée", mais sur une norme simplement supposée par lui. Il considèrera par exemple qu'un ordre juridique communiste est injuste, parce qu'il ne garantit pas la liberté individuelle. Il suppose donc l'existence d'une norme disant que l'homme doit être libre. Or une telle norme n'a été établie ni par la coutume, ni par le commandement d'un prophète ; elle est seulement supposée constituer une valeur suprême, immédiatement évidente. On peut être d'un avis opposé et considérer qu'un ordre juridique communiste est juste parce qu'il garantit la sécurité sociale. On suppose alors que la valeur suprême et immédiatement évidente est une norme disant que l'homme doit vivre en sécurité. Les hommes divergent d'opinions quant aux valeurs à considérer comme évidentes et il n'est pas possible de les réaliser toutes dans le même ordre social. Il faut ainsi choisir entre la liberté individuelle et la sécurité sociale, avec cette conséquence que les partisans de la liberté jugeront injuste un ordre juridique fondé sur la sécurité, et vice versa. Par le fait même que ces valeurs sont supposées suprêmes, il n'est pas possible d'en donner une justification normative , car il n'y a pas au-dessus d'elles de normes supérieures dont elles seraient dérivées. Ce sont des mobiles d'ordre psychologique qui conduisent un individu à préférer la liberté ou la sécurité. Celui qui a confiance en soi optera probablement pour la liberté ; celui qui souffre d'un complexe d'infériorité préférera sans doute la sécurité".
Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1934, Chapitre 3, Éditions de la Baconnière, trad. H. Thévenaz.
Donner une justification normative : juger grâce à une règle.
"Dans son sens propre l'idée de justice est une valeur absolue, un principe qui prétend être valable toujours et partout, indépendamment de l'espace et du temps, et par conséquent éternel et immuable. Ni la science du droit, ni aucune autre science ne peut en déterminer le contenu, car celui-ci varie à l'infini . De plus, l'histoire de l'esprit humain, qui s'efforce en vain depuis des siècles de résoudre ce problème, montre que la justice absolue ne peut pas être définie rationnellement ; elle est au-delà de toute expérience, comme l'Idée platonicienne est au-delà de la réalité sensible. [...]
Pour la connaissance rationnelle il n'existe que des intérêts et par suite des conflits d'intérêts, qui sont résolus en satisfaisant l'un au détriment de l'autre, ou en établissant un équilibre, un compromis entre eux. Il n'est pas possible de démontrer rationnellement que l'une de ces solutions a seule une valeur absolue et doit être qualifiée de juste. S'il existait une justice au sens où on a l'habitude de l'invoquer quand on désire faire prévaloir certains intérêts sur d'autres, le droit positif serait totalement superflu et son existence incompréhensible.
On objecte habituellement qu'il existe bien une justice, mais qu'elle ne peut être définie ou, ce qui revient au même, qu'elle peut l'être de différentes manières. Cette thèse se contredit elle-même. Elle est le type de l'idéologie destinée à cacher une réalité désagréable. La justice est un idéal irrationnel. Si indispensable qu'elle puisse être à la volonté et à l'action, elle échappe à la connaissance rationnelle et la science du droit ne peut explorer que le domaine du droit positif."
Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1934, trad. H. Thévenaz, Éd.de la Baconnière, 1953.
"Dire qu'une norme se rapportant à la conduite d'êtres humains « est valable », c'est affirmer qu'elle est obligatoire, que ces individus doivent se conduire de la façon qu'elle prévoit. Déjà dans un chapitre précédent, on a expliqué qu'à cette question de savoir pourquoi une norme est valable, c'est-à-dire pourquoi des individus doivent se conduire de telle ou telle façon, on ne peut pas répondre en constatant un fait positif, un fait qui est, et qu'ainsi le fondement de validité d'une norme ne peut pas se trouver dans un semblable fait. De ce que quelque chose est, il ne peut pas s'ensuivre que quelque chose doit être ; non plus que, de ce que quelque chose doit être, il ne peut s'ensuivre que quelque chose est. La validité d'une norme ne peut avoir d'autre fondement que la validité d'une autre norme. En termes figurés, on qualifie la norme qui constitue le fondement de la validité d'une autre norme de norme supérieure par rapport à cette dernière, qui apparaît donc comme une norme inférieure à elle.
[...]
Comme on l'a noté dans un alinéa précédent, la norme qui constitue le fondement de validité d'une autre norme est par rapport à celle-ci une norme supérieure. Mais il est impossible que la quête du fondement de la validité d'une norme se poursuive à l'infini, comme la quête de la cause d'un effet. Elle doit nécessairement prendre fin avec une norme que l'on supposera dernière et suprême. En tant que norme suprême, il est impossible que cette norme soit posée, - elle ne pourrait être posée que par une autorité, qui devrait tirer sa compétence d'une norme encore supérieure, elle cesserait donc d'apparaître comme suprême. La norme suprême ne peut donc être que supposée. Sa validité ne peut plus être déduite d'une norme supérieure; le fondement de sa validité ne peut plus faire l'objet d'une question. Nous appellerons une semblable norme, une norme supposée suprême: la norme fondamentale."
Hans Kelsen, Théorie pure du droit (1934), trad. C. Eisenmann, Éd. Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1962, pp. 255-257.
"Selon la doctrine du droit naturel il y a au-dessus du droit positif, imparfait et créé par les hommes, un droit naturel parfait, absolument juste, établi par une autorité surhumaine. Il en résulte que le droit positif tire sa justification et sa validité de sa correspondance avec le droit naturel. Si tel était le cas et si l'on pouvait découvrir les normes du droit naturel en examinant la nature (certains auteurs tiennent même le droit naturel pour évident en soi), le droit positif serait véritablement superflu. L'élaboration du droit positif ne serait qu'une activité ridicule, comparable à un éclairage artificiel en plein soleil.
Cependant aucun partisan de la doctrine du droit naturel n'a eu le courage de tirer cette conclusion. Tous au contraire insistent sur la nécessité absolue d'un droit positif. Pour eux la tâche la plus importante de la doctrine du droit naturel est de démontrer qu'il est indispensable d'avoir un droit positif et par conséquent un Etat chargé de l'établir. En voulant s'acquitter de cette tâche, la plupart des théoriciens du droit naturel s'engagent dans une contradiction caractéristique. Si la nature humaine est la source du droit naturel, ils doivent admettre que l'homme est foncière- ment bon, mais pour justifier la nécessité d'une contrainte sous la forme du droit positif, ils doivent invoquer la perversité de l'homme. Ainsi ils ne déduisent pas le droit naturel de la nature humaine telle qu'elle est, mais de la nature humaine telle qu'elle devrait être ou telle qu'elle serait si elle correspondait au droit naturel. Au lieu de déduire le droit naturel de la vraie nature de l'homme, ils déduisent une nature idéale de l'homme d'un droit naturel dont ils supposent l'existence.
Si le droit positif tirait sa validité de sa correspondance avec le droit naturel, toute norme législative ou coutumière contraire au droit naturel devrait être tenue pour nulle et non avenue. Telle est la conséquence inévitable d'une théorie qui fait du droit positif un système de normes subordonné au droit naturel. On peut juger de la sincérité des théoriciens du droit naturel en examinant dans quelle mesure ils admettent cette conséquence, mais très peu d'entre eux passent une telle épreuve. Ils cherchent souvent à se tirer d'affaire en prouvant, selon les méthodes spécifiques de la doctrine du droit naturel, qu'un conflit entre le droit positif et le droit naturel est impossible, ou s'ils admettent la possibilité d'un tel conflit, celui-ci se présenterait seulement dans des cas exceptionnels, qui ne sauraient guère affecter la validité du droit positif. Pour éliminer pratiquement la possibilité d'une annulation du droit positif par le droit naturel en cas de conflit entre ces deux droits, on a fait valoir qu'il s'agit nécessairement d'un conflit d'opinions sur le contenu du droit naturel dans un cas particulier, conflit opposant l'organe étatique qui crée ou applique le droit positif et le sujet soumis à ce droit. Or le sujet ne peut pas résoudre un tel conflit; seul l'organe étatique est en mesure de le faire, de telle sorte que son opinion prévaut quand un sujet tient une norme juridique positive pour contraire au droit naturel.
Un autre moyen d'assimiler le droit positif au droit naturel est de définir la justice en disant, avec la plupart des partisans du droit naturel, qu'elle consiste à donner à chacun son dû. Cette définition n'indiquant pas ce qui est dû à chacun, le renvoi au droit positif est inévitable. Cela revient à dire que la justice du droit naturel exige de donner à chacun ce qui lui est dû selon le droit positif.
Enfin tous les représentants notables de la doctrine du droit naturel déclarent que ce droit ne connaît pas le droit de résister à l'autorité, ou ne l'admet que d'une manière très restreinte. Ainsi un conflit possible entre le droit positif et le droit naturel ne pour- rait pas avoir d'effets dangereux pour les autorités établies. Quand un droit de résistance est admis, il est réduit, soit à la simple résistance passive (désobéissance suivie de soumission à la sanction statuée par le droit positif), soit à la résistance contre un usage de la force jugé illégal au regard du droit positif, soit à la résistance individuelle à l'exclusion de toute résistance organisée- on trouve aussi l'opinion que le droit de résistance est limité aux cas très graves.
Si l'on procède à une analyse critique des ouvrages classiques de la doctrine du droit naturel, on constate que l'idée d'un droit naturel supérieur au droit positif n'a pas pour but d'affaiblir l'autorité du droit positif, comme on pourrait le croire au premier abord, mais bien de la renforcer."
Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1953, Henri Thévenaz, Éditions de La Baconnière, pp. 96-98.
"Si, du point de vue de la connaissance scientifique, on se refuse à admettre l'existence d'un être transcendant par-delà toute expérience humaine possible, c'est-à-dire l'existence d'un absolu en général et de valeurs absolues en particulier, du point de vue d'une théorie scientifique du droit, la validité du droit positif ne peut dépendre de son rapport avec la justice. Car une telle dépendance ne peut exister que si la justice est une valeur absolue, si on suppose la validité d'une norme de justice qui exclut la validité de toute norme qui ne lui est pas conforme. Si on concède qu'il peut exister une pluralité de normes de justice différentes et éventuellement contradictoires, en ce sens qu'on peut présupposer l'une ou l'autre de ces normes de justice comme valable, et si par conséquent la valeur de la justice n'est que relative, tout ordre juridique positif va fatalement entrer en contradiction avec l'une ou l'autre de ces normes de justice et il ne pourrait y avoir d'ordre juridique positif qui, vu qu'il contredirait l'une quelconque de ces normes de justice, ne devrait être considéré comme non valable. Mais d'autre part, tout ordre juridique positif peut être conforme à l'une quelconque des nombreuses normes de justice qui ne constituent que des valeurs relatives, sans que cette conformité soit considérée comme fondement de sa validité. [...]
Car pour une théorie positiviste du droit, le fondement de validité d'un ordre juridique positif ne réside pas dans l'une des nombreuses normes de justice, vu qu'elle ne peut accorder à aucune d'elles l'avantage sur les autres ; il réside au contraire dans une norme fondamentale hypothétique, c'est-à-dire supposée dans la pensée juridique, selon laquelle on doit se comporter et traiter les hommes conformément à une Constitution primitive qui a une certaine efficacité, sans s'inquiéter de savoir si l'ordre juridique édifié conformément à cette Constitution est ou non conforme à une norme de justice quelconque. Dans la mesure où on met en question la validité du droit positif, aucune autre norme n'entre en ligne de compte que la norme fondamentale, et en particulier aucune norme de justice."
Hans Kelsen, "Justice et droit naturel", dans Annales de philosophie politique, vol. 6, PUF, 1959, pp. 66-67.
Cette norme ne tire sa valeur que d'elle-même ; elle est source du droit. C'est le cas, par exemple, de la Constitution dans un État de droit.
"Le positivisme de Kelsen va encore plus loin : il est également une négation de la morale. En effet, dans la mesure où il nie le droit naturel il nie aussi la possibilité de toute autre justice que celle établie par la loi, c'est-à-dire, pour autant que la contrainte qu'exerce le commandement est une pure manifestation juridique, tout ce que décide un gouvernement, y compris les mesures les plus inhumaines, doit être regardé comme juste. Aussi Kelsen reste-t-il conséquent avec lui-même quand il déclare : "Du point de vue de la science juridique le droit établi par le régime nazi est du droit. Nous pouvons le regretter, mais nous ne pouvons pas nier qu'il s'agit d'un droit. Le droit de l'Union soviétique est du droit ! Nous pouvons l'exécrer comme nous avons horreur d'un serpent venimeux, mais nous ne pouvons pas nier qu'il existe, ce qui veut dire qu'il vaut [1]." Il est incontestable que Kelsen a raison lorsqu'il dit que les lois promulguées par Hitler sont du droit. Mais s'agit-il d'un droit juste ? Dans la mesure où il emploie dans le texte que nous venons de citer les termes de « regretter » et d' « horreurs », il laisse entendre que ce droit ne l'est pas. C'est là que Kelsen devient inconséquent, car, en utilisant ces vocables, il admet implicitement qu'il y a une autre justice que celle du seul droit positif. En effet, ces notions n'ont rien de positif. D'où la contradiction qui est au fond du système kelsenien. S'il n'existe d'autre droit que positif et donc d'autre justice que positive et si la contrainte est inhérente au droit, tout ce qui est établi par la politique est juste puisqu'il s'agit d'une dérivation du droit. Par conséquent il n'y a d'autre bien que celui que le droit permet et d'autre mal que celui qu'il interdit".
Julien Freund, Qu'est-ce la politique ?, Paris, Sirey, 1965, Points Politique, pp. 137-138.
H. Kelsen, dans un exposé au Congrès du Centre international des recherches concernant les problèmes fondamentaux de la science, publié dans Das Naturecht in der politischen Theorie, Vienne, 1963, p. 148.