"Quand on veut y regarder de près, il peut paraître sans doute fort extraordinaire que la fonction de l'homme d'Etat consiste dans la possibilité d'étudier les moyens de s'assurer la domination la plus absolue sur les peuples voisins, que ces peuples le veuillent ou ne le veuillent pas. Comment pareil office peut-il être celui d'un homme d'Etat ou d'un législateur, alors qu'il n'est même pas légitime ? Or n'a rien de légitime une autorité qui s'exerce non pas avec justice seulement, mais encore avec une injustice ; et il est possible de soumettre les autres à sa domination même en dehors de tout droit. - En outre, nous ne voyons non plus rien de semblable dans les autres sciences : ce n'est la fonction ni du médecin ni du pilote d'user de persuasion ou de violence, l'un envers ses malades, l'autre envers ses passagers.
Néanmoins, la plupart des hommes semblent penser que l'art de gouverner despotiquement est l'art de l'homme d'Etat et cette sorte de gouvernement que chaque peuple déclare injuste et désavantageux pour lui-même, il ne rougit pas de l'exercer envers les autres, car si dans les affaires qui les intéressent personnellement, les hommes réclament une autorité respectueuse de la justice, dans leurs relations avec les autres ils n'ont aucun souci de ce qui est juste. Mais c'est là une position absurde, à moins d'admettre que c'est la nature elle-même qui distingue entre l'être destiné à subir une autorité despotique et l'être qui n'y est pas destiné, avec cette conséquence que, s'il en est ainsi, on ne doit pas s'efforcer de soumettre indifféremment tous les hommes à un pouvoir despotique, mais seulement ceux qui y sont naturellement prédisposés, pas plus qu'on n'a le droit de poursuivre des êtres humains à la chasse pour pourvoir à un festin ou à un sacrifice, mais seulement le gibier propre à ces usages, c'est-à-dire des animaux sauvages comestibles.
J'ajoute qu'il est parfaitement possible que même une cité isolée, n'ayant de rapports qu'avec elle-même, connaisse le bonheur, c'est-à-dire soit sagement gouvernée, puisqu'il peut fort bien arriver qu'un Etat soit administré en un lieu quelconque, "en vase clos", et jouisse d'une bonne législation ; or dans cet Etat, la structure de la constitution ne sera pas orientée vers la guerre ni vers l'asservissement de ses ennemis, toute idée de ce genre devant même être exclue. Il est donc évident que si tous les soins apportés à la préparation de la guerre doivent être tenus pour des plus honorables, ils ne constituent cependant pas la fin suprême de l'activité entière de l'Etat, mais seulement des moyens en vue de cette fin. Et l'office du sage législateur est de considérer, pour un Etat, une race ou toute autre communauté, comment sera réalisée leur participation à une vie bonne, et au bonheur qu'il leur est possible d'atteindre. Les lois que le législateur édictera ne seront cependant pas toujours les mêmes : et c'est son office de voir, dans le cas où il existe des voisins, à quelles sortes d'activités on doit se livrer d'après leurs différents caractères, ou comment on adoptera les mesures qui conviennent à chacun d'eux."
Aristote, Politique, VII, 2, 1324 b 22.
"Je dis que tout Prince doit grandement souhaiter d'être estimé pitoyable et non pas cruel ; néanmoins il doit bien prendre garde de n'appliquer mal cette miséricorde. César Borgia fut estimé cruel : toutefois sa cruauté a réformé toute la Romagne, l'a unie et réduite à la paix et fidélité. Ce que bien considéré, il se trouvera avoir été beaucoup plus pitoyable que le peuple florentin qui, pour éviter le nom de cruauté, laissa détruire Pistoïa. Le Prince, donc, ne se doit point soucier d'avoir le mauvais renom de cruauté pour tenir tous ses sujets en union et obéissance ; car, faisant bien peu d'exemples, il sera plus pitoyable que ceux qui, par être trop miséricordieux, laissent se poursuivre les désordres, desquels naissent meurtres et rapines ; car ceci nuit ordinairement à la généralité, mais les exécutions qui viennent du Prince ne nuisent qu'à un particulier. [... ]
Toutefois il ne doit pas croire ni agir à la légère, ni se donner peur soi-même, mais procéder d'une manière modérée, avec sagesse et humanité de peur que trop de confiance ne le fasse imprudent et trop de défiance ne le rende insupportable."
Machiavel, Le Prince, 1513, Chapitre XVII.
Pitoyable : accessible à la pitié.
"Il n'y a qu'un cas où l'on puisse avoir justement un pouvoir arbitraire et absolu, c'est lorsqu'on a été attaqué injustement par des gens qui se sont mis en état de guerre, et ont exposé leur vie et leurs biens au pouvoir de ceux qu'ils ont ainsi attaqués. En effet, puisque ces sortes d'agresseurs ont abandonné la raison que Dieu a donnée pour régler les différends, qu'ils n'ont pas voulu employer les voies douces et paisibles, et qu'ils ont usé de force et de violence pour parvenir à leurs fins injustes, par rapport à ce sur quoi ils n'ont nul droit; ils se sont exposés aux mêmes traitements qu'ils avaient résolu de faire aux autres, et méritent d'être détruits, dès que l'occasion s'en présentera, par ceux qu'ils avaient dessein de détruire; ils doivent être traités comme des créatures nuisibles et brutes, qui ne manqueraient point de faire périr, si on ne les faisait périr elles-mêmes."
John Locke, Traité du gouvernement civil, 1690, Chapitre XV, § 172, tr. fr. David Mazel, GF, 1992, p. 272.
"Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible ; elle est donc une émanation de la vertu ; elle est moins un principe particulier, qu'une conséquence du principe général de la démocratie, appliqué aux plus pressants besoins de la patrie. On a dit que la terreur était le ressort du gouvernement despotique. Le vôtre ressemble-t-il donc au despotisme ? Oui, comme le glaive qui brille dans les mains des héros de la liberté, ressemble à celui dont les satellites de la tyrannie sont armés. Que le despote gouverne par la terreur ses sujets abrutis ; il a raison, comme despote : domptez par la terreur les ennemis de la liberté ; et vous aurez raison comme fondateurs de la République. Le gouvernement de la Révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie. La force n'est-elle faite que pour protéger le crime, et n'est-ce pas pour frapper les têtes orgueilleuses que la foudre est destinée ?"
Robespierre, Discours et Rapports à la Convention, 1793, UGE 10/18.
"S'il n'existait que des structures sociales d'où toute violence serait absente, le concept d'État aurait alors disparu et il ne subsisterait alors ce que l'on appelle au sens propre l'anarchie. La violence n'est évidemment pas l'unique moyen normal de l'État, cela ne fait aucun doute mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers à commencer par la parentèle [1] ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l'État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé - la notion de territoire étant une de ses caractéristiques - revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c'est qu'elle n'accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l'État le tolère : celui-ci passe donc pour l'unique source du droit « à la violence. » "
Max Weber, Le Savant et le politique, tr. fr. Julien Freund, 10/18, 2005, p. 124-125.
"Par régime légal, nous entendons un corps politique où les lois positives sont requises pour traduire et réaliser l'immuable jus naturale [1] ou les éternels commandements de Dieu à travers les normes du bien et du mal. C'est seulement dans ces normes, dans le corps des lois positives de chaque pays, que le jus naturale ou les Commandements de Dieu parviennent à leur réalité politique. Dans le corps politique du régime totalitaire, cette place des lois positives est prise par la terreur totale à laquelle il revient de donner la réalité à la loi du mouvement historique ou naturel. De même que les lois positives sont indépendantes des infractions qu'elles définissent pourtant - l'absence de crimes dans toute société ne rend pas les lois superflues mais, au contraire, signifie leur plus parfaite autorité -, de même la terreur dans les régimes totalitaires a cessé d'être seulement un moyen de supprimer l'opposition, bien qu'elle ait aussi cet usage. La terreur devient totale quand elle devient indépendante de toute opposition. Son pouvoir est souverain lorsque plus personne ne s'y oppose. Si la légalité est l'essence du régime non tyrannique et l'absence de lois l'essence de la tyrannie, alors la terreur est l'essence de la domination totalitaire."
Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 819.
[1] Jus naturale : droit naturel.
"D'une façon générale, la vie politique est placée sous le signe de la contrainte, celle-ci étant la manifestation spécifique de la force publique sans laquelle il n'y aurait non seulement pas d'ordre, mais non plus d'État. Du fait que tout État est contrainte, puisqu'il repose sur le présupposé du commandement et de l'obéissance, la force est inévitablement le moyen essentiel du politique et appartient à son essence. Cela ne veut cependant pas dire qu'elle constitue toute l'unité politique ni même qu'elle est l'unique moyen de son autorité, car l'État est aussi une organisation juridique, surtout de nos jours où, sous l'influence de la rationalisation croissante de la vie en général, la légalité tend à modérer les interventions directes de la force. Néanmoins, pour capitale que soit la rationalisation légaliste dans les sociétés modernes, lorsqu'un conflit surgit à l'intérieur d'un système de légalité et que les adversaires refusent tout compromis, il ne reste que la force pour trancher en dernier ressort. Non pas que celle-ci serait une fin en soi ni que l'État n'existerait que pour appliquer la force pour elle-même ; elle est au service de l'ordre et du respect des moeurs, des coutumes, des institutions, des normes et autres structures juridiques. À coup sûr, il n'y a pas de concorde possible sans règles, conventions ou lois communes et valables pour tous les membres, donc pas d'ordre sans droit (quelle que soit sa nature : coutumier ou écrit). L'État apparaît ainsi comme étant l'instrument de la manifestation du droit, soit qu'il consacre des coutumes déjà existantes, soit qu'il promulgue des lois nouvelles. Toutefois, sans la contrainte et la possibilité d'appliquer des sanctions à ceux qui contreviennent aux prescriptions et aux lois, l'ordre ne pourrait être maintenu longtemps."
Julien Freund, L'Essence du politique, 1966, Éd. Sirey.
"Il est impossible d'exprimer une volonté réellement politique si l'on renonce d'avance à utiliser les moyens normaux de la politique, ce qui signifie la puissance, la coercition et, dans certains cas exceptionnels, la violence. Agir politiquement signifie exercer l'autorité, manifester la puissance. Autrement, l'on risque d'être anéanti par une puissance rivale qui, elle, voudra agir pleinement du point de vue politique. Pour le dire en d'autres termes, toute politique implique la puissance. Celle-ci constitue l'un de ses impératifs. En conséquence, c'est proprement agir contre la loi même de la politique que d'exclure dès le départ l'exercice de la puissance, en faisant, par exemple, d'un gouvernement un lieu de discussions ou une instance d'arbitrage à la façon d'un tribunal civil. La logique même de la puissance veut que celle-ci soit réellement puissance et non impuissance. Ensuite, par son mode propre d'existence, la politique exige la puissance, toute politique qui y renonce par faiblesse ou par une observation trop scrupuleuse du droit, cesse derechef d'être réellement politique ; elle cesse d'assumer sa fonction normale par le fait qu'elle devient incapable de protéger les membres de la collectivité dont elle a la charge. Pour un pays, en conséquence, le problème n'est pas d'avoir une constitution juridiquement parfaite ou de partir à la recherche d'une démocratie idéale, mais de se donner un régime capable d'affronter les difficultés concrètes, de maintenir l'ordre, en suscitant un consensus favorable aux innovations susceptibles de résoudre les conflits qui surviennent inévitablement dans toute société".
Julien Freund, Préface à La Notion de politique de Carl Schmitt, Champs Flammarion, 1992, p. 14-15.
"[Les indiens Aché] ne se considéraient comme réellement informés qu'à partir du moment où ils lent leur savoir de la bouche même de Jyvukugi : comme si sa parole seule pouvait garantir la valeur et la vérité de tout autre discours.
Je tenais là, tout simplement, la nature essentielle du pouvoir politique chez les Indiens, la relation réelle entre la tribu et son chef. En tant que leader des Aché, Jyvukugi devait parler, c'était cela qu'ils attendaient de lui c'est à cette attente qu'il répondait en allant, de tapy en tapy, « informer » les gens. Pour la première fois, je pouvais observer directement, car elle fonctionnait, transparente, sous mes yeux, l'institution politique des Indiens. Un chef n'est point pour eux un homme qui domine les autres, un homme qui donne des ordres et à qui l'on obéit ; aucun Indien n'accepterait cela, et la plupart des tribus sud-américaines ont préféré choisir la mort et la disparition plutôt que de supporter l'oppression des Blancs. Les Guayaki, voués à la même philosophie politique « sauvage », séparaient radicalement le pouvoir et la violence : pour prouver qu'il était digne d'être chef, Jyvukygi devait démontrer qu' […] il n'exerçait pas son autorité moyennant la coercition, mais qu'au contraire il la déployait dans ce qui est le plus opposé à la violence, dans l'élément du discours, dans la parole. Et lorsqu'il faisait la tournée du campement, il n'apprenait rien aux Aché de nouveau pour eux, mais il confirmait son aptitude à exercer la fonction dont on l'avait investi. La signification de son discours se dédoublait alors, car le sens apparent n'était là que pour dissimuler et révéler à la fois le sens caché mais véritable, d'une autre parole, d'un autre discours qui parcourait ce qu'il disait. Parole pleine, discours pesant qui, à maintenir égal à soi le lien du groupe et de son pouvoir, énonçaient en fait ceci : « Moi, Jyvukugi, je suis votre beerugi, votre chef. Je suis heureux de l'être car les Aché ont besoin d'un guide, et je veux être ce guide. J'ai goûté au plaisir de vous diriger, et je vais prolonger ce plaisir. Je continuerai à en jouir tant que vous me reconnaîtrez comme votre chef. Vais-je imposer par force cette reconnaissance, entrer en lutte avec vous, confondre la loi de mon désir avec la loi du groupe, afin que vous fassiez ce que je veux ? Non, car cette violence ne me servirait de rien : vous refuseriez cette subversion et vous cesseriez, dans l'instant même, de voir en moi votre beerugi, vous en choisiriez un autre et ma chute serait d'autant plus douloureuse que, dès lors rejeté de tous je serais condamné à la solitude. La reconnaissance que sans cesse je dois solliciter de vous, je l'obtiendrai non du conflit, mais de la paix, non de la violence, mais du discours. C'est pourquoi je parle, je fais ce que vous voulez, car la loi du groupe est celle de mon désir ; vous désirez savoir qui je suis : je parle, on m'écoute, je suis le chef. »
Cette pensée du politique, exprimée dans ce discours imaginaire, n'échappait pas, d'une certaine manière, à la conscience des Indiens. Témoin cet homme que j'interrogeais à propos des activités du chef. Voulant demander ce que faisait Jyvukugi (au sens anglais to do), j'utilisais le verbe japo qui signifie fabriquer (to make); il me répondit avec vivacité : « Jyvukugi japo iä inandy ! Jyvuku ne "fait" pas, il est celui qui a coutume de parler ! » Non que Jyvukugi ne « fît » pas : il travaillait au contraire beaucoup, fabriquant sans cesse des flèches. Mais ce que voulait expliquer mon informateur, c'est que Jyvukugi se définissait non selon le faire, mais selon le dire, qu'en cela résidait sa différence par rapport aux autres, et que pour cette raison il était le chef. L'obligation de manipuler chaque fois que c'est nécessaire l'instrument de la non-coercition – le langage – soumet ainsi le chef au contrôle permanent du groupe : toute parole du leader est une assurance donnée à la société que son pouvoir ne la menace point ; son silence en revanche inquiète. Certes, les Guayaki n'élaborent pas la théorie de leur pouvoir politique, il se contentent de mettre en pratique et de maintenir une relation inscrite dans la structure même de leur société et que l'on retrouve, récurrente, chez toute les tribus indiennes. Le « pouvoir », incarné par les chefs, n'y est autoritaire, non pas au sens où ces sociétés primitives auraient encore de grands progrès à faire pour parvenir à se donner une véritable institution politique (c'est-à-dire semblable à ce que l'on rencontre en notre propre civilisation), mais au sens où ces sociétés « sauvages » refusent, par un acte sociologique, et donc inconscient, de laisser leur pouvoir devenir coercitif. Les chefs sont empêchés d'utiliser leur fonction à des fins personnelles : ils doivent veiller à ce que leurs desseins individuels ne débordent jamais les intérêts de la communauté, ils sont au service du groupe, ils en sont les instruments. Soumis à son contrôle permanent, les leaders ne peuvent transgresser les normes qui fondent et sous-tendent toute la vie sociale. Le pouvoir corrompt, a-t-on dit : voilà un risque qui ne guette pas les Indiens, moins par rigueur éthique personnelle que par impossibilité sociologique. Les sociétés indiennes n'étaient pas faites pour cela, et elles en sont mortes."
Pierre Clastres, Chronique des indiens Guayaki, 1972, Plon, Terre Humaine/Poche, 1988, p. 84-86.
"1) On ne peut répartir les sociétés en deux groupes : sociétés à pouvoir et sociétés sans pouvoir. Nous estimons au contraire (en toute conformité aux données de l'ethnographie) que le pouvoir politique est universel, immanent au social (que le social soit déterminé par les « liens du sang » ou par les classes sociales), mais qu'il se réalise en deux modes principaux : pouvoir coercitif, pouvoir non coercitif.
2) Le pouvoir politique comme coercition (ou comme relation de commandement-obéissance) n'est pas le modèle du pouvoir vrai, mais simplement un cas particulier, une réalisation concrète du pouvoir politique en certaines cultures, telle l'occidentale (mais elle n'est pas la seule, naturellement). Il n'y a donc aucune raison scientifique de privilégier cette modalité-là du pouvoir pour en faire le point de référence et le principe d'explication d'autres modalités différentes.
3) Même dans les sociétés où l'institution politique est absente (par exemple, où il n'existe pas de chefs), même là le politique est présent, même là se pose la question du pouvoir : non au sens trompeur qui inciterait à vouloir rendre compte d'une absence impossible, mais au contraire au sens où, mystérieusement peut-être, quelque chose existe dans l'absence. Si le pouvoir politique n'est pas une nécessité inhérente à la nature humaine, c'est-à-dire à l'homme comme être naturel (et là Nietzsche se trompe), en revanche il est une nécessité inhérente à la vie sociale. On peut penser le politique sans la violence, on ne peut penser le social sans le politique : en d'autres termes, il n'y a pas de sociétés sans pouvoir".
Pierre Clastres, La Société contre l'État, chapitre 1 : Copernic et les sauvages, 1969, Éditions de minuit, 1974, p. 20-21.
"Il n'y a jamais eu de gouvernement qui soit exclusivement fondé sur l'emploi des moyens de la violence. Même le chef d'un régime totalitaire, dont la torture est le premier instrument de gouvernement, a besoin, pour son pouvoir, d'une base : la police secrète et son réseau d'indicateurs. Seule la constitution d'une armée de robots, qui éliminerait complètement, comme nous l'avons indiqué, le facteur humain, et permettrait à un homme de détruire quiconque, en pressant simplement sur un bouton, pourrait permettre de modifier cette prééminence fondamentale du pouvoir sur la violence. Le genre de domination le plus despotique que l'on ait pu concevoir, celui des maîtres sur leurs esclaves, qui leur furent toujours très supérieurs en nombre, ne reposait pas lui-même sur des moyens de contrainte particulièrement puissants, mais sur la supériorité de l'organisation du pouvoir – c'est-à-dire sur la solidarité organisée des maîtres [1]. Les hommes isolés, qui ne peuvent avoir recours à l'appui de leurs semblables, n'ont jamais disposé d'un pouvoir suffisant pour se servir avec succès de la violence. Ainsi, dans le domaine des affaires intérieures, la violence constitue-t-elle la dernière instance du pouvoir contre les criminels ou les rebelles – c'est-à-dire contre des individus isolés qui, pour ainsi dire, refusent de se soumettre aux décisions de la majorité. Quant aux opérations de guerre, nous avons pu voir, au Viêt-nam, qu'une énorme supériorité dans les moyens de la violence peut s'avérer impuissante face à un ennemi mal équipé, mais fort bien organisé et disposant d'une puissance supérieure. Cette leçon n'est pas nouvelle ; c'est celle de toutes les guerres qui prennent la forme d'opérations de guérillas, leçon au moins aussi ancienne que la défaite subie en Espagne par les armées de Napoléon, jusqu'alors invaincues.
Pour reprendre un instant le langage conceptuel, nous dirons que le pouvoir, mais non la violence, est l'élément essentiel de toute forme de gouvernement. La violence est, par nature, instrumentale ; comme tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu'elle entend servir. Ce qui exige ainsi une justification extérieure ne saurait représenter le principe constitutif essentiel. Dans les deux sens du terme, la fin de la guerre est la paix ou la victoire, mais il est impossible de dire ce que devra être la fin de la paix. La paix est un absolu, en dépit du fait que les périodes de guerre, au cours de l'histoire, aient presque toujours dépassé la durée des périodes de paix. Le pouvoir appartient à la même catégorie : on peut dire qu'il trouve « en lui-même sa propre fin ». (Certes, cela n'empêche pas les gouvernements d'avoir une certaine politique et de se servir de leur pouvoir en vue d'atteindre les objectifs qu'ils se sont fixés. Mais la structure du pouvoir lui-même est antérieure à ces buts et leur survit, de sorte que, loin d'être un moyen en vue d'une fin, le pouvoir est en fait la condition même qui peut permettre à un groupe de personnes de penser et d'agir en termes de fin et de moyens.) Et comme le gouvernement est essentiellement un pouvoir organisé et institutionnalisé, la question que l'on entend poser fréquemment : « Quelle est la raison d'être du gouvernement ? » n'a en fin de compte guère de sens. On pourra donner une réponse qui appellera elle-même d'autres questions, comme lorsqu'on dit qu'il s'agit de permettre aux hommes de vivre ensemble, ou encore qui sera dangereusement utopique, comme de promouvoir le bonheur, ou de réaliser une société sans classes, ou quelque autre type d'idéal non politique qui, si l'on cherche à le réaliser pour de bon, conduira inévitablement à la tyrannie.
Le pouvoir peut se passer de toute justification du fait qu'il est inséparable de l'existence des communautés politiques ; mais ce qui lui est indispensable, c'est la légitimité. Vouloir faire de ces deux termes des synonymes est une source d'erreurs et de confusions non moins graves que le fait de confondre, ce qui est courant, le soutien avec l'obéissance. Aussitôt que plusieurs personnes se rassemblent et agissent de concert, le pouvoir est manifeste, mais il tire sa légitimité du fait initial du rassemblement plutôt que de l'action qui est susceptible de le suivre. Lorsque la légitimité est contestée, elle cherche à faire appel au passé, tandis que la justification se réfère à un objectif dont la réalisation se situe dans le futur. La violence peut être justifiable, mais elle ne sera jamais légitime. Plus les objectifs invoqués se trouvent à lointaine échéance, moins la justification paraîtra convaincante. Nul ne conteste l'utilisation de la violence dans le cas de la légitime défense, car le danger est non seulement évident, mais immédiat, et la fin justifiant les moyens est évidente.
Le pouvoir et la violence, tout en étant des phénomènes distincts, ont habituellement des manifestations communes. Dans tous les cas où l'on voit apparaître cette combinaison, le pouvoir est, comme nous l'avons vu, le facteur premier et prédominant. La situation est cependant totalement différente lorsqu'on se trouve en face de ces deux phénomènes à l'état pur – par exemple en cas d'invasion étrangère et d'occupation. Nous avons vu que l'assimilation courante du pouvoir et de la violence procède du fait que le gouvernement est défini par la domination de l'homme par l'homme par les moyens de la violence. Si le conquérant étranger ne trouve en face de lui qu'un gouvernement faible et une nation inaccoutumée à l'exercice du pouvoir politique, il lui sera facile d'imposer une telle domination. Dans tous les autres cas, cela s'avèrera d'une difficulté extrême, et l'envahisseur-occupant s'efforcera immédiatement d'installer un gouvernement à sa dévotion, c'est-à-dire de trouver un pouvoir autochtone susceptible de soutenir sa domination. La confrontation récente entre les chars russes et la résistance, totalement non violente, du peuple tchécoslovaque constitue un exemple typique de l'opposition entre la violence et le pouvoir à l'état pur. Mais si, dans un tel cas, la domination est difficile à établir, les difficultés ne sont pourtant pas insurmontables. Rappelons-nous que la violence ne dépend ni de l'opinion, ni du nombre, mais des instruments dont elle peut disposer, et, comme nous l'indiquions plus haut, les instruments de la violence, comme tous les autres outils, accroissent et multiplient les forces humaines. Ceux qui s'opposent à la violence avec les seules ressources du pouvoir ne tardent pas à découvrir qu'il leur faut affronter, non pas des hommes mais des engins faits de main d'homme, dont l'efficacité destructrice et inhumaine s'accroît en proportion de la distance qui sépare les antagonistes. Le pouvoir peut toujours être détruit par la violence ; l'ordre le plus efficace est celui que vient appuyer le canon du fusil, qui impose l'obéissance immédiate la plus complète. Mais il ne peut jamais être la source du pouvoir.
L'issue d'un affrontement direct entre la violence et le pouvoir est à peu près certaine. Si la stratégie de la résistance non violente, fondée sur le pouvoir des masses, qui a été utilisée avec succès par Gandhi, avait trouvé en face d'elle, au lieu de l'Angleterre, la Russie de Staline, l'Allemagne de Hitler, ou même le Japon d'avant-guerre, elle ne se serait pas terminée par la décolonisation, mais bien par les massacres et la soumission. Toutefois, l'Angleterre en Inde, ou la France en Algérie, avaient de bonnes raisons pour ne pas aller jusqu'aux extrêmes limites de la force. Le règne de la pure violence s'instaure quand le pouvoir commence à se perdre. [...] On peut obtenir la victoire en se servant de la violence comme d'un substitut du pouvoir, mais le prix qu'il faut payer est très élevé ; car il n'est pas payé seulement par le vaincu, mais également par le vainqueur, qui voit s'affaiblir son propre pouvoir. Tel est plus particulièrement le cas lorsque le vainqueur bénéficie, sur le plan intérieur, d'un régime constitutionnel. [...] On a souvent dit que l'impuissance engendre la violence, et c'est tout à fait exact sur un plan psychologique, tout au moins dans le cas d'individus possédant une certaine force, physique ou morale. Ce qu'il faut remarquer, dans le domaine politique, c'est qu'un pouvoir qui se sent diminué est tenté de compenser par la violence cette perte de pouvoir. [...] Lorsque la violence n'est plus soutenue ni limité par le pouvoir, on assiste à ce retournement bien connu, où les moyens deviennent leur propre fin. La fin est alors déterminée par les moyens – les moyens de la destruction – et la conséquence est que cette fin conduit à la destruction de tout pouvoir.
Le facteur de désagrégation interne dont s'accompagne la victoire de la violence sur le pouvoir est particulièrement évident dans le cas où la terreur est utilisée pour maintenir une domination [...]. La terreur ne se ramène pas à la violence ; il s'agit de la forme de gouvernement qui s'instaure lorsque la violence, après avoir abouti à la destruction de tout pouvoir, se refuse à abdiquer et affirme au contraire son emprise. On a souvent remarqué que l'efficacité de la terreur dépend presque totalement du degré d'atomisation de la société. Toute forme d'opposition organisée doit disparaître avant que la terreur n'atteigne à son plus violent déchaînement. [...] La différence fondamentale entre une domination totalitaire, fondée sur la violence, et des dictatures ou tyrannies, établies par la violence, est que la première s'attaque non seulement à ses adversaires, mais tout aussi bien à ses amis ou partisans, car tout pouvoir l'effraie, même celui que peuvent détenir ses alliés. La terreur atteint son point culminant lorsque l'État policier commence à dévorer ses propres enfants, lorsque le bourreau d'hier devient la victime du jour. Et c'est aussi le moment où le pouvoir disparaît totalement. [...]
En résumé, il ne suffit pas de dire que, dans le domaine politique, il ne faut pas confondre pouvoir et violence. Le pouvoir et la violence s'opposent par leur nature même ; lorsque l'un des deux prédomine de façon absolue, l'autre est éliminé. La violence se manifeste lorsque le pouvoir est menacé, mais si on la laisse se développer, elle provoquera finalement la disparition du pouvoir. Il en résulte que la non-violence ne devrait pas être considérée comme le contraire de la violence. Parler d'un pouvoir non-violent est une tautologie."
Hannah Arendt, "Sur la violence", 1971, in Du mensonge à la violence, tr. fr. Guy Durand, Pocket, 1994, p. 150-157.
[1] Dans la Grèce antique, l'organisation était fondée sur la polis dont, selon Xénophon, le principal mérite était le suivant : "Les concitoyens se gardent mutuellement, sans solde, contre les esclaves et ils se gardent contre les malfaiteurs pour qu'aucun citoyen ne meure de mort violente." (Hiéron, IV, 3).