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Texte à méditer :   De l'amibe à Einstein, il n'y a qu'un pas.   Karl Popper
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Hors des sentiers battus
Les dangers du despotisme

  "Le gouvernement arbitraire d'un prince juste et éclairé est toujours mauvais. Ses vertus sont la plus dangereuse et la plus sûre des séductions : elles accoutument insensiblement un peuple à aimer, à respecter, à servir son successeur quel qu'il soit, méchant et stupide. Il enlève au peuple le droit de délibérer, de vouloir ou ne vouloir pas, de s'opposer même à sa volonté, lorsqu'il ordonne le bien ; cependant ce droit d'opposition, tout insensé qu'il est, est sacré : sans quoi les sujets ressemblent à un troupeau dont on méprise la réclamation, sous prétexte qu'on le conduit dans de gras pâturages. En gouvernant selon son bon plaisir, le tyran commet le plus grand des forfaits. Qu'est-ce qui caractérise le despote ? Est-ce la bonté ou la méchanceté ? Nullement ; ces deux notions n'entrent pas seulement dans sa définition. C'est l'étendue et non l'usage de l'autorité qu'il s'arroge. Un des plus grands malheurs qui pût arriver à une nation, ce serait deux ou trois règnes d'une puissance juste, douce, éclairée, mais arbitraire : les peuples seraient conduits par le bonheur à l'oubli complet de leurs privilèges, au plus parfait esclavage. "

 

Diderot, Réfutation d'Helvétius, in Oeuvres philosophiques, Ed. Garnier, p. 610.


 
 "Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés, et comme hors d’eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n'aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d'eux à la prospérité de tous. Il n'est pas besoin d'arracher à de tels citoyens les droits qu'ils possèdent ; ils les laissent volontiers échapper eux-mêmes. L'exercice de leurs devoirs politiques leur paraît un contre-temps fâcheux qui les distrait de leur industrie. S'agit-il de choisir leurs représentants, de prêter main forte à l'autorité, de traiter en commun la chose commune, le temps leur manque ; ils ne sauraient dissiper ce temps si précieux en travaux inutiles. Ce sont là jeux d'oisifs qui ne conviennent point à des hommes graves et occupés des intérêts sérieux de la vie. Ces gens-là croient suivre la doctrine de l'intérêt, mais ils ne s'en font qu'une idée grossière, et, pour mieux veiller à ce qu'ils nomment leurs affaires, ils négligent la principale, qui est de rester maîtres d'eux-mêmes.
  Les citoyens qui travaillent ne voulant pas songer à la chose publique, et la classe qui pourrait se charger de ce soin pour remplir ses loisirs n'existant plus, la place du gouvernement est comme vide.
  Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s'emparer du pouvoir, il trouve que la voie à toutes les usurpations est ouverte. Qu'il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendra aisément quitte du reste. Qu'il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d'ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d'apercevoir comment la liberté sert à se le procurer ; et, au moindre bruit des passions politiques qui pénètrent au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s'éveillent et s'inquiètent ; pendant longtemps la peur de l'anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre. Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas oublier cependant que c’est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie. Il ne s'ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique ; mais il ne faut pas qu'elle leur suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l'ordre est déjà esclave au fond du cœur ; elle est esclave de son bien-être, et l'homme qui doit l'enchaîner peut paraître."
 
 
Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1840, vol. II, 2e partie, chapitre 14, GF, 1981, p. 176-177.
 
 


    "Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocra­tiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise, exactement l'idée que je m'en forme et la renferme, les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.
    Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pour­rait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplis­sent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses conci­toyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point, il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
    Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouis­sent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur, mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entière­ment le trouble de penser et la peine de vivre ?
    C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
    Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers les­quelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige, il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouverne­ment est le berger.
    J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple."

 

 

Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1840, vol. II, 4e partie, chapitre 6. 


 
 
 
 
 "Pour comprendre la nature et la séduction psychologique du totalitarisme moderne, il est utile de voir en quoi il diffère des autres types de despotisme qui ont été enregistrés par l'histoire. Comme le totalitarisme moderne de Staline, Mussolini, Hitler et Franco, les systèmes despotiques d'autrefois ne toléraient aucune opposition; ceux qui combattaient le régime étaient écrasés. Mais, dans le passé, le despote n'attendait pas de ses sujets qu'ils lui donnent délibérément leur accord, c'est-à-dire qu'ils admettent intérieurement ses principes et ses méthodes, et cela pour la bonne raison qu'il aurait été incapable de les contraindre à les accepter. Tous les sujets étaient supposés obéir au tyran; mais du moment qu'ils le faisaient, il ne se souciait guère de ce qu'ils pensaient de lui tant qu'ils taisaient leur opinion ; de toute manière, il n'avait aucune façon de découvrir ce qu'ils pensaient. Le système d'espion- nage dont disposait le despote du Moyen Age était d'une efficacité très limitée si on le compare, par exemple, aux appareils électroniques d'écoute. Dans les Etats totalitaires modernes, les mass media procurent des occasions presque illimitées d'influencer les pensées de tous. Et la technologie moderne permet de surveiller les activités les plus secrètes. Tout cela, et bien d'autres choses encore, donne à la dictature moderne la possibilité d'affirmer que ses sujets sont libres de penser ce qu'ils veulent - sans doute parce que la complexité de la technologie et de la société de masse le requiert dans de nombreux domaines des activités humaines - tout en les contraignant à adopter les convictions souhaitées par le système.
 
  Ainsi, alors que dans les dictatures du passé un opposant pouvait survivre à l'intérieur du système tout en gardant une indépendance de pensée considérable et, en même temps, le respect de lui-même, dans l'Etat moderne totalitaire, il n'est pas possible de conserver ce respect de soi ni de s'opposer intérieurement au système. De nos jours, tout non-conformiste a le choix entre deux attitudes : ou bien il se pose en ennemi du gouvernement et s'expose à être persécuté, sinon, bien souvent, éliminé ; ou bien il feint de croire en quelque chose qu'il réprouve profondément et qu'il méprise en secret."
 
 
 
 
Bruno Bettelheim, "Remarques sur la séduction psychologique du totalitarisme", 1952, in Survivre, tr. fr. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 375-376.
 
 
 

 
 
 
 "Les formes totalitaires de gouvernement et les dictatures au sens usuel ne sont pas identiques […]. La dictature au sens romain antique du mot était conçue comme une forme d'urgence de gouvernement constitutionnel et légal, limitée, strictement dans le temps et les pouvoirs, et elle l'est restée ; nous la connaissons encore assez bien à travers l'état d'urgence ou la loi martiale proclamée dans les zones sinistrées ou en temps de guerre. Nous connaissons également des dictatures modernes qui sont de nouvelles formes de gouvernement où les militaires prennent le pouvoir, abolissent le gouvernement civil et privent les citoyens de leurs droits politiques et de leurs libertés, ou bien où un parti prend l'appareil d'État aux dépens de tous les autres partis et donc de toute opposition politique organisée. Ces deux types de dictature sonnent le glas de la liberté politique, mais la vie privée et les activités non politiques ne sont pas nécessairement touchées. Il est vrai que ces régimes persécutent en général leurs opposants politiques avec une grande brutalité et qu'ils sont assurément loin d'être des formes de gouvernement au sens où nous en sommes venus à les comprendre - aucun gouvernement constitutionneln'est possible sans dispositions ménageant les droits d'une opposition -, mais ils ne sont pas criminels au sens commun du mot. S'ils commettent des crimes, ceux-ci sont dirigés contre les ennemis déclarés du régime au pouvoir. Mais les crimes des gouvernements totalitaires concernaient des gens qui étaient « innocents » même du point de vue du parti au pouvoir. C'est pour cette raison liée à la criminalité généralisée que la plupart des pays ont signé après la guerre un accord pour ne pas accorder le statut de réfugié politique aux coupables qui fuyaient l'Allemagne nazie.
 
 
 De plus, la domination totale s'étend à toutes les sphères de la vie, pas seulement au champ politique. La société totalitaire, distincte du gouvernement totalitaire, est monolithique ; toutes les manifestations publiques, culturelles, artistiques, savantes, et' toutes les organisations, les services sociaux, même les sports et les distractions, sont « coordonnées ». Il n'y a pas de bureau ni d'emploi ayant une quelconque signification publique, des agences de publicité aux cabinets juridiques, de l'art dramatique au journalisme sportif, des écoles primaires et secondaires aux universités et sociétés savantes, dans lesquels on n'exige pas une acceptation sans équivoque des principes au pouvoir. Qui participe à la vie publique, en étant membre du parti ou membre des formations d'élite du régime, est impliqué d'une manière ou d'une autre dans les actes du régime dans son ensemble. Ce que les tribunaux exigent dans tous ces procès d'après-guerre, c'est que les accusés n'aient pas participé aux crimes légalisés par ce gouvernement, et cette non-participation, considérée comme standard juridique de ce qui est juste et de ce qui est injuste, pose des problèmes considérables précisément eu égard à la question de la responsabilité. Car le fond de l'affaire, c'est que seuls ceux qui ont quitté tout à fait la vie publique, qui ont refusé toute responsabilité politique ont pu éviter d'être impliqués dans des crimes, et ont donc pu éviter d'avoir à porter une responsabilité morale et judiciaire."
 
 
 
Hannah Arendt, Responsabilité personnelle et régime dictatorial, 1964, in Responsabilité et jugement, tr. fr. Jean-Luc Fidel, Payot, p. 74-75.
 
 
 

 
 
 

  "Quel est le principe du régime de parti monopolistique ? […]{C}

  Cherchant quelle aurait pu être la réponse d'un disciple de Montesquieu à la question du principe d'un régime de parti monopolistique, j'ai trouvé, sans en être tout à fait certain, deux sentiments. Le premier c'est la foi et le deuxième la peur.

Dire que l'un des principes d'un régime de parti unique est la foi, c'est, au fond, répéter, en d'autres termes, que le parti monopolistique est un parti d'action, parti révolutionnaire. Or, de quoi peut vivre un parti révolutionnaire, sinon de la foi des militants ? Nous l'avons vu, il justifie son monopole par la grandeur des ambitions qu'il nourrit, le caractère glorieux de la fin vers lequel il tend. Pour que les militants et les simples citoyens acceptent de suivre un parti révolutionnaire, ils doivent croire à la doctrine, au message de ce parti. Mais, par définition, puisque le parti est monopolistique, tant que la société n'est pas homogène il existe des opposants actuels ou virtuels, des traîtres, des contre-révolutionnaires, des agents de l'étranger (peu importe leur nom), tous ceux qui ne sont pas d'accord avec le message du parti. La stabilité d'un tel régime doit résister au scepticisme ou à l'hostilité de ceux qui n'adhèrent pas au parti monopolistique."

 

Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, 1965, ch. I, p. 87 sq.

 

 

Date de création : 26/06/2006 @ 16:14
Dernière modification : 09/01/2020 @ 08:16
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