" […] l'injustice acquiert un surcroît de gravité quand elle s'adresse davantage à des amis : par exemple, il est plus choquant de dépouiller de son argent un camarade qu'un concitoyen, plus choquant de refuser son assistance à un frère qu'à un étranger, plus choquant enfin de frapper son père qu'une autre personne quelconque. La nature veut, en effet, que l'obligation d'être juste croisse avec l'amitié, puisque justice et amitié ont des caractères communs et une égale extension".
Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 11.
Surcroît : augmentation
"[La loi] est injuste quand elle punit ceux à qui elle n'a donné ni éducation, ni principes honnêtes, à qui elle n'a point fait contracter les habitudes nécessaires au maintien de la société. Elle est injuste quand elle les punit pour des fautes que les besoins de leur nature et que la constitution de la société leur ont rendu nécessaires. Elle est injuste et insensée lorsqu'elle les châtie pour avoir suivi des penchants que la société elle-même, que l'exemple, que l'opinion publique, que les institutions conspirent à leur donner. Enfin la loi est inique, quand elle ne proportionne point la punition au mal réel que l'on fait à la société. Le dernier degré d'injustice et de folie est quand elle est aveuglée au point d'infliger des peines à ceux qui la servent utilement."
Paul-Henry Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XII, Œuvres philosophiques complètes, Tome II, Éditions Alive, p. 304.
"Considérons le motif général sous lequel se manifeste l'injustice : elle a deux formes, la violence et la ruse ; au sens moral et pour l'essentiel, c'est tout un. D'abord, si je commets un meurtre, il n'importe que je me serve du poignard ou du poison ; et de même pour toute lésion corporelle. Quant aux autres formes de l'injustice, on peut toujours les ramener à un fait capital : faire tort à un homme, c'est le contraindre de servir non plus sa propre volonté, mais la mienne, d'agir selon mon vouloir et non le sien. Si j'use de violence, c'est en m'aidant de l'enchaînement des causes physiques que j'arrive à mes fins ; et si de ruse, je m'aide de l'enchaînement des motifs, ce qui est la loi même de causalité reflétée dans l'intelligence : à cet effet, je présente à sa volonté des motifs illusoires, si bien qu'au moment où il croit suivre sa propre volonté, il suit la mienne. Comme le milieu ou se meuvent les motifs, c'est l'intelligence, il faut à cet effet que je falsifie les données de son intelligence : et voilà le mensonge. Le mensonge a toujours pour but d'agir sur la volonté d'autrui, jamais sur son esprit seul et en lui-même ; s'il veut toucher l'esprit, c'est qu'il le prend pour moyen, et s'en sert pour déterminer la volonté. En effet, mon mensonge lui-même part de ma volonté : il a donc besoin d'un motif ; or ce motif, ce ne peut être que de faire vouloir autrui, non d'agir sur son esprit seulement, cet esprit ne pouvant par lui-même avoir aucune influence sur ma volonté à moi, ni par conséquent la mettre en mouvement, agir sur sa direction : seules la volonté et la conduite d'autrui peuvent jouer ce rôle ; quant à l'intelligence d'autrui, elle intervient dans mon calcul par suite, et indirectement. En cela, je ne songe pas seulement aux mensonges inspirés d'un intérêt évident, mais aussi à ceux qui sont de pure méchanceté, car il y a une méchanceté qui se réjouit des erreurs des autres à cause des maux où elles les jettent. Au fond, c'est aussi le but de la hâblerie : elle cherche à gagner plus de respect, à relever l'estime qu'on fait de nous, et par là à agir plus ou moins efficacement sur la volonté et la conduite d'autrui. Ce n'est pas de taire simplement une vérité, en d'autres termes, de se refuser à un aveu, qui constitue une injustice ; mais tout ce qui accrédite un mensonge en est une. Celui qui refuse d'indiquer à un voyageur le bon chemin ne lui fait pas de tort, mais bien celui qui lui en montre un mauvais.— On le voit par ce qui précède, le mensonge en lui-même est aussi bien une injustice que la violence : car il se propose d'étendre le pouvoir de ma volonté jusque sur des étrangers, d'affirmer par conséquent ma volonté au prix d'une négation de la leur : 1a violence ne fait pas pis. — Mais le mensonge le plus achevé, c'est la violation d'un contrat : là se trouvent réunies, et dans la forme la plus évidente, toutes les circonstances ci-dessus énumérées. En effet, si j'adhère à une convention, je compte que l'autre contractant tiendra sa promesse, et c'est même là le motif que j'ai de tenir présentement la mienne. Nos paroles ont été échangées après réflexion et en bonne formé. La véracité des déclarations faites de : part et d'autre dépend, d'après l'hypothèse, de la volonté des contractants. Si donc l'autre viole sa promesse, il m'a trompé, et, en faisant flotter devant ma vue des ombres de motifs, il a entraîné ma volonté dans la voie convenable à ses desseins, il a étendu le pouvoir de sa volonté sur la personne d'un étranger : l'injustice est complète. Tel est le principe qui rend les contrats légitimes et valables en morale.
L'injustice violente ne déshonore pas son auteur autant que l'injustice perfide : celle-là vient de la force physique, si puissante pour en imposer aux hommes, quelles que soient les circonstances ; celle-ci, au contraire, marche par des chemins détournés, et ainsi trahit la faiblesse, ce qui rabaisse le coupable dans son être physique comme dans son être moral. En outre, pour le menteur et le trompeur, il n'y a qu'un moyen de succès : c'est, au moment de mentir, de témoigner son mépris, son dégoût contre le mensonge ; la con fiance d'autrui est à ce prix, et sa victoire est due à ce qu'on lui attribue toute la loyauté qui lui manque. – Si la fourberie, l'imposture, la tricherie inspirent un tel mépris-, en voici la cause : la franchise et la loyauté forment le lien qui met encore de l'unité entre-test individus, ces fragments d'une volonté dispersée sous forme de multiplicité, une unité extérieure, du moins, et qui par là contient dans de certaines limites les effets de l'égoïsme né de cette fragmentation. L'imposture et la fourberie brisent ce dernier, ce lien extérieur, et ouvrent ainsi aux effets de l'égoïsme un champ illimité."
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1819, § 62, tr. fr. A. Burdeau, PUF, Quadrige, 2003, p. 424-426.
"L'inégalité est ce qui seul constitue l'injustice. Si nous analysons toutes les injustices générales ou particulières, nous trouverons que toutes ont pour base l'inégalité.
Toutes les fois que l'homme réfléchit, et qu'il parvient, par la réflexion, à cette force de sacrifice qui forme sa perfectibilité, il prend l'égalité pour point de départ ; car il acquiert la conviction qu'il ne doit pas faire aux autres ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fît, c'est-à-dire qu'il doit traiter les autres comme égaux, et qu'il a le droit de ne pas souffrir des autres ce qu'ils ne voudraient pas souffrir de lui ; c'est-à-dire que les autres doivent le traiter comme leur égal."
Benjamin Constant, "Mélanges de littérature et de politique", 1829, Préface, in Écrits politiques, Folio essais, 1997, p. 714-715.
"Les Grecs et les Romains, qui savaient que leurs lois avaient été faites à l'origine, et continuaient encore à être faites, par des hommes, ne craignaient pas d'admettre que ces hommes pouvaient faire de mauvaises lois, et accomplir, sous le couvert d'une loi [...] les actes mêmes qui seraient qualifiés d'injustes, s'il s'agissait d'actes individuels accomplis sans protection légale. […]
Et ainsi, le sentiment de l'injustice en vint à s'attacher, non plus à la violation de toutes les lois, mais seulement à la violation de celles qui doivent (ought) exister, en y comprenant celles qui devraient exister, mais n'existent pas ; et tout aussi bien aux lois elles-mêmes, lorsqu'on les juge contraires à ce que devrait être la loi. C'est ainsi que la notion de loi et de ses prescriptions resta prédominante dans l'idée de justice, alors même que les lois effectivement en vigueur cessaient d'être acceptées comme règles de justice.
Il est vrai que l'humanité considère l'idée de justice et les obligations qui s'y rattachent comme devant s'appliquer à bien des choses qui ne sont pas réglées et qu'on ne désire pas voir réglées par la loi. [...] Mais, même dans ce cas, l'idée d'une infraction à ce qui devrait être la loi subsiste encore sous une forme atténuée. Il nous serait toujours agréable et notre sentiment des convenances trouverait bon que les actes que nous estimons injustes fussent punis. [...] Nous serions heureux de voir la conduite juste imposée par contrainte, et l'injustice réprimée, jusque dans leurs plus petits détails, si nous n'étions pas effrayés, et à juste titre, par la pensée de conférer au magistrat un pouvoir aussi illimité sur les individus. Quand nous pensons qu'une personne est tenue, en bonne justice, de faire une chose, nous disons – c'est une façon courante de parler – qu'on devrait la forcer à la faire. Il nous serait agréable de voir l'acte obligatoire (the obligation) imposé par quelqu'un qui en aurait le pouvoir. [...] Nous considérons comme un mal l'impunité accordée à l'injustice et nous nous efforçons de réparer ce mal en donnant une forme énergique à notre blâme [...]. Ainsi c'est toujours l'idée de contrainte légale qui est à l'origine de la notion de justice."
John Stuart Mill, L'Utititarisme, 1861, trad. G. Tannes, Garnier-Flammarion, 1968, p. 128-129, PUF, 1998, p. 111-113.
"Lorsqu'on entend des gens se plaindre d'une injustice, parce qu'ils n'ont pas reçu le même traitement que leur voisin ou leur concurrent, personne ne pensera que ces gens soient identiques à ceux auxquels ils se comparent ou que, à leurs yeux, toute différence eût suffi à justifier un traitement inégal. Au contraire, ils feront expressément état de différences : ils diront que l'autre est plus riche ou plus influent, qu'il est parent ou ami de tel fonctionnaire, qu'il fait partie d'un clan, d'un groupe politique ou religieux proche du Pouvoir. Ils ne s'en plaignent que d'autant plus, persuadés que ces différences n'auraient pas dû influencer la décision.
Il arrive aussi qu'on se plaigne d'un traitement égal et qu'au nom de la justice on revendique un traitement préférentiel. On énumérera, pour justifier ses prétentions, les différences essentielles qui ont été négligées et qui auraient dû être prises en considération.
Celui qui se croit injustement traité prétend que seuls certains éléments, pertinents en l'occurrence, auraient dû influencer l'issue : il est injuste de négliger ces éléments, tout comme il est injuste de tenir compte d'éléments irrelevants, étrangers à la situation.
L'injustice, ainsi conçue, ne résulte jamais du traitement inégal d'êtres identiques. Dans le premier cas, on se plaint du traitement inégal d'êtres différents : en effet, si les différences ne concernent pas des caractères essentiels, les parties auraient dû être traitées également, comme si elles avaient été semblables. Inversement, dans le second cas, on trouve injuste un traitement égal ou indifférencié, réservé à des êtres qui, conformément aux critères adoptés, sont essentiellement différents et font donc partie de catégories différentes.
Mais quelles sont les différences qui importent et celles qui n'importent pas, dans chaque situation particulière ? Voilà où l'on cesse de s'entendre".
Chaïm Perelman, Droit, Morale et Philosophie, 1968, L.G.D.J, 1968, p. 27.
"La fureur n'est en aucune façon une réaction automatique en face de la misère et de la souffrance en tant que telle ; personne ne se met en fureur devant une maladie incurable ou un tremblement de terre, ou en face de conditions sociales qu'il paraît impossible de modifier. C'est seulement au cas où l'on a de bonnes raisons de croire que ces conditions pourraient être changées, et qu'elles ne le sont pas que la fureur éclate. Nous ne manifestons une réaction de fureur que lorsque notre sens de la justice est bafoué ; cette réaction ne se produit nullement parce que nous avons le sentiment d'être personnellement victime de l'injustice, comme peut le prouver toute l'histoire des révolutions, où le mouvement commença à l'initiative des membres des classes supérieures qui conduisit à la révolte des opprimés et des misérables."
Hannah Arendt, "Sur la violence", in Du mensonge à la violence, 1972, tr. fr., Guy Durand, Pocket, p. 162.
"Le modèle de justice que poursuit toute forme de politique est après tout non pas gegeben [donnée] mais aufgegeben [abandonnée], toujours un pas de plus loin que le statu quo. La justice est une tâche qui se dessine dans le futur encore-inconnu, une tâche qui, elle-même, a encore besoin d'être postulée et affrontée, entraînée par la souffrance actuelle condamnée pour injustice.
Or toute la souffrance humaine n'est pas condamnée ainsi. Pour être considérée comme injuste et, dès lors, qu'on y résiste, et qu'on la réserve pour une rectification, la souffrance doit être altérable. Plus précisément, les victimes ont besoin de croire qu'il est dans le pouvoir des hommes d'éliminer ce type particulier de souffrance. Ils doivent, eux et les témoins de leur condition, être sûrs que les choses peuvent être changées, et que c'est l'action humaine qui peut le faire. Il leur faut avoir confiance dans la capacité pratique des citoyens à changer le statu quo s'ils ne le trouvent pas à leur goût."
Zygmunt Bauman, La société assiégée, 2002, II, tr. fr Christophe Rosson, Hachette Littératures, coll. Pluriel, p. 83.
Date de création : 04/07/2006 @ 18:25
Dernière modification : 01/07/2014 @ 15:27
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