"La sécurité du peuple exige en plus, de la part de celui ou de ceux qui ont la puissance souveraine, que la justice soit administrée avec égalité à tous les niveaux du peuple, c'est-à-dire que, aussi bien les personnes riches et puissantes que celles qui sont pauvres et obscures puissent être rétablies dans leur droit pour les torts qui leur ont été faits, en sorte que les personnes de rang élevé ne puissent avoir un plus grand espoir d'impunité quand elles agissent avec violence envers celles d'un rang inférieur, les déshonorent et leur font subit des torts, que lorsque celles-ci font la même chose à celles-là. C'est en cela, en effet, que l'équité consiste. Or, étant un précepte de la loi de nature, un souverain lui est autant assujetti que le plus humble parmi son peuple."
Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, Livre II, § 30, p. 506.
"De même que la faute et la soumission, la justice et l'injustice, entendues en toute rigueur, ne sauraient se concevoir que dans un Etat. Car, dans la nature, il n'existe rien qu'on puisse affirmer appartenir en droit à un être, plutôt qu'à un autre. Tous les biens sont la propriété de tous ceux qui ont la puissance d'en revendiquer la possession. Tandis que, dans un Etat, c'est une législation générale qui attribue une propriété à tel ou tel homme. On y appelle donc juste la personne, animée de la volonté constante de donner à chacun ce qui lui revient, injuste, au contraire, celle qui essaie de s'emparer du bien d'autrui."
Spinoza, Traité politique, 1677, II, § 23.
"Si la morale ne considère que l’action juste ou injuste, si tout son rôle est de tracer nettement, à quiconque a résolu de ne pas faire d'injustice, les bornes où se doit contenir son activité, il en est tout autrement de la théorie de l'État. La science de l'État, la science de la législation n'a en vue que la victime de l'injustice ; quant à l'auteur, elle n'en aurait cure, s'il n’était le corrélatif forcé de la victime ; l’acte injuste, pour elle, n’est que l’adversaire à l’encontre de qui elle déploie ses efforts ; c’est à ce titre qu’il devient son objectif. Si l’on pouvait concevoir une injustice commise qui n’eût pas pour corrélatif une injustice soufferte, l’État n’aurait logiquement pas à l’interdire. Aux yeux de la morale, l’objet à considérer, c’est la volonté, l’intention ; il n’y a pour elle que cela de réel ; selon elle, la volonté bien déterminée de commettre l’injustice, fût-elle arrêtée et mise à néant, si elle ne l’est que par une puissance extérieure, équivaut entièrement à l’injustice consommée ; celui qui l’a conçue, la morale le condamne du haut de son tribunal comme un être injuste. Au contraire, l’État n’a nullement à se soucier de la volonté, ni de l’intention en elle-même ; il n’a affaire qu’au fait (soit accompli, soit tenté), et il le considère chez l’autre terme de la corrélation, chez la victime ; pour lui donc il n’y a de réel que le fait, l’événement. Si parfois il s’enquiert de l’intention, du but, c’est uniquement pour expliquer la signification du fait. Aussi l’État ne nous interdit pas de nourrir contre un homme des projets incessants d’assassinat, d’empoisonnement, pourvu que la peur du glaive et de la roue nous retienne non moins incessamment et tout à fait sûrement de passer à l’exécution. L’État n’a pas non plus la folle prétention de détruire le penchant des gens à l’injustice, ni les pensées malfaisantes ; il se borne à placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l’injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner ; et ce second motif, c’est un châtiment inévitable."
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1819.
"[…] la cité est formée d'une multitude d'êtres humains unis non par la nature mais simplement par la convention, qui se sont rapprochés et groupés afin de défendre leur intérêt commun contre d'autres êtres humains qui ne sont pas différents d'eux par nature : les étrangers et les esclaves. C'est pourquoi ce qui est censé être le bien commun n'est en réalité que l'intérêt d'une fraction qui prétend être un tout et dont l'unité n'est due qu'à cette affirmation, ce prétexte et cette convention. Si la cité est conventionnelle, le bien commun l'est aussi, et par suite la preuve est faite du caractère également conventionnel du droit ou de la justice.
L'exactitude de cette explication tient, dit-on, au fait qu'elle « sauve les phénomènes » de la justice - elle rend intelligible la simple expérience du bien et du mal qui est à la base des doctrines du droit naturel. Elle comprend la justice comme l'habitude de s'abstenir de causer du tort aux autres, de les aider, ou de subordonner l'intérêt de quelques-uns (individus ou groupe) à l'intérêt général. Ainsi comprise, la justice est bien entendu l'indispensable gardienne de la cité. Mais, à la confusion de ses défenseurs, elle sert aussi à protéger les bandes de gangsters : car le gang ne pourrait pas tenir un seul jour si ses membres ne s'abstenaient de se causer mutuellement du tort, s'ils ne s'entraidaient pas, ou si chacun ne subordonnait pas son intérêt propre à celui du gang. On objectera que la justice pratiquée par des gangsters n'a rien de commun avec la justice véritable, ou bien que c'est elle précisément qui différencie la cité d'une bande de gangsters. En réalité, dit-on, la prétendue justice des gangsters est au service d'une injustice criante. Mais ne peut-on pas dire exactement la même chose de la cité ? Si la cité n'est pas une totalité authentique, ce que l'on appelle l'intérêt général ou la justice, par opposition à l'injustice ou l'égoïsme, n'est en somme que le but poursuivi par l'égoïsme collectif, et il n'y a aucune raison pour que celui-ci soit plus respectable que l'égoïsme individuel. On avance également que les gangsters pratiquent la justice exclusivement entre eux, alors que la cité la pratique également vis-à-vis d'étrangers ou de cités Mais est-ce bien vrai ? Les maximes de politique étrangère sont-elles essentiellement différentes des maximes qui inspirent la conduite des gangsters ? Peuvent-elles être différentes ? Les cités ne sont-elles pas obligées, pour prospérer, d'user de force ou de ruse et de s'emparer de ce qui appartient à autrui ? Ne doivent-elles pas leur existence à l'usurpation d'une partie du sol qui, par nature, est aussi bien la propriété des autres ?"
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, Trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Champs Flammarion, 1986, pp. 102-103.