"Le mot « culture » recouvre trois sens ou trois groupes de sens. Il est d’abord employé dans un sens technique par les ethnologues ou par les historiens des cultures, pour rassembler tous les éléments de la vie humaine qui sont transmis par la société, qu’ils soient matériels ou spirituels. Dans cette acception, la culture est co-extensive à l’homme lui-même, car il n’est pas jusqu’à la vie des sauvages les plus primitifs qui ne s’inscrive dans un univers social, caractérisé par un réseau complexe d’usages, d’habitudes et d’attitudes conservés par la tradition. Les techniques de chasse du Bushman sud-africain, la croyance de l’Indien nord-américain dans la sorcellerie, la tragédie grecque de l’Athénien sous Périclès, la dynamo électrique de l’industrie moderne, sont tous sans distinction des éléments de culture à part entière… De ce point de vue, tous les êtres humains, ou du moins tous les groupes humains, ont une culture, bien que leurs différences puissent être considérables et leurs degrés de complexité très inégaux. Pour l’ethnologue, il existe de nombreux types de cultures et une variété infinie d’éléments de culture, sans qu’il leur associe jamais aucun jugement de valeur. […]
La seconde acception du mot est plus largement répandue. Elle désigne un idéal assez académique de raffinement individuel, élaboré à partir d’un petit nombre de connaissances et d’expériences assimilées, mais fait surtout d’un ensemble de réactions particulières sanctionnées par une classe et une longue tradition. […]
La troisième acception du mot est la moins facile à définir et à illustrer de manière satisfaisante ; sans doute parce que ceux qui l’emploient sont eux–mêmes très rarement capables de formuler clairement ce qu’ils entendent exactement par le mot « culture ». Ce troisième sens participe de la première acception (l’acception technique) en ce qu’il met, lui aussi, l’accent sur les biens spirituels du groupe plutôt que sur ceux de l’individu. Il participe de la deuxième acception dans la mesure où il insiste sur un petit nombre de facteurs prélevés dans l’immense courant de culture dont l’ethnologue a révélé l’existence. […]
La culture se rapproche ainsi de « l'esprit » ou du « génie » d’un peuple sans que ces mots ne lui soient d'exacts synonymes ; employés dans un sens vague, ils se réfèrent surtout au passé psychologique ou pseudo-psychologique d’une civilisation nationale, tandis que la culture comprend, en plus de ce passé, une série de manifestations concrètes dont on estime qu’elles sont particulièrement symptomatiques. On peut ainsi définir grossièrement la culture comme la civilisation, pour autant qu'elle comprend le génie national."
Edward Sapir, Anthropologie, 1921, Tome 2 : culture, trad. Baudelot et Clinquart, Minuit, 1969, p. 85-88.
"Le terme « culture », tel qu'il est employé dans les études scientifiques, n'entraîne pas l'accent mis sur une idée de valeur qui s'y attache dans l'usage vulgaire. Il renvoie à tous les modes de vie d'une société, et non pas seulement à ceux d'entre eux que la société regarde comme plus, ou hautement désirables. Ainsi, ce mot quand il est appliqué à notre propre mode de vie, n'a rien à voir avec le fait de jouer du piano ou de lire Robert Browning [1]. Pour le sociologue, de telles activités sont de simples éléments parmi l'ensemble de notre culture. Cet ensemble comprend, aussi bien que de telles activités mondaines, celles de laver la vaisselle ou de conduire une automobile. Il s'ensuit que, pour le sociologue, il n'est pas de sociétés sans culture, et tout être humain est « cultivé » en ce sens qu'il participe toujours à une culture ou à une autre [...]. Une culture est la configuration des comportements appris et des résultats de comportement dont les éléments composants sont reçus et transmis par les membres d'une société particulière."
Ralph Linton, Le Fondement culturel de la personnalité, 1945, traduit de l'américain par A. Lyotard, Éd. Dunod, 1986, nouvelle traduction 1999.
"Comme chez les autres mammifères, l'ensemble du comportement d'un individu se compose, chez l'homme, de comportements instinctifs (qui font partie de son équipement biologique), de comportements résultant de son expérience individuelle (liés à cette partie de son histoire qui est la sienne propre) et de comportements qu'il a appris d'autres membres de son espèce ; mais chez l'homme, particulièrement apte à symboliser, c'est-à-dire à user des choses en leur attribuant un sens conventionnel, il y a pour l'expérience — ainsi plus aisément transmissible et, en quelque sorte, thésaurisable puisque la totalité du savoir de chaque génération peut passer à la suivante par le moyen du langage — possibilité de s'ériger en « culture », héritage social distinct de l'héritage biologique comme de l'acquis individuel et qui n'est autre, suivant les termes de M. Ralph Linton, qu'un « ensemble organisé de comportements appris et résultats de comportements, dont les éléments composants sont partagés et transmis par les membres d'une société particulière » ou d'un groupe particulier de sociétés.
Alors que la race est strictement affaire d'hérédité, la culture est essentiellement affaire de tradition, au sens large du terme : qu'une science ou un système religieux soit formellement enseigné aux jeunes par leurs éducateurs, qu'un usage se transmette d'une génération à une autre génération, que certaines manières de réagir soient empruntées sciemment ou non par les cadets à leurs aînés, qu'une technique — ou une mode — pratiquée dans un pays passe à un autre pays, qu'une opinion se répande grâce à une propagande ou bien en quelque sorte par elle-même au hasard des conversations, que l'emploi d'un quelconque engin ou produit soit adopté spontanément ou lancé par des moyens publicitaires, qu'une légende ou un bon mot circule de bouche en bouche, autant de phénomènes qui apparaissent comme indépendants de l'hérédité biologique et ont ceci de commun qu'ils consistent en la transmission — par la voie du langage, de l'image ou simplement de l'exemple — de traits dont l'ensemble, caractéristique de la façon de vivre d'un certain milieu, d'une certaine société ou d'un certain groupe de sociétés pour une époque d'une durée plus ou moins longue, n'est pas autre chose que la « culture » du milieu social en question.
Dans la mesure où la culture comprend tout ce qui est socialement hérité ou transmis, son domaine englobe les ordres de faits les plus différents : croyances, connaissances, sentiments, littérature (souvent si riche, alors sous forme orale, chez les peuples sans écriture) sont des éléments culturels, de même que le langage ou tout autre système de symboles (emblèmes religieux, par exemple) qui est leur véhicule ; règles de parenté, systèmes d'éducation, formes de gouvernement et tous les modes selon lesquels s'ordonnent les rapports sociaux sont culturels également ; gestes, attitudes corporelles, voire même expressions du visage, relèvent de la culture eux aussi, étant pour une large part choses socialement acquises, par voie d'éducation ou d'imitation ; types d'habitation ou de vêtements, outillage, objets fabriqués et objets d'art — toujours traditionnels au moins à quelque degré — représentent, entre autres éléments, la culture sous son aspect matériel. Loin d'être limitée à ce qu'on entend dans la conversation courante quand on dit d'une personne qu'elle est — ou qu'elle n'est guère — « cultivée » (c'est-à-dire pourvue d'une somme plus ou moins riche et variée de connaissances dans les principales branches des arts, des lettres et des sciences tels qu'ils se sont constitués en Occident), loin de s'identifier à cette « Culture » de prestige qui n'est que l'efflorescence d'un vaste ensemble par lequel elle est conditionnée et dont elle n'est que l'expression fragmentaire, la culture doit donc être conçue comme comprenant, en vérité, tout cet ensemble plus ou moins cohérent d'idées, de mécanismes, d'institutions et d'objets qui orientent — explicitement ou implicitement — la conduite des membres d'un groupe donné. En ce sens, elle est étroitement liée à l'avenir aussi bien qu'à l'histoire passée du groupe, puisqu'elle apparaît d'un côté comme le produit de ses expériences (ce qui a été retenu des réponses que les membres des générations précédentes ont apportées aux situations et problèmes divers en face desquels ils se sont trouvés) et que d'un autre côté elle offre à chaque génération montante une base pour le futur (système de règles et de modèles de conduite, de valeurs, de notions, de techniques, d'instruments, etc., à partir desquels s'organisent les actes des nouveaux venus et que chacun reprendra, au moins en partie, pour en user à sa manière et selon ses moyens dans les situations qui lui seront particulières). Un tel ensemble ne peut par conséquent jamais se présenter comme défini une fois pour toutes mais est constamment sujet à des modifications, tantôt assez minimes ou assez lentes pour être presque imperceptibles ou passer longtemps inaperçues, tantôt d'une ampleur telle ou d'une rapidité si grande qu'elles prennent une allure de révolution."
Michel Leiris, Race et civilisation. La question raciale devant la science moderne, 1951, UNESCO, II.
"La culture, mot et concept, est d'origine romaine. Le mot « culture » dérive de colere - cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir, préserver - et renvoie primitivement au commerce de l'homme avec la nature, au sens de culture et d'entretien de la nature en vue de la rendre propre à l'habitation humaine. En tant que tel, il indique une attitude de prendre souci, et se tient en contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la domination de l'homme. C'est pourquoi il ne s'applique pas seulement à l'agriculture mais peut aussi désigner le « culte » des dieux, le soin donné à ce qui leur appartient en propre. Il semble que le premier à utiliser le mot pour les choses de l'esprit et de l'intelligence soit Cicéron. Il parle de excolere animum, de cultiver l'esprit, et de culture animi[1]au sens où nous parlons aujourd'hui encore d'un esprit cultivé, avec cette différence que nous avons oublié le contenu complètement métaphorique de cet usage."
Hannah Arendt, LaCrise de la culture, 1961, trad. Patrick Lévy et alii, Gallimard, « Folio Essais », 1992, p. 271.
[1] Cultura animi : (latin) culture de l'âme.
"J'appelle culture le milieu humain, tout ce qui, par-delà l'accomplissement des fonctions biologiques, donne à la vie et à l'activité humaines forme, sens et contenu. La culture est inhérente à la société des hommes, quel que soit le niveau de civilisation. Elle consiste en une foule de notions et de prescriptions, aussi en des interdits spécifiques ; ce qu'une culture interdit la caractérise au moins autant que ce qu'elle prescrit. Le monde animal ne connaît pas de prohibition. Or ce phénomène humain, la culture, est un phénomène entièrement symbolique. La culture se définit comme un ensemble très complexe de représentations, organisées par un code de relations et de valeurs : traditions, religion, lois, politique, éthique, arts, tout cela dont l'homme, où qu'il naisse, sera imprégné dans sa conscience la plus profonde et qui dirigera son comportement dans toutes les formes de son activité, qu'est-ce donc sinon un univers de symboles intégrés en une structure spécifique et que le langage manifeste et transmet ? Par la langue, l'homme assimile la culture, la perpétue ou la transforme. Or comme chaque langue, chaque culture met en œuvre un appareil spécifique de symboles en lequel s'identifie chaque société. La diversité des langues, la diversité des cultures, leurs changements, font apparaître la nature conventionnelle du symbolisme qui les articule. C'est en définitive le symbole qui noue ce lien vivant entre l'homme, la langue et la culture."
Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, 1966, Gallimard tel, 1976, T. I, p. 30.
"Il existe au moins trois niveaux de culture facilement identifiables : les niveaux primaire, secondaire, et explicite ou manifeste. La culture primaire fondamentale est le type de culture dans lequel les règles sont connues de tous, respectées par tous, mais pratiquement jamais définies. Ces règles sont implicites, considérées comme allant de soi ; il est impossible à un individu moyen de les définir en tant que système, et elles sont généralement non conscientes. Le niveau de culture secondaire, bien que tout à fait conscient, est difficilement accessible pour les étrangers. Le niveau de culture secondaire est aussi uniforme que les autres niveaux, et il lie autant les individus les uns aux autres, peut-être même davantage. C'est ce niveau de culture que les Indiens Pueblo du Nouveau-Mexique préservent de l'influence des Blancs. Mais il peut aussi s'agir de la culture particulière à n'importe quel groupe ou société. La culture tertiaire, manifeste ou explicite, est ce que nous percevons dans chaque individu, et partageons avec lui. C'est la façade que l'on présente au monde entier. Parce que ce niveau est très facilement manipulable, il est le moins stable et le moins fiable quand il s'agit de prendre des décisions."
Edward T. Hall, La danse de la vie, 1983, tr. fr. Anne-Lise Hacker, Glossaire, Points Seuil, 1992, p. 264.
Date de création : 18/07/2006 @ 23:27
Dernière modification : 16/10/2015 @ 12:19
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