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Texte à méditer :  Aucune philosophie n'a jamais pu mettre fin à la philosophie et pourtant c'est là le voeu secret de toute philosophie.   Georges Gusdorf
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Hors des sentiers battus
Les grands hommes dans l'histoire
  "Les individus historiques sont ceux qui ont dit les premiers ce que les hommes veulent. Il est difficile de savoir ce qu'on veut. On peut certes vouloir ceci ou cela, mais on reste dans le négatif et le mécontentement : la conscience de l'affirmatif peut fort bien faire défaut. Mais les grands hommes savent aussi que ce qu'ils veulent est l'affirmatif. C'est leur propre satisfaction qu'ils cherchent : ils n'agissent pas pour satisfaire les autres. S'ils voulaient satisfaire les autres, ils eussent eu beaucoup à faire parce que les autres ne savent pas ce que veut l'époque et ce qu'ils veulent eux-mêmes. Il serait vain de résister à ces personnalités historiques parce qu'elles sont irrésistiblement poussées à accomplir leur oeuvre. Il appert par la suite qu'ils ont eu raison, et que les autres, même s'ils ne croyaient pas que c'était bien ce qu'ils voulaient, s'y attachent et laissent faire. Car l'oeuvre du grand homme exerce en eux et sur eux un pouvoir auquel ils ne peuvent pas résister, même s'ils le considèrent comme un pouvoir extérieur et étranger, même s'il va à l'encontre de ce qu'ils croient être leur volonté. Car l'Esprit en marche vers une nouvelle forme est l'âme interne de tous les individus ; il est leur intériorité inconsciente, que les grands hommes porteront à la conscience. Leur oeuvre est donc ce que visait la véritable volonté des autres ; c'est pourquoi elle exerce sur eux un pouvoir qu'ils acceptent malgré les réticences de leur volonté consciente : s'ils suivent ces conducteurs d'âmes, c'est parce qu'ils y sentent la puissance irrésistible de leur propre esprit intérieur venant à leur rencontre.
  Si, allant plus loin, nous jetons un regard sur la destinée de ces individus historiques, nous voyons qu'ils ont eu le bonheur d'être les agents d'un but qui constitue une étape dans la marche progressive de l'Esprit universel."

 

 
Hegel, La Raison dans l'histoire, 1830, trad. K. Papaioannou, Chap. II, 2 ("Les moyens de la réalisation"), coll. 10/18, p. 123.
 
 "Ce sont les individus relevant de l'histoire mondiale qui ont, les premiers, dit aux hommes ce que veulent ceux-ci. Savoir ce que l'on veut, c'est difficile ; on peut en fait vouloir quelque chose tout en restant pris dans le point de vue négatif, tout en n'étant pas satisfait ; la conscience de ce qu'il y a d'affirmatif peut très bien faire défaut. Au contraire, les individus qu'on vient d'évoquer surent aussi que cela même qu'ils voulaient était ce qu'il y avait d'affirmatif. C'est eux-mêmes que ces individus satisfont tout d'abord ; ils n'agissent pas du tout pour donner satisfaction à d'autres. S'ils avaient eu un tel vouloir, ils auraient eu beaucoup à faire ; car les autres ne savent pas ce que veut [leur] temps, pas ce qu'eux-mêmes veulent. Mais résister à de tels individus qui appartiennent à l'histoire mondiale, c'est une entreprise marquée d'impuissance. Ils sont poussés de façon irrésistible à accomplir leur œuvre. C'est cela qui est bien, et les autres, même s'ils n'ont pas eu l'idée que c'est cela même qu'ils voulaient, y sont attachés, ils le font leur ; il y a là en eux une puissance qui dispose d'eux-mêmes, quoiqu'elle leur apparaisse comme une puissance étrangère et extérieure et qu'elle aille à l'encontre de la conscience de ce qu'ils croient être leur volonté. Car l'esprit qui s'est avancé plus loin est l'âme intérieure de tous les individus, mais l'intériorité inconsciente, dont les grands hommes leur font prendre conscience. C'est bien cela qu'eux-mêmes veulent vraiment et qui, par conséquent, exerce sur eux une puissance à laquelle ils se rendent, même en contredisant leur vouloir conscient; c'est pourquoi ils suivent ces meneurs d'âmes, car ils sentent la puissance irrésistible de leur propre esprit intérieur qui vient au-devant d'eux."
 
Hegel, Die Vernunft in der Geschichte [La raison dans l'histoire], VG, éd. Hoffmeister, Hambourg, F. Meiner, 1955, p. 99, traduction originale par Bernard Bourgeois, in Hegel, Ellipses, coll. Philo-philosophes, 1998, p. 42.

 
  "Ces grands hommes semblent obéir uniquement à leur passion, à leur caprice. Mais ce qu'ils veulent est l'universel. [...] C'est la psychologie des maîtres d'école qui sépare ces deux aspects. Ayant réduit la passion à une manie, elle rend suspecte la morale de ces hommes ; ensuite, elle tient les conséquences de leurs actes pour leurs vrais motifs et leurs actes mêmes pour des moyens au service de ces buts : leurs actions s'expliquent par la manie des grandeurs ou la manie des conquêtes. Ainsi par exemple l'aspiration d'Alexandre est réduite à la manie de conquête, donc à quelque chose de subjectif qui n'est pas le Bien. Cette réflexion dite psychologique explique par le fond du coeur toutes les actions et leur donne une forme subjective. De ce point de vue, les protagonistes de l'histoire auraient tout fait, poussés par une passion grande ou petite ou par une manie, et ne méritent donc pas d'être considérés comme des hommes moraux. Alexandre de Macédoine a conquis une partie de la Grèce, puis l'Asie; il a donc été un obsédé de conquêtes. Il a agi par manie de conquêtes, par manie de gloire, et la preuve en est qu'il s'est couvert de gloire. Quel maître d'école n'a pas démontré d'avance qu'Alexandre le Grand, Jules César et les hommes de la même espèce ont tous été poussés par de telles passions et que, par conséquent, ils ont été des hommes immoraux ? D'où il suit aussitôt que lui, le maître d'école, vaut mieux que ces gens-là, car il n'a pas de ces passions et en donne comme preuve qu'il n'a pas conquis l'Asie, ni vaincu Darius et Porus, mais qu'il est un homme qui vit bien et a laissé également les autres vivre."
 
 
Hegel, La Raison dans l'Histoire, 1830, trad. K. Papaioannou, chap. 2, éd. 10 / 18, p. 125-127.

 
   "6. - Enfin, sixième point, essentiel à mes yeux : l'importance des plus réduite qu'ont, selon moi, les prétendus grands hommes dans les événements historiques.
 L'étude d'une époque aussi tragique, aussi riche en événements formidables et si proche de nous, dont les traditions sont encore vivantes, m'a convaincu jusqu'à l'évidence que les causes des événements historiques ne sont pas accessibles à notre intelligence. Dire (ce qui paraît très simple) que les causes des événements de 1812 résident dans l'esprit de conquête de Napoléon et dans la fermeté patriotique de l'empereur Alexandre est aussi dénué de sens que de dire que la chute de l'empire romain est due à la décision qu'a prise tel chef barbare de conduire ses armées vers l'Occident, ou à ce que tel empereur romain gouvernait mal l'État, ou encore qu'une montagne minée s'est écroulée à cause du dernier coup de pioche du dernier ouvrier.
 Un événement où des millions d'individus se sont entretués, qui a entraîné la mort de cinq cent mille d'entre eux, ne peut avoir pour cause la volonté d'un seul homme; de même qu'un homme ne peut seul faire s'écrouler une montagne, il ne peut obliger cinq cent mille hommes à mourir. Mais alors, quelles sont les causes ? D'après certains historiens, ce serait l'esprit de conquête des Français, le patriotisme de la Russie. D'autres parlent des idées démocratiques que les armées de Napoléon apportaient avec elles et de la nécessité pour la Russie de resserrer ses liens avec l'Europe, etc. Mais comment donc se fait-il que des millions de gens se sont entretués ? Qui leur en a donné l'ordre ? Chacun voit clairement, semble-t-il, qu'il ne pouvait en résulte,- aucun bien pour personne, mais que tous devaient s'en trouver plus mal. Pourquoi donc l'ont-ils fait ? On peut avancer et on avance quantité d'explications des causes de cet événement absurde ; mais la multiplicité des causes qu'on invoque, qui toutes convergent vers un même but, prouve simplement qu'elles sont innombrables et qu'aucune d'elles ne peut être dite la cause.
Pourquoi des millions d'hommes se sont-ils entretués alors que depuis la création du monde nul n'ignore que c'est mal agir tant du point de vue physique que moral ?
 Parce que cela devait inévitablement se produire, parce qu'en agissant ainsi ces hommes accomplissaient celle loi élémentaire, zoologique, à laquelle obéissent les abeilles en s'entretuant à l'automne et les mâles des animaux qui se battent entre eux au printemps. On ne peut donner d'autre réponse à celle terrible question.
 
Léon Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Appendice, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 1447-48.

 

 "Nombre d'historiens expliquent que la bataille de Borodino n'a pas été gagnée par les Français parce que Napoléon était enrhumé ; s'il n'avait pas eu un rhume de cerveau, ses dispositions avant et au cours de la bataille eussent été encore plus géniales et la Russie eût été perdue et la face du monde eût été changée. Pour les historiens qui admettent que la Russie s'est constituée par la volonté d'un seul homme, Pierre le Grand, que de République la France s'est transformée en Empire et que les armées françaises sont entrées en Russie par la volonté d'un seul homme, Napoléon, le raisonnement selon lequel la Russie est demeurée puissante parce que Napoléon avait un fort rhume, ce raisonnement est d'une logique inattaquable.
 S'il dépendait de la volonté de Napoléon de livrer ou de ne pas livrer la bataille de Borodino et s'il dépendait de sa volonté de prescrire telle on telle disposition, il est évident que le rhume qui eut une influence sur les manifestations de sa volonté pouvait être la cause du salut de la Russie et qu'en conséquence le valet de chambre, qui oublia de présenter à Napoléon le 24 des bottes imperméables, fut le sauveur de la Russie. Si l'on s'engage dans une telle voie, cette conclusion est incontestable, aussi incontestable que l'affirmation de Voltaire qui dit en plaisantant (sans savoir lui-même ce qu'il raillait) que la Saint-Barthélemy fut due à une indigestion de Charles IX. Mais pour ceux qui n'admettent pas que la Russie se soit constituée par la volonté d'un seul homme, Pierre 1er,et que l'empire français se soit formé et que la guerre avec la Russie ait été déclenchée par la volonté d'un seul homme, Napoléon, pour ceux-là, un tel raisonnement est non seulement faux, absurde, mais contraire à la nature humaine. A la question : quelle est la cause des événements historiques ? il est une autre réponse qui dit que le déroulement des événements de ce monde est prédéterminé d'En-Haut, qu'il dépend de la coïncidence des volontés libres de tous ceux qui prennent part à ces événements et que l'influence des Napoléon sur leur marche n'est qu'apparente et fictive.
 Si étrange que paraisse au premier abord l'assertion que la Saint-Barthélemy ordonnée par Charles IX n'a pas été le fait de sa volonté, mais qu'il crut seulement l'avoir ordonnée et que le massacre de quatre-vingt mille hommes à Borodino n'a pas été le fait de la volonté de Napoléon (qui cependant donna le signal et régla la marche de la bataille), mais qu'il s'imaginait seulement l'avoir ordonné, si étrange que paraisse une telle assertion, la dignité humaine qui me dit que chacun de nous, s'il n'est pas plus n'est certainement pas moins un homme que le grand Napoléon, m'oblige à admettre cette solution de la question, que confirment abondamment les recherches historiques.
 À la bataille de Borodino, Napoléon ne tira sur personne et ne tua personne. Ce sont les soldats qui firent cela. Ce n'est donc pas Napoléon qui a tué des gens.
 Les soldats de l'armée française allaient tuer des soldats russes à Borodino, non pas parce qu'on le leur avait ordonné, mais de leur plein gré. Toute l'armée - Français, Italiens, Allemands, Polonais, affamés, déguenillés, épuisés, - sentait, en face de l'armée qui lui barrait la route de Moscou, que le vin est tiré et qu'il faut le boire. Si Napoléon leur avait maintenant interdit de se battre contre les Russes, ils l'auraient tué et seraient allés se battre contre les Russes, parce que cela leur était indispensable.
 Quand ils écoutèrent l'ordre du jour de Napoléon qui leur promettait, en dédommagement des blessures et de la mort, que les générations futures diraient d'eux qu'ils avaient été eux aussi de la bataille sous les murs de Moscou, ils crièrent « Vive l'empereur ! » exactement comme ils criaient « Vive l'empereur ! » devant l'image du petit garçon qui perçait le globe terrestre avec une baguette de bilboquet, comme ils auraient crié « Vive l'empereur ! » à n'importe quelle ineptie qu'on leur eût dite. Il ne leur restait rien à faire qu'à crier « Vive l'empereur !» et à aller se battre pour trouver à Moscou la nourriture et le repos des vainqueurs. Ce n'est donc pas en vertu de l'ordre de Napoléon qu'ils tuaient leurs semblables.
 Et ce n'est pas Napoléon qui dirigeait le déroulement de la bataille, car aucune des prescriptions de son dispositif ne fut exécutée et il ignorait pendant la bataille ce qui se passait devant lui. En conséquence, ces centaines de milliers d'hommes s'entretuaient à leur façon, pas comme le voulait Napoléon mais indépendamment de sa volonté, comme ils le voulaient eux-mêmes. Mais IL SEMBLAIT à Napoléon que tout se faisait conformément à sa volonté. Aussi la question de savoir si Napoléon eut ou non un rhume n'a pas plus d'intérêt pour l'histoire que le rhume du dernier de ses soldats du train.
 Le rhume de Napoléon eut d'autant moins d'importance en cette journée du 26 août que les historiens qui avancent qu'à cause de ce rhume son ordre de bataille et les dispositions qu'il prit au cours du combat ont été moins bons que dans les batailles précédentes, se trompent complètement.
 Le dispositif que nous avons cité n'était pas plus mauvais, il était supérieur même aux dispositifs avec lesquels on avait obtenu tant de victoires. Les prétendus ordres donnés au cours de la bataille, eux non plus, n'étaient pas plus mauvais qu'à l'ordinaire, ils étaient semblables à ceux de toujours. Mais ces dispositifs et ces ordres paraissent moins bons uniquement parce que la bataille de Borodino fut la première que Napoléon ne gagna pas. Les dispositifs et les ordres les mieux combinés, les plus profondément médités, semblent très mauvais et n'importe quel savant tacticien les critique d'un air entendu quand ils n'ont pas donné la victoire ; et les pires dispositifs, les mesures les plus contestables paraissent excellents, et des gens sérieux consacrent des volumes à prouver leurs mérites, quand le gain de la bataille s'en est suivi.
 Le dispositif de Weirother à Austerlitz était un modèle de perfection parmi les travaux de ce genre ; on l'a cependant condamné en raison précisément de sa perfection, de sa minutie.
 À la bataille de Borodino, Napoléon remplit son rôle de représentant de l'autorité aussi bien et mieux encore qu'au cours des batailles précédentes. Il ne fit rien qui fût nuisible à la marche des opérations, il accepta les suggestions raisonnables, il n'embrouilla pas les choses, ne se contredit pas, n'eut pas peur, ne s'enfuit pas du champ de bataille, mais avec son grand tact et son expérience de la guerre il remplit calmement et dignement son personnage fictif de chef suprême."
 
Léon Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Tome troisième, Deuxième partie, Chapitre 28, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 921-924.

 

    "Les personnages appelés à figurer sur la scène de l'histoire (l'histoire comme on l'entend d'ordinaire et comme on doit le plus souvent l'entendre), monarques, tribuns, législateurs, guerriers, diplomates, ont bien le rôle actif, interviennent bien à titre de causes efficientes dans la détermination de chaque événement pris à part. Ils gagnent ou perdent les batailles, ils fomentent ou répriment les révoltes, ils rédigent les lois et les traités, ils fabriquent et votent les constitutions. Et comme ils arrivent eux-mêmes sur la scène à la suite des combinaisons de la politique, il semble d'abord que la politique engendre et mène tout le reste. Cependant, l'histoire politique est de toutes les parties de l'histoire celle où il entre visiblement le plus de fortuit, d'accidentel, et d'imprévu : de sorte que pour le philosophe "qui méprise le fait", qui ne se soucie guère de l'accidentel et du fortuit, si brillant que soit le météore, si retentissante que soit l'explosion, l'histoire tout entière courrait le risque d'être frappée du même dédain que les caprices de la politique, s'il n'y avait pas plus d'apparence que de réalité dans cette conduite de l'histoire par la politique, comme par une roue maîtresse, et s'il ne fallait distinguer entre le caprice humain, cause des événements, et la raison des événements qui finit par prévaloir sur les caprices de la fortune et des hommes."

Antoine-Augustin Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes, 1872, Livre 1er, Prolégomènes, Chapitre 1er : De l'étiologie historique et de la philosophie de l'histoire.

 

  "Ce qu'il y a de décisif dans l'histoire d'un peuple, c'est l'homme moyen. Le ton du corps national dépend de ce qu'il sera. Je ne veux pas nier ainsi, loin de là, l'intervention puissante, dans les destins d'un peuple, des individus éminents, des figures d'excellence. Sans eux, il n'y aurait rien qui vaille la peine. Seulement, quelles que soient leur excellence et leur perfection, ils n'agiront historiquement que dans la mesure où leur exemple et leur influence imprégneront l'homme moyen. Que faire ! L'Histoire est, sans rémission, le règne de la médiocrité. L'Humanité n'a de majuscule que sa lettre initiale dont nous la décorons typographiquement. Les plus grands génies se brisent contre la force illimitée du commun. La planète est, semble-t-il, fabriquée pour que règne toujours l'homme moyen. Aussi l'important est-il que le niveau moyen soit le plus élevé possible. Ce qui donne de la grandeur aux peuples, ce n'est pas d'abord leurs grands hommes, mais la hauteur de l'innombrable médiocrité. Il est évident, à mon avis, que le niveau moyen ne s'élèvera jamais sans l'existence d'exemples supérieurs, de modèles qui tirent vers le haut les foules inertes. L'intervention des grands hommes n'est donc que secondaire et indirecte. Ils ne sont pas la réalité historique, et un peuple peut posséder des individus géniaux, sans que pourtant la nation ait historiquement plus de valeur. C'est ce qui arrive à chaque fois que la masse est indocile à ces exemples, ne les suit pas, ne se perfectionne pas.
  Il est curieux que les historiens, il y a encore peu, se soient occupés exclusivement de l'extraordinaire, des faits surprenants, et n'aient pas remarqué que tout cela ne possède qu'une valeur anecdotique ou, au mieux, partielle, et que la réalité, en histoire, c'est précisément le quotidien, l'océan immensément vaste où est noyé tout phénomène insolite et éminent."

 

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, 1926, tr. C. Pierre, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2004, p. 148-149.


  "Questions que se pose un ouvrier qui lit

Qui a construit Thèbes aux sept portes ?
Dans les livres, on donne les noms des Rois.

Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ?
Babylone, plusieurs fois détruite,
Qui tant de fois l'a reconstruite ? Dans quelles maisons
De Lima la dorée logèrent les ouvriers du bâtiment ?
Quand la Muraille de Chine fut terminée,
Où allèrent ce soir-là les maçons ?  Rome la grande
Est pleine d'arcs de triomphe. Qui les érigea ? De qui
Les Césars ont-ils triomphé ? Byzance la tant chantée.
N'avait-elle que des palais
Pour les habitants ? Même en la légendaire Atlantide
Hurlant dans cette nuit où la mer l'engloutit,
Ceux qui se noyaient voulaient leurs esclaves.
Le jeune Alexandre conquit les Indes.
Tout seul ?
César vainquit les Gaulois.
N'avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier ?
Quand sa flotte fut coulée, Philippe d'Espagne
Pleura. Personne d'autre ne pleurait ?
Frédéric II gagna la Guerre de sept ans.
Qui, à part lui, était gagnant ?
À chaque page une victoire.
Qui cuisinait les festins ?
Tous les dix ans un grand homme.
Les frais, qui les payait ?
Autant de récits,
Autant de questions."

 

Bertolt Brecht, "Questions que se pose un ouvrier qui lit", 1935.


 

  "On discute bien souvent aujourd'hui pour savoir si l'Histoire est l'œuvre de quelques grands hommes isolés ou si tous les hommes sont interchangeables, la personnalité de l'individu ne jouant aucun rôle dans le cours de l'Histoire. Mais le débat entre ces deux extrêmes se déroule pratiquement à vide. Il y manque au plus haut degré l'unique élément susceptible de donner une tenue aux discussions qui concernent les hommes et leurs comportements : le contact permanent avec l'expérience. À aucune des deux thèses telles qu'elles sont présentées on ne peut répondre par un simple « oui » ou un simple « non ». Même pour les hommes que nous avons coutume de considérer comme les plus illustres personnages historiques, d'autres hommes avec leurs produits, leurs actes, leurs pensées et leur langage ont constitué le « médium » dans lequel, sur lequel et à partir duquel ils agissaient. Le mode spécifique de leur coexistence avec d'autres êtres a donné et donne toujours à l'action des personnages de cette dimension, comme à celle de tous les autres hommes, un certain espace en même temps qu'ils lui fixent certaines limites. Certes l'action d'un individu unique sur les autres, son importance pour les autres peuvent être particulièrement grandes - mais les lois propres à la constellation humaine au sein de laquelle il agit sont et demeurent incomparablement plus puissantes que lui. La foi en un pouvoir illimité de quelques individus uniques sur le cours de l'histoire de l'humanité est une utopie.

  Mais la conviction inverse, selon laquelle tous les hommes seraient équivalents dans le cours de l'Histoire, les individus étant interchangeables et chacun ne représentant jamais que le véhicule passif d'une machine sociale, n'est pas moins éloignée de la réalité. L'observation la plus élémentaire suffit à constater que tous les individus n'ont pas la même importance pour le cours de l'événement, que la personnalité individuelle et la décision personnelle exercent dans certaines situations, pour des individus occupant certaines positions sociales, une influence considérable sur la marche des événements historiques. La marge de décision individuelle est toujours limitée, mais elle varie beaucoup, dans sa nature et dans ses proportions, en fonction des instruments de pouvoir dont dispose l'individu."

 

Norbert Elias, "La société des individus", 1939, in La Société des individus, tr. fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 95-96.


 
  "C'est d'abord l'homme d'action, le meneur d'hommes, qui atteste que le temps n'est pas seulement vécu, mais, si l'on peut dire, agi. Le meneur d'hommes, déclare Toynbee, est celui qui conjoint l'initiative et l'occasion. L'occasion, ce peut être la crise qui appelle l'intervention décisive d'un chef charismatique ; ce peut être aussi la lente fermentation d'une époque, qui permet ultérieurement à l'historien de dire que « les temps étaient mûrs » pour une initiative historique. Le « grand homme » – chef militaire ou chef spirituel – est celui qui sait discerner le noeud de la crise, l'attente d'une époque ; mais c'est aussi celui qui se rend capable de saisir l'occasion. Les occasions manquées, les initiatives intempestives, les défaillances du héros refusant de jouer son rôle constituent autant de témoignages négatifs concernant cette structure de l'occasion."
 
Paul Ricoeur, "Introduction", Le Temps et les Philosophies, Payot-Unesco, 1978, p. 24.
 

Date de création : 03/09/2006 @ 14:47
Dernière modification : 15/04/2024 @ 16:00
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