"Les événements de l'histoire ont tout ce qu'il faut pour être transfigurés en mythologie. Ils sont proches de nous, ils sont humains : nous sommes inévitablement tentés de les attribuer à la volonté claire et résolue de quelques personnages, individus ou groupes, qui deviennent angéliques, ou monstrueux en raison même du bien et du mal démesurés qu'ils sont censés répandre. La plupart des hommes du XXe siècle ne savent pas comment expliquer les phénomènes qui auraient été naguère considérés comme miraculeux, le vol du plus lourd que l'air, la transmission à distance du son et de l'image, mais ils savent que ces phénomènes s'expliquent rationnellement. L'électricité n'est une fée que pour les enfants. Le capitalisme, le communisme, Wall Street sont des démons pour des millions de grandes personnes. L'histoire incite à la mythologie par sa structure même, par le contraste entre l'intelligibilité partielle et le mystère du tout, entre le rôle évident des volontés humaines et les démentis non moins évidents que les événements leur infligent, par l'hésitation du spectateur entre l'indignation, comme si nous étions tous chacun responsables de ce qui se passe, et l'horreur passive, comme si nous étions en présence d'une fatalité inhumaine."
Raymond Aron, Préface au Savant et au politique de Max Weber, 1959, coll. 10/18, p. 28.