"Lorsque le tumulte fut calmé et qu'il se fut écoulé cinq jours, ceux qui s'étaient soulevés contre les mages délibérèrent sur l'ensemble de la situation ; et des discours furent tenus que certains des Grecs trouvent incroyables, mais qui furent tenus cependant. Otanès engageait à remettre à la disposition de tous les Perses la direction des affaires ; il disait : « Mon avis est qu'un seul homme n'ait plus sur nous d'autorité monarchique ; car cela n'est ni agréable ni bon. Vous avez vu en effet à quel point s'est porté l'insolent orgueil de Cambyse, et vous avez pour votre part éprouvé aussi celui du mage. Comment la monarchie serait-elle chose bien ordonnée, quand il lui est loisible, sans avoir de comptes à rendre, de faire ce qu'elle veut ? Le meilleur homme du monde, investi de cette autorité, serait en effet mis par elle hors de ses pensées accoutumées. La prospérité dont il jouit fait naître en lui l'insolence orgueilleuse ; et l'envie est innée chez l'homme de tout temps. Ayant ces deux vices, le monarque a en lui toute méchanceté : l'orgueil fait que, gorgé, il commet beaucoup d'actes follement criminels ; l'envie de même. En vérité, le tyran, mieux qu'un autre, devrait ignorer l'envie, puisqu'il possède tous les biens ; mais c'est tout le contraire qu'exprime son attitude envers les citoyens : il envie les meilleurs tant qu'ils vivent et sont de ce monde ; il est bien avec la pire partie de la population, il est très fort pour accueillir les calomnies. Rien de plus inconséquent : si vous l'admirez modérément, il vous en veut de ne pas le beaucoup courtiser ; le courtise-t-on beaucoup, il vous en veut comme à un vil flatteur. Et je vais dire ce qu'il y a de plus grave : il bouleverse les coutumes des ancêtres, il fait violence aux femmes, il met à mort sans jugement. Au contraire, le gouvernement du peuple, tout d'abord, porte le plus beau de tous les noms : isonomie. Puis, il ne s'y fait rien de ce que fait le monarque : on y obtient les magistratures par le sort, on y rend compte de l'autorité qu'on exerce, toutes les délibérations y sont soumises au public. J'opine donc pour que nous renoncions à la monarchie et que nous élevions le peuple au pouvoir ; car c'est dans le nombre que tout réside.»
Telle était l’opinion que présenta Otanès. Mais Mégabyze voulait que l'on confiât les affaires à une oligarchie ; il disait : « Ce qu'a dit Otanès conseillant d'abolir le régime tyrannique, tenez-le pour dit par moi aussi ; mais, quand il vous pressait de déférer au peuple le pouvoir, il s'est écarté de l'avis le plus sage. Car il n'est rien de plus insolent qu'une multitude bonne à rien. Et, à coup sûr, échapper à l'insolence d'un tyran pour choir dans celle d'une populace effrénée est chose qu'on ne saurait aucunement tolérer. L'un, s'il fait quelque chose, le fait en connaissance de cause ; l'autre n'est pas même capable de cette connaissance. Comment en effet l'aurait-elle, n'ayant pas reçu d'instruction ni rien vu de bien par elle-même, bousculant les affaires où elle se jette sans réflexion, pareille à un fleuve torrentueux ? Que ceux qui veulent du mal aux Perses, que ceux-là donc usent de la démocratie ; mais nous, choisissons un groupe d'hommes parmi les meilleurs, et investissons les du pouvoir ; car, certes, nous serons nous-mêmes de leur nombre, et il est dans l'ordre de la vraisemblance que les hommes les meilleurs prennent les meilleures décisions. » Telle était l'opinion que présenta Mégabyze.
Le troisième, Darius exposa son avis, en ces termes : « Pour moi, ce qu'a dit Mégabyze concernant le régime populaire me paraît avoir été bien dit, mais non pas ce qui concernait l'oligarchie. Des trois régimes qui s'offrent à nous, tous les trois étant par hypothèse aussi bons que possible, démocratie aussi bonne que possible, oligarchie de même et régime monarchique, j'affirme que ce dernier l'emporte de beaucoup. Rien ne saurait se montrer préférable à un gouvernant unique, s'il est le meilleur ; ayant des pensées à sa mesure, il peut exercer sur le peuple une tutelle irrépréhensible ; et c'est avec lui que peuvent le mieux être tenues secrètes les décisions qui visent les ennemis. Dans l'oligarchie, entre plusieurs hommes qui déploient leur mérite pour l'intérêt commun, l'habitude est qu'il naisse de violentes inimitiés personnelles ; car, chacun voulant être le chef et faire triompher ses opinions, ils en viennent à se détester fortement les uns les autres ; des inimitiés naissent les discordes, des discordes les meurtres, et les meurtres aboutissent à la monarchie ; ce qui montre combien ce dernier régime est le meilleur. Lorsque c'est au contraire le peuple qui a le pouvoir, il est inévitable que la méchanceté se développe ; or, quand la méchanceté se développe dans le domaine des choses publiques, ce ne sont pas des inimitiés qui naissent entre les méchants, mais de violentes amitiés ; car ceux qui mettent l'état à mal le font en complotant entre eux. Il en est ainsi jusqu'au moment où un homme, s'étant fait le protecteur du peuple, met fin à leurs agissements ; cet homme, en conséquence, est admiré par le peuple ; et, admiré, il est proclamé monarque ; en quoi son cas aussi prouve que la monarchie est ce qu'il y a de mieux. Et, pour tout dire en un mot, d'où nous est venue la liberté ? Qui nous l'a donnée ? Est-ce le peuple, l'oligarchie, ou bien la monarchie ? Je suis donc d'avis que, libérés grâce à un seul homme, nous conservions le gouvernement d'un seul ; et, indépendamment de cela, que nous ne renversions pas les institutions de nos pères quand elles sont solides ; il n'y aurait pas avantage."
Hérodote, Histoires, 3, 80-82, tr. fr. adaptée de Philippe Legrand.
"Il faut d'abord établir en vue de quoi la cité est constituée, et combien il y a de sortes de pouvoir concernant l'homme et la communauté dans laquelle il vit. Nous avons dit, dans nos premiers exposés traitant de l'administration familiale et du pouvoir du maître, entre autres choses qu'un homme est par nature un animal politique. C'est pourquoi, même quand ils n'ont pas besoin de l'aide des autres, les hommes n'en ont pas moins tendance à vivre ensemble. Néanmoins l'avantage commun lui aussi les réunit dans la mesure où cette union procure à chacun d'eux une part de vie heureuse. Tel est assurément le but qu'ils ont avant tout ; tous ensemble comme séparément. Mais ils se rassemblent et ils perpétuent la communauté politique aussi dans le<seul> but de vivre. Peut-être, en effet, y a-t-il une part de bonheur dans le seul fait de vivre si c'est d'une vie point trop accablée de peines. Il est d'ailleurs évident que la plupart des hommes supportent beaucoup de souffrances tant ils sont attachés à la vie, comme si celle-ci avait en elle-même une joie et une douceur naturelles.
Mais il est assurément aisé de distinguer les sortes de pouvoir dont nous venons de parler, et nous avons souvent apporté des précisions sur ce point dans nos traités de vulgarisation. Le pouvoir du maître, bien qu'il y ait en vérité un avantage commun à l'esclave par nature et au maître par nature, ne s'exerce pas moins à l'avantage du maître, et « seulement » par accident à celui de l'esclave ; si, en effet, l'esclave disparaît il est impossible que le pouvoir du maître subsiste. Mais le pouvoir que l'on a sur ses enfants, sa femme et toute sa maison, et que nous appelons pour cela familial, s'exerce sans nul doute au profit de ceux qui lui sont soumis ou en vue de quelque « bien » commun aux deux « parties », mais essentiellement « au profit » de ceux qui y sont soumis, comme nous le voyons dans les autres arts comme la médecine et la gymnastique : c'est par accident qu'ils « visent l'avantage propre» de ceux qui « les exercent ». Car rien n'empêche le pédotribe d'être parfois aussi l'un des gymnastes, tout comme le pilote est toujours l'un des marins. Et certes, le pédotribe ou le pilote ont en vue le bien des gens qu'ils dirigent, mais quand ils deviennent eux-mêmes l'un de ceux-ci, par accident ils partagent le bénéfice « de leur art » : l'un est marin et l'autre, tout en étant pédotribe, devient l'un des gymnastes.
C'est pourquoi pour les magistratures politiques aussi, quand la « constitution » est fondée sur l'égalité et sur la similitude des citoyens, ceux-ci trouvent juste de les exercer à tour de rôle ; en des temps plus anciens, comme il est naturel, ils trouvaient juste que chacun prenne à sa charge à son tour les fonctions publiques, et qu'un autre veille en retour sur son bien, tout comme il avait veillé aux intérêts de cet autre quand celui-ci était magistrat. Aujourd'hui, par contre, du fait des avantages que l'on retire des « biens » publics et du pouvoir, les gens veulent gouverner continuellement, comme si cela était toujours un gage de santé pour ceux qui gouvernent, si maladifs soient-ils. C'est peut-être cela qui fait qu'on n'a cessé de se ruer sur les magistratures.
Il est donc manifeste que toutes les constitutions qui visent l'avantage commun se trouvent être des formes droites selon le juste au sens absolu, celles, au contraire, qui ne visent que le seul intérêt des gouvernants sont défectueuses, c'est-à-dire qu'elles sont des déviations des constitutions droites. Elles sont, en effet, despotiques, or la cité est une communauté d'hommes libres."
Aristote, Les Politiques, Livre III, chap. 6, 1278 b15-1279 a20, tr. Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, GF, 1993, p. 226-228.
"Une fois ces points traités, ce sont les constitutions qui s’offrent ensuite à notre examen : combien elles sont et quelles elles sont, et d’abord celles qui sont droites. Les déviations, en effet, manifesteront d’elles-mêmes leur nature quand celles-ci auront été définies. Puisque constitution [politeia] et gouvernement [politeuma] signifient la même chose, et qu’un gouvernement c’est ce qui est souverain dans les cités, il est nécessaire que soit souverain soit un seul individu, soit un petit nombre, soit un grand nombre de gens. Quand cet individu, ce petit ou ce grand nombre gouvernent en vue de l’avantage commun, nécessairement ces constitutions sont droites, mais quand c’est en vue de l’avantage propre de cet individu, de ce petit ou de ce grand nombre, ce sont des déviations. Car ou bien il ne faut pas appeler citoyens ceux qui participent à la vie de la cité, ou bien il faut qu’ils en partagent les avantages.
Nous appelons d’ordinaire « royauté » celle des monarchies qui a en vue l’avantage commun ; parmi les constitutions donnant le pouvoir à un nombre de gens petit mais supérieur à un, nous en appelons une l’aristocratie soit parce que les meilleurs y ont le pouvoir, soit parce qu’on y gouverne pour le plus grand bien de la cité et de ceux qui en sont membres. Quand c’est la multitude qui détient le gouvernement en vue de l’avantage commun, la constitution est appelée du nom commun à toutes les constitutions, un « gouvernement constitutionnel ». Et c’est rationnel, car il peut arriver qu’un seul individu ou qu’un petit nombre se distingue par sa vertu, alors qu’il est vraiment difficile qu’un grand nombre de gens possèdent une vertu dans tous les domaines, avec comme exception principale la vertu guerrière : elle naît en effet dans la masse. C’est pourquoi dans cette dernière sorte de constitution c’est la classe guerrière qui est absolument souveraine et ce sont ceux qui détiennent les armes qui participent au pouvoir.
Les déviations des constitutions qu’on a indiquées sont : la tyrannie pour la royauté, l’oligarchie pour l’aristocratie, la démocratie pour le gouvernement constitutionnel. Car la tyrannie est une monarchie qui vise l’avantage du monarque, l’oligarchie celui des gens aisés, la démocratie vise l’avantage des gens modestes. Aucune de ces formes ne vise l’avantage commun."
Aristote, Les Politiques, Liv. III, chap. 7, 1278 b15-1279 a20, tr. Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, GF, 1993, p. 229-230.
"Il y a quatre espèces de gouvernement : la démocratie, l’oligarchie, l’aristocratie, la monarchie ; de sorte que l’autorité qui gouverne et celle qui prononce des jugements se composent toujours d’une partie ou de la totalité des citoyens.
La démocratie est le gouvernement dans lequel les fonctions sont distribuées par la voie du sort ; l’oligarchie, celui où l’autorité dépend de la fortune ; l’aristocratie, celui où elle dépend de l’éducation ; je parle ici de l’éducation réglée par la loi, car ce sont ceux qui ont constamment observé les lois à qui revient le pouvoir dans le gouvernement aristocratique ; or, c’est en eux que l’on doit voir les meilleurs citoyens, et c’est de là que cette forme de gouvernement a pris son nom. La monarchie, comme son nom l’indique aussi, est le gouvernement où un seul chef commande à tous. Il y a deux monarchies : la monarchie réglée, ou la royauté, et celle dont le pouvoir est illimité, ou la tyrannie.
On ne doit pas laisser ignorer la fin de chacune de ces formes gouvernementales, car on se détermine toujours en vue de la fin proposée. La fin de la démocratie, c’est la liberté ; celle de l’oligarchie, la richesse ; celle de l’aristocratie, la bonne éducation et les lois ; celle de la tyrannie, la conservation du pouvoir. II est donc évident qu’il faut distinguer les moeurs, les lois et les intérêts qui se rapportent à la fin de chacun de ces gouvernements, puisque la détermination à prendre sera prise en vue de cette fin."
Aristote, La Rhétorique, Livre premier, Chapitre VIII, Tr. fr. C.-E. Ruelle, Classiques de Poche, 1991, p. 126-127.
"Il y a trois espèces de constitutions et aussi un nombre égal de déviations, c'est-à-dire de corruptions auxquelles elles sont sujettes. Les constitutions sont la royauté, l'aristocratie et en troisième lieu celle qui est fondée sur le cens et qui, semble-t-il, peut recevoir le qualificatif approprié de timocratie, quoique en fait on a coutume de l'appeler la plupart du temps république. La meilleure de ces constitutions est la royauté, et la plus mauvaise la timocratie. La déviation de la royauté est la tyrannie. Toutes deux sont des monarchies, mais elles diffèrent du tout au tout : le tyran n'a en vue que son avantage personnel, tandis que le roi a en vue celui de ses sujets. En effet, n'est pas réellement roi celui qui ne se suffit pas à lui-même, c'est-à-dire ne possède pas la supériorité en toutes sortes de biens ; mais le roi tel que nous le supposons, n'ayant besoin de rien de plus qu'il n'a, n'aura pas en vue ses propres intérêts mais ceux de ses sujets, car le roi ne possédant pas ces caractères ne serait qu'un roi désigné par le sort. La tyrannie est tout le contraire de la royauté, car le tyran poursuit son bien propre. Et on aperçoit plus clairement dans le cas de la tyrannie qu'elle est la pire des déviations, le contraire de ce qu'il y a de mieux étant ce qu'il y a de plus mauvais.
De la royauté on passe à la tyrannie, car la tyrannie est une perversion de monarchie, et dès lors le mauvais roi devient tyran. De l'aristocratie on passe à l'oligarchie par le vice des gouvernants qui distribuent ce qui appartient à la cité sans tenir compte du mérite, et s'attribuent à eux-mêmes tous les biens ou la plupart d'entre eux, et réservent les magistratures toujours aux mêmes personnes, ne faisant cas que de la richesse : dès lors le gouvernement est aux mains d'un petit nombre d'hommes pervers au lieu d'appartenir aux plus capables. De la timocratie on passe à la démocratie : elles sont en effet limitrophes, puisque la timocratie a aussi pour idéal le règne de la majorité, et que sont égaux tous ceux qui répondent aux conditions du cens. La démocratie est la moins mauvaise < des gouvernements corrompus >, car elle n'est qu'une légère déviation de la forme du gouvernement républicain. — Telles sont donc les transformations auxquelles les constitutions sont surtout exposées (car ce sont là des changements minimes et qui se produisent le plus facilement)."
Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 12, 1160a31-1160b22, tr. fr. Jules Tricot, Vrin, 1990, p. 410-413.
"Tous les gouvernements qui ont pour but l'utilité commune des citoyens, sont bons et conformes à la justice, dans le sens propre et absolu ; mais tous ceux qui ne tendent qu'à l'avantage particulier des hommes qui gouvernent, sont dans une fausse route ; ce ne sont que des corruptions ou des déviations des bons gouvernements. Car leur autorité est despotique au lieu que la cité ou société civile est une association d'hommes libres.
À présent donc que ces notions sont bien déterminées, il nous reste à examiner combien il y a de formes diverses de gouvernement et quelles elles sont ; et d'abord ceux qui sont bons, car quand nous les aurons définis, il sera facile de reconnaître quels sont les gouvernements qui n'en sont que des dérivations et des corruptions. Or, puisque les mots république et gouvernement signifient la même chose, puisque le gouvernement est l'activité suprême dans les États, et que nécessairement cette autorité suprême doit être dans les mains d'un seul, ou de plusieurs ou de la multitude, il s'ensuit que lorsqu'un seul, ou plusieurs, ou la multitude usent de l'autorité conformément à l'utilité commune, il faut nécessairement que ces gouvernants soient bons ; mais que ceux qui n'usent du pouvoir que dans l'intérêt d'un seul, ou de plusieurs ou de la multitude, sont des déviations de ces bons gouvernements. Car il faut que l'on convienne, ou que ceux qui en sont membres ne sont pas des citoyens, ou qu'ils doivent participer à l'avantage général.
Entre les monarchies on donne communément le nom de royauté à celle qui a pour but l'intérêt général. Le gouvernement d'un petit nombre d'hommes ou de plusieurs et non d'un seul, s'appelle aristocratie, soit parce que l'autorité est entre les mains des meilleurs gens de bien, soit parce qu'ils en usent pour le plus grand bien de l'État et de tous les membres de la société. Enfin, lorsque la multitude gouverne dans le sens de l'intérêt général, on donne à cette forme de gouvernement le nom de république, qui est commun à toutes les autres formes. [...] Les gouvernements qui sont des déviations ou des dégénérations de ceux que nous venons de nommer sont : par rapport à la royauté, la tyrannie; par rapport à l'aristocratie, l'oligarchie; et par rapport à la république, la démocratie. En effet la tyrannie est une monarchie gouvernée dans l'intérêt du monarque; l'oligarchie est dirigée dans le seul intérêt des riches, et la démocratie dans le seul intérêt des pauvres; mais aucun de ces gouvernements ne s'occupe de l'utilité ou de l'avantage de la société tout entière".
Aristote, La Politique, livre III, chap. 6 et 7, in Aristote, Morale et Politique, trad. Thurot, Paris, 1881.
"[Scipion] En conséquence, parmi les trois types fondamentaux de constitutions, celui qui mérite, à mon avis, d'être de loin préféré aux autres, c'est la royauté. Mais à la royauté elle-même, on préférera un régime formé par le mélange harmonieusement équilibré des trois systèmes politiques de base. Je veux qu'il existe dans l'État un élément de prédominance royale, que l'on accorde aussi une part du pouvoir à l'influence des premiers citoyens, enfin que l'on réserve certaines questions au jugement et à la volonté de la formule. Les avantages de cette constitution, ce sont d'abord une certaine égalité des droits, dont les hommes libres pourraient difficilement se passer à la longue ; ensuite la stabilité : les régimes primitifs, en effet, versent aisément dans des vices exactement opposés à leur nature : un roi devient ainsi un tyran ; une aristocratie devient une faction ; un peuple n'est plus guère qu'une cohue, où tout est confondu ; d'autre part, les systèmes politiques eux-mêmes passent souvent à des régimes tout différents. C'est là un événement qui ne se produit guère dans l'unité harmonieuse de l'organisation politique mixte, sauf si les dirigeants commettent de graves fautes. Il n'y a pas de motif de révolution dans un État où chacun se sent solidement placé à son rang, sans courir le risque d'une brusque déchéance."
Cicéron, La République, Livre I, XLV, tr. fr. Esther Bréguet, Gallimard tel, p. 53.
"Il faut noter la différence qu'il y a entre un pouvoir transféré à un seul et celui qui est remis à une Assemblée assez nombreuse. Cette différence est très grande. En premier lieu en effet, la puissance d'un seul est bien incapable de suffire au maintien de tout l'État […]. On ne peut sans absurdité manifeste en dire autant d'une Assemblée, pourvu qu'elle soit assez nombreuse : qui dit en effet qu'une Assemblée est assez nombreuse, affirme par cela même que cette Assemblée est capable de maintenir l'État. Un roi, donc, a de conseillers un besoin absolu, une Assemblée n'en a aucunement besoin. De plus, les rois sont mortels, les Assemblées se perpétuent indéfiniment ; le pouvoir une fois transféré à une Assemblée ne fera donc jamais retour à la masse, cela n'est pas le cas dans une monarchie […]. En troisième lieu le pouvoir du roi n'existe souvent que de nom, à cause de son âge, de son état de maladie, de sa vieillesse ou pour d'autres causes, tandis que la puissance d'une Assemblée demeure constante. En quatrième lieu la volonté d'un homme est variable et incertaine et, pour cette raison, dans une monarchie, toute loi est bien une volonté exprimée du roi […] mais toute volonté du roi ne doit pas avoir force de loi ; on ne peut dire cela de la volonté d'une Assemblée suffisamment nombreuse. Puisque, en effet, l'Assemblée (nous venons de le montrer) n'a aucun besoin de conseillers, il faut nécessairement que toute volonté exprimée par elle ait force de loi. Nous concluons donc que le pouvoir conféré à une Assemblée assez nombreuse est absolu ou se rapproche beaucoup de cette condition. S'il existe un pouvoir absolu, ce ne peut être que celui que possède le peuple entier."
Spinoza, Traité politique, 1670, Chapitre VIII, § 3, GF, p. 72-73.
"Les hommes tâchent d'abord de se soustraire au commandement et ils désirent l'égalité ; c'est ce que font les plébéiens dans les républiques aristocratiques, lesquelles se changent enfin par là en républiques populaires. Ils s'efforcent ensuite de s'élever au-dessus de leurs égaux, et ils soumettent ainsi les républiques populaires à la volonté de quelques hommes puissants. Bientôt ils prétendent se mettre au-dessus des lois, et ils donnent naissance à l'anarchie ou aux républiques populaires effrénées, dont la tyrannie est la pire de toutes ; car, sous un tel régime, chaque homme audacieux et immoral est un odieux tyran. C'est alors que les peuples, éclairés par l'expérience, instruits par leurs propres malheurs et poussés par le désir d'y porter un remède salutaire, vont d'un commun accord se réfugier dans la monarchie, sous cette grande loi naturelle au moyen de laquelle Tacite justifie la monarchie romaine du temps d'Auguste : cuneta bellis civilibus fessa nomine principis sub Imperium ACCEPIT[1] [qui trouvant l'état fatigué de toutes les guerres civiles, accepta le pouvoir sous le nom de prince]".
Giambattista Vico, La science nouvelle, 1725, tr. fr. Christina Trivulzio Princesse de Belgiojoso, Gallimard, tel, 1993, p. 98-99.
[1] Tacite, Annales, Livre I.
"J'accepte de tout coeur la devise suivante : « Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins » et j'aimerais la voir suivie d'effet plus rapidement plus systématiquement. Exécutée, elle se résume à ceci, que je crois aussi : « Le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout » ; et quand les hommes y seront prêts, tel sera le genre de gouvernement qu'ils auront. Un gouvernement, au mieux, n'est qu'un expédient ; mais la plupart d'entre eux sont d'habitude, et tous les gouvernements sont quelquefois nuisibles. Les mêmes objections qu'on a opposées à une armée permanente - elles sont nombreuses et de poids et méritent de l'emporter - peuvent en dernier ressort être opposées à un gouvernement permanent. L'armée de métier n'est qu'un bras du gouvernement de métier. Ce dernier lui-même, qui n'est que le moyen choisi par un peuple pour exécuter sa volonté, est également susceptible d'être trompé et perverti avant que le peuple puisse agir par son truchement. […]
Mais pour parler pratiquement et en citoyen, à la différence de ceux qui se baptisent antigouvernementaux, je réclame, non une absence immédiate de gouvernement, mais immédiatement un meilleur gouvernement. Que chacun publie quel serait le genre de gouvernement qu'il respecterait et nous aurions déjà fait un pas vers sa réalisation."
Henry David Thoreau, La Désobéissance civile, 1849, Mille-et-une-nuits, p. 9-11.
"La cause des lois est le régime. Par conséquent, le thème principal de la philosophie politique est plutôt le régime que les lois. Le régime devient le thème principal de la pensée politique lorsque l'on s'est rendu compte du caractère dérivé ou contestable des lois. Il existe un bon nombre de termes bibliques qui peuvent être convenablement traduits par « loi » ; il n'y a pas d'équivalent biblique de « régime ».
Le régime est l'ordre, la forme, qui donne à la société son caractère. Le régime est par conséquent une manière de vivre spécifique. Le régime est la forme de la vie commune, la manière de vivre de la société et dans la société, dans la mesure où cette manière dépend de façon décisive de la prédominance d'êtres humains d'un certain type. Le régime signifie le tout, que nous avons l'habitude aujourd'hui de voir sous forme fragmentaire : le régime signifie simultanément la forme de vie d'une société, son style de vie, son goût moral, la forme de cette société, la forme de l'État, la forme du gouvernement, l'esprit de ses lois. Nous pouvons essayer de déterminer la pensée simple et unique qui s'exprime dans le mot de politeia de la manière suivante : la vie est une activité qui est orientée vers un but ; la vie sociale est une activité qui est orientée vers un but tel que seule la société peut le poursuivre ; mais, afin de poursuivre un but spécifique, comme le but global qui est le sien, la société doit être organisée, ordonnée, construite, constituée d'une manière conforme à ce but ; cela signifie en tout cas que les êtres humains disposant de l'autorité doivent être attachés à ce but.
Il existe une diversité de régimes. Chaque régime élève une prétention, explicite ou implicite, qui dépasse les frontières de n'importe quelle société donnée. Ces prétentions sont par conséquent en conflit les unes avec les autres. Il existe une diversité de régimes opposés les uns aux autres. Ainsi, ce sont les régimes eux-mêmes, et non pas une préoccupation quelconque de simples observateurs, qui nous forcent à nous demander lequel des régimes en conflit est le meilleur, et en dernière analyse, quel régime est le meilleur régime. La question principale de la philosophie politique classique est la question du meilleur régime.
Le devenir effectif du meilleur régime dépend de la réunion, de la coïncidence, de choses qui ont une tendance naturelle à s'éloigner les unes des autres (par exemple, de la coïncidence de la philosophie et du pouvoir politique) ; son devenir effectif dépend par conséquent du hasard. La nature humaine est esclave de tant de manières que c'est presque un miracle si un individu accomplit les plus grandes choses : que peut-on alors espérer de la société ! La manière d'être particulière du meilleur régime – à savoir, le fait qu'il manque d'effectivité tout en étant supérieur à tous les régimes effectifs – trouve sa raison ultime dans la nature double de l'homme, dans le fait que l'homme est l'être intermédiaire : intermédiaire entre les brutes et les dieux."
Léo Strauss, Qu'est-ce que la philosophie politique ?, 1959, PUF, trad. Sedeyn, 1992, p. 38-39.
"Pourquoi la démocratie est-elle considérée comme une bonne chose ? Parce qu'elle est de l'intérêt de certains, disait Marx. Parce que les grands principes sur lesquels elle repose dérivent tous do h notion de bon gouvernement et qu'en ce sens elle est une bonne chose, dirions-nous plutôt. Elle est en d'autres termes fondée sur des raisons solides. Et c'est parce qu'elle est fondée sur des raisons solides que nous ressentons sur le mode de l'évidence sa supériorité sur les régimes despotiques par exemple. On peut ici se contenter de rappeler les grandes lignes des théories classiques. Un bon gouvernement est celui qui réalise au mieux les intérêts des gouvernés, qui en tout cas se soucie davantage des intérêts des gouvernés que de ceux des gouvernants. La démocratie prévoit la réélection périodique des gouvernants. Pourquoi ces élections sont-elles une bonne chose ? Parce qu'elles réduisent le risque que les gouvernants ne soient plus attentifs à leurs intérêts qu'à ceux des gouvernés. Bien sûr, il arrive qu'aucun des candidats ne soit bien attirant. Le système ne garantit pas l'absence do corruption. Mais il en protège mieux que tout autre. Sans doute existe-t-il des despotes vertueux. Mais les garanties du citoyen sont plus aléatoires dans ce type de régime. La démocratie n'empêche pas que soient amenés au pouvoir des dirigeants qui se donneront pour fin de la détruire. Mais on n'imagine pas de protection absolue contre ce risque. La démocratie comporte d'autres principes, comme celui de la liberté d'expression et de l'indépendance de la justice. Chacun sait que les garanties qu'ils fournissent sont imparfaites. Rien n'assure en effet que les médiateurs ne choisiront pas d'attirer l'attention du public sur les idées et les « faits » gui leur conviennent plutôt que de l'informer de manière impartiale. Il peut donc s'installer une corruption à tous les niveaux. Le politique peut utiliser sa position pour s'enrichir ; le médiateur peut utiliser la sienne pour se faire une clientèle de politiques ou d'intellectuels, pour bloquer les idées qui lui paraissent dangereuses, ou pousser celles qui vont dans le sens de ses convictions. Mais ces phénomènes de corruption, normaux dans les régimes totalitaires, sont plus facilement percés à jour et combattus dans les régimes démocratiques. Les démocraties sont menacées par le risque de voir s'installer la tyrannie de divers groupes d'intérêt ; elles sont exposées à la tyrannie de la majorité ; mais elles peuvent plus facilement que d'autres régimes compter sur la résistance de l'individu : on ne peut y mentir à tous tout le temps ; l'imposture et la corruption peuvent s'y installer plus malaisément.
Si l'on analyse cet argumentaire, on constate qu'il repose tout entier sur quelques principes peu contestables, à savoir que la fonction des gouvernants est de servir non les intérêts des gouvernants eux-mêmes, mais ceux des gouvernés ; que la satisfaction des gouvernés est le but ultime de tout gouvernement. Il s'agit là d'axiomes que l'on peut qualifier d'analytiques. Ils ne font qu'expliciter la notion même de gouvernement. Ils définissent des finalités qui tiennent à la nature des choses. Une fois ces finalités posées, il s'agit de choisir les moyens les plus appropriés pour les réaliser : une presse libre, des magistrats indépendants, des élections périodiques, etc. Leur validité se déduit d'une part de l'énoncé des fins, d'autre part de propositions comme : « il serait dangereux de faire confiance de façon aveugle aux gouvernants » ; « les gouvernants traitent le fait d'être réélu comme un bien, celui de ne pas être réélu comme une sanction », etc. De cet ensemble de propositions on déduit par exemple : « dans un système où les gouvernants sont soumis à réélection, la corruption a moins de chance de s'établir de manière définitive », « dans un système où la presse est libre la corruption du politique est moins probable » ; « dans un système où les intellectuels ne dépendent pas du politique leur capacité de critique est mieux préservée » ; « dans un système où les magistrats sont indépendants du politique leur liberté de jugement est mieux protégée », etc."
Raymond Boudon, Le juste et le vrai. Études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance, 1995, Chapitre 8, Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2009, p. 334-336.