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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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Hors des sentiers battus
La perception est une construction

  "Il y a mille marques qui font juger qu'il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies, en sorte qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part; mais jointes à d'autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l'assemblage. C'est ainsi que l'accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d'un moulin ou à une chute d'eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu'il ne se passe encore quelque chose dans l'âme qui y réponde, à cause de l'harmonie de l'âme et du corps, mais ces impressions qui sont dans l'âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s'attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus occupants. Car toute attention demande de la mémoire, et souvent, quand nous ne sommes point admonestés, pour ainsi dire, et avertis de prendre garde à quelques-unes de nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans être remarquées. Mais si quelqu'un nous en avertit incontinent après et nous fait remarquer, par exemple, quelque bruit qu'on vient d'entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d'en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c'étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l'aperception ne venant dans ce cas que de l'avertissement après quelque intervalle, tout petit qu'il soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement ou du bruit de la mer, dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, c'est-à-dire dans ce mugissement même, et qu'il ne se remarquerait pas si cette vague, qui le fait, était seule. Car il faut qu'on soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelque petits qu'ils soient; autrement on n'aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. [...]

    La nature nous a montré dans le sommeil et dans les évanouissements, un échantillon qui nous doit faire juger que la mort n'est pas une cessation de toutes les fonctions, mais seulement une suspension de certaines fonctions plus remarquables. Et j'ai expliqué ailleurs un point important, lequel, n'ayant pas été assez considéré, a fait donner plus aisément les hommes dans l'opinion de la mortalité des âmes ; c'est qu'un grand nombre de petites perceptions égales et balancées entre elles, qui n'ont aucun relief ni rien de distinguant, ne sont point remarquées et on ne saurait s'en souvenir. Mais d'en vouloir conclure qu'alors l'âme est tout fait sans fonctions, c'est comme le vulgaire croit qu'il y a un vide ou rien là où il n'y a point de matière notable, et que la terre est sans mouvement parce que son mouvement n'a rien de remarquable, étant uniforme et sans secousses. Nous avons une infinité de petites perceptions et que nous ne saurions distinguer : un grand bruit étourdissant comme par exemple le murmure de tout un peuple assemblé est composé de tous les petits murmures de personnes particulières qu'on ne remarquerait pas à part mais dont on a pourtant un sentiment, autrement on ne sentirait point le tout. Ainsi quand l'animal est privé des organes capables de lui donner des perceptions assez distinguées, il ne s'ensuit point qu'il ne lui reste point de perceptions plus petites et plus uniformes, ni qu'il soit privé de tous organes et de toutes les perceptions. Les organes ne sont qu'enveloppés et réduits en petit volume, mais l'ordre de la nature demande que tout se redéveloppe et retourne un jour à un état remarquable."
 

Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain, 1703, préface.


 

    "Qu'il y ait, en un certain sens, des objets multiples, qu'un homme se distingue d'un autre homme, un arbre d'un arbre, une pierre d'une pierre, c'est incontestable, puisque chacun de ces êtres, chacune de ces choses a des propriétés caractéris­tiques et obéit à une loi déterminée d'évolution. Mais la séparation entre la chose et son entourage ne peut être abso­lument tranchée; on passe, par gradations insensibles, de l'une à l'autre; l'étroite solidarité qui lie tous les objets de l'univers matériel, la perpétuité de leurs actions et réactions réciproques, prouve assez qu'ils n'ont pas les limites précises que nous leur attribuons. Notre perception dessine, en quelque sorte, la forme de leur résidu; elle les termine au point où s'arrête notre action possible sur eux et où ils cessent, par conséquent, d'intéresser nos besoins. Telle est la première et la plus apparente opération de l'esprit qui perçoit; il trace des divisions dans la continuité de l'étendue, cédant simplement aux suggestions du besoin et aux nécessités de la vie pratique. Mais pour diviser ainsi le réel, nous devons nous persuader d'abord que le réel est arbitrai­rement divisible. Nous devons par conséquent tendre au dessous de la continuité des qualités sensibles, qui est l'éten­due concrète, un filet aux mailles indéfiniment déformables et indéfiniment décroissantes : ce substrat simplement conçu, ce schème tout idéal de la divisibilité arbitraire et indéfinie, est l'espace homogène."
 

Bergson, Matière et mémoire, 1896, P.U.F., p. 235.

 

    "On soutient communément que c'est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n'en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique, Non. Je touche successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet est cubique. Exercez-vous sur d'autres exemples, car cette analyse conduit fort loin, et il importe de bien assurer ses premiers pas. Au surplus, il est assez clair que je ne puis pas constater comme un fait donné à mes sens que ce dé cubique et dur est en même temps blanc de partout, et jamais les faces visibles ne sont colorées de même en même temps. Mais pourtant c'est un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches, Et je vois cette même chose que je touche, Platon, dans son Théétète, demandait par quel sens je connais l'union des perceptions des différents sens en un objet.
    Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces, On ne fera pas difficulté d'admettre que c'est là une opération d'entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires, et retenant l'ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement, l'idée qu'elles sont six, c'est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l'oeil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction d'entendement."

Alain, Les Passions et la Sagesse, 1925, Pléiade, p. 1076.


  "[…] ce que nous appelons le monde de notre perception n'est déjà plus quelque chose de simple, un donné qui va de soi dès le début. Ce monde n' « est » qu'à la condition d'être traversé, saisi, par certains actes théoriques fondamentaux qui l' « appréhendent » et le déterminent. Ce rapport fondamental apparaît peut-être avec le plus de clarté lorsqu'on part de l'intuition de notre monde de la perception, de la mise en forme spatiale. Les rapports de coexistence, de proximité, d'exclusion et de juxtaposition dans l'espace ne sont en aucune manière simplement donnés en même temps que les sensations pures, la « matière » sensible qui s'ordonne dans l'espace. Ces rapports sont un résultat extrêmement complexe, et entièrement indirect de la pensée expérimentale. Quand nous attribuons aux choses dans l'espace une grandeur, une situation et un éloignement, nous n'exprimons pas un simple donné de la sensation. Nous insérons au contraire les données sensibles dans un système cohérent de corrélations qui s'avère en dernière analyse n'être rien d'autre que la corrélation pure du jugement. Toute articulation de l'espace suppose une articulation dans le jugement. Toutes les différences de place, de grandeur et de distance ne peuvent être saisies et établies que si chacune des impressions sensibles est justiciable chaque fois d'un jugement et reçoit une signification différente. L'analyse critique du problème de l'espace comme l'analyse psychologique ont éclairé cet état de fait e tous les côtés et l'ont fixé dans ses traits essentiels. Qu'on choisisse de l'exprimer avec Helmholtz par le concept de « syllogismes inconscients », ou qu'on abandonne cette expression, qui recèle de fait certaines ambiguïtés et certains dangers, il reste dans tous les cas un résultat qui est commun à la théorie transcendantale et à la théorie physiologique et psychologique, à savoir que la mise en place spatiale du monde de la perception, dans sa totalité et dans le détail, remonte à des actes d'identification, de différenciation, de comparaison et d'attribution qui sont, quant à leur forme fondamentale, de nature intellectuelle. Il faut que les impressions soient divisées et articulées par de tels actes, et qu'elles soient renvoyées à différentes couches de significations, pour que naisse pour nous, comme un reflet intuitif de cette stratification théorique des significations, l'articulation « dans » l'espace ; et cette « stratification » des impressions, telle qu'elle nous est décrite dans le détail par l'optique physiologique, ne serait pas elle-même possible si elle ne fondait à son tour sur un principe universel, un critère d'un emploi généralisé. Le passage du monde de l'impression sensible immédiate au monde médiatisé de la « représentation » intuitive, et singulièrement spatiale, n'est possible que si, dans le flux de la série toujours identique des impressions, les rapports constants que celles-ci entretiennent entre elles, et sous lesquels elles réapparaissent périodiquement, ne se constituaient pas progressivement en termes autonomes et s'ils ne se distinguaient pas ainsi de manière caractéristique des contenus sensibles instables qui ne cessent de varier d'un instant à l'autre."

Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Tome 2 : la pensée mythique, 1925, Les Éditions de Minuit, 1999, p. 50-51.


Voir aussi les textes dans la rubrique : La perception et l'objectivité

 


Date de création : 19/09/2006 @ 16:02
Dernière modification : 03/01/2014 @ 12:25
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