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Politique et non-violence |
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"La minorité au pouvoir, quel que soit son nom, qu'il s'agisse d'une monarchie illimitée, d'un régime constitutionnel ou d'une république démocratique, comme en France, en Suisse ou en Amérique, lorsqu'elle se trouve au pouvoir et est guidée par l'égoïsme spécifique aux hommes, utilise naturellement ce pouvoir afin de maintenir, au moyen de la violence, ses propres intérêts qui sont obtenus et ne peuvent être tenus autrement qu'aux dépens du peuple des travailleurs. Si bien que lors de toutes les révolutions et de tous les changements de gouvernements, ne changent que ceux qui exercent le pouvoir : les uns prennent la place des autres, et la situation du peuple de travailleurs reste la même […]
Dès qu'une cause trouve une solution grâce à la violence, celle-ci ne peut cesser. Ceux qui en sont l'objet s'exaspèrent contre ceux qui l'exercent, et dès qu'ils en ont la possibilité, ils emploient toutes leurs forces pour lutter contre ceux qui ont fait usage de la violence contre eux. C'est ce qui a lieu, car lorsque l'on veut résoudre une question par la violence, la victoire demeure toujours du côté non des hommes les meilleurs, mais du côté de ceux qui sont les plus égoïstes, les plus rusés, les plus malhonnêtes et cruels. Ces hommes égoïstes, malhonnêtes et cruels n'ont aucune raison de renoncer à leurs avantages, qu'ils ont acquis et dont ils jouissent, au profit du peuple. Ces avantages dont jouissent les hommes de pouvoir existent toujours aux dépens du peuple. Si bien que ce qui empêche le peuple de se libérer de l'oppression et de la tromperie dans lesquelles il se trouve ne vient pas du tout de ce que telle ou telle organisation de la société n'a pas été bien imaginée au préalable, mais que telle ou telle organisation est introduite et maintenue par la violence. C'est pourquoi il pourrait sembler naturel aux hommes qui désirent la libération du peuple de se soucier non pas d'imaginer la meilleure organisation de la vie du peuple libéré de la servitude, mais de chercher les moyens de délivrer le peuple de cette violence qui l'asservit.
En quoi consiste donc la violence qui asservit le peuple, et qui en est à l'origine ? Il pourrait sembler évident que des centaines d'hommes de pouvoir, de gouvernants et de gens riches ne puissent contraindre des millions de travailleurs à se soumettre à eux, et que si centaines d'hommes exercent leur pouvoir sur des millions d'autres, cette violence, exercée sur des millions d'hommes appartenant au peuple des travailleurs, est accomplie non pas directement par une petite bande d'hommes de pouvoir, mais par le peuple lui-même qui, par des mesures complexes, rusées et habiles, est conduit à cette situation étrange dans laquelle il se sent obligé d'exercer une violence sur lui-même. Et c'est pourquoi il pourrait sembler naturel pour des hommes désirant libérer le peuple de sa servitude, de rechercher avant tout les causes de cet auto-asservissement et d'essayer de les éliminer. […]
Pour améliorer la situation du peuple travailleur une seule chose est nécessaire : non pas réfléchir à l'organisation future, mais seulement se libérer soi-même de cette violence que par la volonté des hommes de pouvoir il exerce sur lui-même.
Comment le peuple doit-il se libérer de cette violence que, pour complaire à la minorité, exerce sur lui-même ? Il ne peut y avoir qu'une seule réponse : le peuple travailleur ne peut se libérer de cette violence qu'en cessant de participer à quelque violence que ce soit, dans quelque but que ce soit, dans quelque situation que ce soit. Et comment faire en sorte que les hommes n'exercent pas de violences, n'y participent pas dans quelque but que ce soit, dans quelque condition que ce soit ? Pour cela, il n'y a qu'un seul moyen : les hommes doivent apprendre par eux-mêmes qui ils sont, et, par voie de conséquence, comprendre ce que toujours, quelles que soient les circonstances, ils doivent faire, et ce qu'ils ne doivent jamais faire, quelles que soient les circonstances, y compris les violences de toutes sortes de l'homme contre l'homme, qui sont incomparables avec la conscience qu'a l'homme de sa dignité d'homme.
Afin que les hommes comprennent qui ils sont, et qu'en conséquence ils reconnaissent qu'il y a des choses à faire et d'autres à ne jamais faire en quelque circonstance que ce soit, y compris exercer de la violence contre un autre homme, est nécessaire ce que vous et vos maîtres instructeurs niez, à savoir une religion correspondant à l'époque, autrement dit au degré de développement mental des hommes.
Si bien que la délivrance du peuple travailleur de son oppression et le changement de sa situation ne peuvent en aucun cas être obtenus grâce à des projets concernant la meilleure organisation, et moins encore s'ils sont accompagnés de tentatives d'instauration de celleci par la violence, mais grâce à un seul moyen, grâce à ce qui est nié par les zélateurs du peuple en fait : grâce à l'affirmation et à la diffusion parmi les hommes d'une conscience religieuse telle qu'en sa présence l'homme reconnaît l'impossibilité de toute transgression de l'unité avec son prochain et du respect pour celui-ci donc l'impossibilité morale d'exercer contre celui-ci quelque violence que ce soit. Une telle conscience religieuse, excluant la possibilité de la violence, pourrait être facilement assimilée et reconnue, semble-t-il, non seulement par les chrétiens mais par toute l'humanité de notre époque, s'il n'existait pas, d'une part une superstition faussement religieuse, et, d'autre, la superstition plus nuisible encore de la fausse science. […]
Et afin que le peuple puisse se libérer de cette violence que, de par la volonté des hommes de pouvoir, il exerce contre lui-même, il faut qu'au sein du peuple s'établisse une religion correspondant à l'époque, reconnaissant le principe divin identique chez tous hommes et donc n'admettant pas la possibilité de la violence de l'homme sur l'homme."
Léon Tolstoï, "Lettre à un révolutionnaire", 1909, tr. fr. Bernard Kreise, in Sur la non-violence et le patriotisme, L'Herne, 2017, p. 52-53, p. 54-55 et p. 57-60.
"Quant au pouvoir, afin qu'il puisse être le pouvoir, il doit entretenir la tromperie par une multitude de tromperies et de cruautés dirigées contre le peuple : il doit posséder des prisons, exercer des châtiments, disposer d'une police, d'une armée, autrement dit avoir à sa disposition des hommes obligés d'exécuter sans hésiter ce qui leur est ordonné, y compris le meurtre. Peut-on supposer que face à cette obligation, qui est la condition sine qua non de son existence, un pouvoir, quel qu'il soit, puisse contribuer au bien du peuple ?
Que faut-il donc faire pour que les hommes cessent de se soumettre à cette tromperie, cessent d'exercer la violence contre eux-mêmes ? À l'évidence, il n'existe qu'un seul moyen : le rassemblement de tous les hommes grâce à une loi de vie commune, d'où découlerait également l'organisation de la vie sociale. Cette loi existe et supprime d'emblée la cause principale du mal, à savoir la tromperie, dont la conséquence est la violence que les hommes exercent contre eux-mêmes en offrant aux capitalistes la possibilité de confisquer aux travailleurs le produit de leur travail. Il suffirait que l'homme suive loi religieuse et morale qui n'admet pas la violence de l'homme contre l'homme, et la violence, cause principale de l'organisation économique injuste de la vie, serait éliminée elle-même.
« Oui, mais il en serait ainsi si tous les hommes refusaient de participer à la violence. En sera-t-il de même si un seul homme refuse de payer l'impôt, d'être enrôlé à l'armée – qu'en résultera-t-il ? », m'objectera-t-on. Mais, en fait, il le refuse non pas parce qu'agir ainsi lui est profitable ou non. Il refuse de participer à la violence contre les hommes – qu'il s'agisse du paiement de l'impôt ou du service militaire – non parce qu'il veut de la sorte atteindre un but quelconque, mais seulement parce qu'il ne peut agir autrement. Et il peut agir autrement, car il a abouti à la conclusion à laquelle pas un seul homme ne pourrait ne pas aboutir en partant de cette loi sinon religieuse du moins morale que chacun admet et sans la reconnaissance de laquelle la vie d'un homme deviendrait une vie inférieure à celle d'un animal.
C'est pourquoi ce qui importe, ce n'est pas le nombre de ceux qui refusent de participer à la violence contre les hommes, ce qui importe, c'est au nom de quoi des hommes s'y refusent. Et c'est pourquoi un seul homme qui refuse est incomparablement plus puissant que tous ces millions d'hommes qui continuent torturer, à maintenir des hommes en prison, châtier ce seul homme qui refuse.
Et son geste est plus significatif, plus riche de conséquences que tous les discours parlementaires possibles et imaginables, que les congrès de la paix, que le socialisme et tous ces amusements et ces façons de se cacher la vérité. Les gouvernements comme les capitalistes le savent fort bien. Ils le savent grâce à leur instinct de conservation, et partout, même au Japon, on interdit les livres qui proclament cette vérité simple et connue de tous, et on jette en prison les hommes qui par leur vie en témoignent. Les gouvernements et les capitalistes savent où se trouve le danger qui les menace. Ils ne peuvent pas ne pas le savoir, car c'est là pour eux une question de vie et de mort. La question de la vie ou de la mort pour eux tient dans la proclamation ou la non-proclamation de cette simple vérité selon laquelle n'importe quel homme, semblable à tous les autres, doué de raison et de la capacité d'aimer, n'a aucun besoin de se livrer pour des années en servitude à des hommes qui lui sont étrangers et à apprendre, sous leurs directives, à tuer, à tuer des hommes qu'on lui ordonne de tuer. Non seulement il n'en a aucun besoin pour lui-même, car il s'agit de la chose la plus criminelle, la plus contraire à la conscience morale la moins sensible qui soit, et en outre la plus nuisible pour celui qui accepte cela, comme pour tous ses frères également."
Léon Tolstoï, "Du socialisme", 1910, tr. fr. Bernard Kreise, in Sur la non-violence et le patriotisme, L'Herne, 2017, p. 71-75.
"Plus longuement je vis, et en particulier maintenant, alors que je sens vivement la proximité de la mort, j'ai envie de dire aux autres ce que je ressens si vivement et ce qui, d'après moi, a une importance immense, plus précisément à propos de ce que l'on appelle la non-résistance, mais ce qui, en réalité, n'est rien d'autre que la doctrine de l'amour, non dénaturée par des interprétations erronées. Le fait que l'amour, autrement dit cette aspiration des âmes humaines à l'unité, et l'action qui en découle, soit la loi supérieure et unique de la vie humaine, chaque individu le sent et le sait du fond de son âme (comme nous le voyons plus clairement encore chez les enfants) ; il le sait tant qu'il n'est pas embrouillé par les doctrines erronées du monde. Cette loi a été proclamée par tous, aussi bien les sages indiens que chinois et juifs, grecs et romains de ce monde. Je pense que c'est le Christ qui l'a exprimée le plus clairement et a même dit nettement qu'à elle seule elle est toute la loi et les prophètes. Mais ayant de surcroît prévu la dénaturation à laquelle cette loi allait être et pouvait être soumise, il a nettement indiqué le danger de sa dénaturation qui est propre aux hommes vivant au nom d'intérêts profanes, et plus particulièrement le danger qui consiste à s'autoriser à défendre ces intérêts au moyen de la force, par conséquent, comme il l'a dit, à rendre coup pour coup, à reprendre par la force des objets que l'on s'est attribués, etc., etc. Il sait, comme ne peut pas ne pas le savoir tout individu sensé, que l'usage de la violence est incompatible avec l'amour, en tant que loi fondamentale de la vie, et que, dès l'instant que l'on admet la violence, dans quelque circonstance que ce soit, on admet l'insuffisance de la loi de l'amour et que, de ce fait, c'est cette loi elle-même qui est niée. Toute la civilisation chrétienne, si brillante en apparence, s'est développée sur ce malentendu et cette contradiction, évidents et étranges, parfois conscients, la plupart du temps inconscients.
En réalité, dès qu'a été admise la résistance au mal parallèlement à l'amour, celui-ci n'a plus existé et n'a pu exister en tant que loi de la vie ; il n'a plus existé d'autre loi de la vie que celle de la violence, autrement dit la loi du plus fort. C'est ainsi que l'humanité chrétienne a vécu durant dix-neuf siècles. Il est vrai qu'à toutes les époques, les hommes ne se sont guidés que par la violence pour organiser leur vie. La différence entre la vie des peuples chrétiens et celle de tous les autres réside seulement dans le fait que dans le monde chrétien la loi de l'amour a été exprimée de façon plus claire et déterminée qu'elle ne l'a été dans aucune autre doctrine religieuse, et que les hommes du monde chrétien ont solennellement adopté cette loi tout en s'autorisant la violence ; ils ont construit leur vie sur la violence. C'est pourquoi toute la vie des peuples chrétiens est une contradiction totale entre ce qu'ils professent et ce sur quoi ils construisent leur vie : une contradiction entre l'amour, admis comme étant la loi de la vie, et la violence admise même comme une nécessité sous ses différents aspects, comme le pouvoir des gouvernants, les tribunaux et le armées, admis et exaltés. Cette contradiction n'a cessé de se développer en même temps que l'évolution des hommes du monde chrétien et elle a atteint ces derniers temps un degré ultime. Aujourd'hui, la question se pose à l'évidence en ces termes : de deux choses l'une – soit nous reconnaissons que nous n'admettons aucune doctrine religieuse et morale, et que nous nous guidons pour organiser notre vie sur le seul pouvoir de celui qui est fort, soit que toutes nos institutions judiciaires et policières, et surtout l'armée, constituées grâce à la violence et à la collecte de nos impôts doivent être abolies."
Léon Tolstoï, Lettre à M. K. Gandhi du 7 septembre 1910, tr. fr. Bernard Kreise, in Sur la non-violence et le patriotisme, L'Herne, 2017, p. 40-43.
"Ce n'est pas par la contrainte qu'une personne ou une société peut devenir non violente.
La non-violence procède d'une manière extrêmement mystérieuse. Souvent, les actes d'un homme défient toute analyse en termes de non-violence. Non moins souvent, ses actes peuvent avoir l'apparence de la violence, alors même qu'il est absolument non violent au sens le plus élevé du terme ; et tôt ou tard, on peut en avoir la confirmation. Il en va de même à propos de ma conduite dans les exemples cités plus haut. J'ai chaque fois agi dans l'intérêt de la non-violence, sans avoir d'autres idées derrière la tête ni m'être livré à de sordides calculs pour en faire profiter mon pays. Je ne crois pas qu'on puisse faire avancer la cause nationale ou toute autre cause en portant préjudice à d'autres intérêts.
Je ne chercherai pas à défendre davantage ma thèse. Car, même en exploitant toutes les possibilités du langage, on ne peut pas exprimer toute la complexité d'une pensée. Pour moi, la non-violence ne se ramène pas à un simple principe d'ordre philosophique. Elle règle toute ma vie. Elle en est le souffle. Je sais bien que souvent je ne suis pas à la hauteur de cette règle de vie. Si j'échoue, c'est parfois en connaissance de cause, mais plus souvent en toute ignorance. C'est une question de cœur et non d'intelligence. Pour ne jamais s'égarer sur cette voie de la non-violence, il faut constamment s'en remettre à Dieu, être toujours prêt à faire abnégation de soi et avoir la plus grande humilité. Pour pratiquer la non-violence, il faut être intrépide et avoir un courage à toute épreuve. J'ai conscience de mes manques et ils me navrent.
Mais la Lumière qui demeure en moi brille de tout son éclat et n'est jamais défaillante. Il n'y a pas d'issue possible en dehors de la vérité et de la non-violence. Je sais que la guerre est un mal, un crime sans excuses. Je sais également qu'il faut tout mettre en œuvre pour que ce fléau ne revienne plus jamais. Je suis persuadé qu'une liberté obtenue par des moyens malhonnêtes ou par le sang des autres n'est pas la liberté. J'aimerais mieux qu'on trouve absolument indéfendables tous les actes dont on me tient rigueur, plutôt que de voir une seule de mes actions interprétée comme une entorse à la valeur de la non-violence ou faire croire que j'aie pu un seul instant pencher en faveur de la violence ou du mensonge. Ni le manque de vérité ni la violence, mais seules la non-violence et la Vérité peuvent répondre à la loi de notre être."
Gandhi, Selections from Gandhi, par Nirmal Kumar Bose, Navajivan Publishing House, Ahmedabad, 1948, p. 168-170, tr. fr. Guy Vogelweith, La Voie de la non-violence, Folio, 2006, p. 83-84.
"La non-violence est la plus grande force que l'humanité ait à sa disposition. Elle est plus puissante que l'arme la plus destructrice inventée par l'homme. La destruction ne correspond nullement à la loi des hommes. Vivre libre c'est être prêt à mourir s'il le faut, de la main de son prochain, mais jamais à le tuer. Quelle qu'en soit la raison, tout meurtre ou autre atteinte à la personne est un crime contre l'humanité.
La première exigence de la non-violence est de respecter la justice autour de soi et dans tous les domaines. Est-ce trop demander à la nature humaine ? Je n'en crois rien. Il ne faut jamais faire de théorie sur ce que l'homme peut réaliser en bien ou en mal.
De même qu'il faut apprendre à tuer pour pratiquer l'art de la violence, de même on doit savoir se préparer à mourir pour s'entraîner à la non-violence. La violence ne libère pas de la peur, mais cherche à combattre la cause de la peur. Au contraire, la non-violence est exempte de toute peur. Le non-violent doit se préparer aux sacrifices les plus exigeants pour s'affranchir de la crainte. il ne se demande pas s'il va y perdre sa maison, sa fortune ou sa vie. S'il n'a pas surmonté toute appréhension, il ne peut pratiquer l'ahimsa à la perfection. [...]
Ce n'est pas être non-violent que se contenter d'aimer ceux qui nous aiment. La non-violence commence à partir de l'instant où l'on aime ceux qui nous haïssent. Je n'ignore rien des difficultés de ce grand commandement d'amour. Mais n'en est-il pas ainsi de toutes les choses grandes et bonnes? La plus difficile de toutes est d'aimer ses ennemis. Mais si nous voulons vraiment y arriver, la grâce de Dieu viendra nous aider à surmonter les obstacles plus redoutables".
Gandhi, Tous les hommes sont frères, 1958, tr. fr. Guy Vogelweith, Gallimard, Folio Essais, 1990, p. 153-154.
"La non-violence est un principe universel qui doit triompher même dans l'adversité. C'est précisément lorsqu'elle doit affronter un milieu hostile qu'on peut mesurer son efficacité. Notre non-violence ne rimerait à rien si son succès devait dépendre du bon vouloir des autorités en place. [...]
On ne peut pas être vraiment non-violent et rester passifs devant les injustices sociales.
La résistance passive est une méthode qui permet de défendre tout droit qui se trouve menacé en faisant retomber sur soi les souffrances qui peuvent en résulter. C'est le contraire de la résistance armée. Quand je refuse de faire une chose qui répugne à ma conscience, je fais appel à la force de l'âme. Supposons que le gouvernement fasse passer une loi qui m'atteint dans certains de mes intérêts. Si je recours à la violence pour faire abroger la loi, j'emploie ce qu'on peut appeler la force du corps. Si au contraire, je n'obéis pas à la loi tout en acceptant d'encourir les sanctions prévues, je mets en oeuvre la force de l'âme, ce qui suppose le sacrifice de soi. [...]
Une série d'expériences qui s'étendent sur ces trente dernières années (dont les huit années en Afrique du Sud) me confirme que l'avenir de l'Inde et du monde tient à l'adoption de la non-violence. C'est le moyen le plus inoffensif et le plus efficace pour faire valoir les droits politiques et économiques de tous ceux qui sont opprimés et exploités. La non-violence n'est pas une vertu monacale destinée à procurer la paix intérieure et à garantir le salut individuel. Mais c'est une règle de conduite nécessaire pour vivre en société, car elle assure le respect de la dignité humaine et permet de faire avancer la cause de la paix, selon les voeux les plus chers de l'humanité".
Gandhi, Tous les hommes sont frères, 1958, tr. fr. Guy Vogelweith, Gallimard, Folio Essais, 1990, p. 158-159 et p. 161.
"Ahimsâ ne signifie pas uniquement ne pas tuer. Himsâ signifie causer de la souffrance ou détruire une vie, soit par colère, soit sous l'emprise de l'égoïsme, soit avec le désir de faire du mal. S'abstenir d'agir ainsi est ahimsâ.
La non-violence complète est absence complète de mauvais vouloir envers tout ce qui vit. La non-violence, sous sa forme active, est bonne volonté pour tout ce qui vit. Elle est amour parfait.
La caractéristique essentielle de la violence est que derrière la pensée, la parole ou l'action, il doit y avoir une intention violente, c'est-à-dire un désir de faire du mal au soi-disant adversaire.
La religion de l'ahimsâ consiste à permettre à autrui le maximum d'avantages au prix du maximum d'inconvénients pour nous, et même au risque de notre vie.
L'amour est la force la plus puissante que possède le monde, et pourtant elle est la plus humble qui se puisse imaginer.
La définition, si claire soit-elle, du but que nous voulons atteindre, et notre désir d'y arriver, ne suffisent pas à nous y conduire, tant que nous ne connaîtrons pas ou que nous n'utiliserons pas les moyens nécessaires. C'est pourquoi je me suis attaché surtout à préserver ces moyens et à en développer l'usage. Je sais que si nous pouvons le faire, nous sommes sûrs d'arriver au but. Je crois aussi que nous avancerons vers le but dans la mesure exacte de la pureté des moyens.
Le monde est fatigué de la haine, nous voyons cette lassitude envahir les peuples occidentaux. Nous constatons que l'hymne de haine n'a pas profité à l'humanité. Puisse l'Inde s'attribuer le privilège d'ouvrir un nouveau chapitre et de donner une leçon au monde.
J'ai pour but l'amitié avec le monde entier. Je peux unir le plus grand amour à la plus ferme opposition au mal.
La non-violence ne consiste pas à renoncer à toute lutte réelle contre le mal. La non-violence telle que je la conçois est au contraire contre le mal une lutte plus active et plus réelle que la loi du talion, dont la nature même a pour effet de développer la perversité. J'envisage pour lutter contre ce qui est immoral une opposition mentale et par conséquent morale. Je cherche à émousser complètement l'épée du tyran, non pas en la heurtant avec un acier mieux effilé, mais en trompant son attente de me voir lui offrir une résistance physique. Il trouvera chez moi une résistance de l'âme qui échappera à son étreinte. Cette résistance d'abord l'aveuglera et ensuite l'obligera à s'incliner. Et le fait de s'incliner n'humiliera pas l'agresseur, mais l'élèvera. On peut soutenir que ce serait là un état idéal. Et c'en est un !
J'ai constaté que la vie persiste au sein même de la destruction, et qu'il doit par conséquent exister une loi plus haute que celle de la destruction. C'est uniquement sous une telle loi qu'une société bien organisée serait compréhensible et que la vie vaudrait la peine d'être vécue. Or si telle est la loi de la vie, nous devons l'appliquer dans notre existence journalière. Partout où il y a conflit, partout où vous êtes en face d'un opposant, triomphez de lui par l'amour. C'est selon cette méthode rudimentaire que j'ai fait entrer cette loi dans ma vie. Cela ne signifie pas que tous mes problèmes s'en soient trouvés résolus. Mais j'ai vu que cette loi de l'amour se montre plus efficace que ne l'a jamais été la loi de la destruction.
La loi de l'amour gouverne le monde. La vie persiste en dépit de la mort. L'univers continue malgré la destruction incessante. La vérité triomphe de l'erreur. L'amour l'emporte sur la haine. Dieu triomphe éternellement de Satan.
Nul être humain n'est trop mauvais pour pouvoir être sauvé. Nul être humain n'est assez parfait pour avoir le droit de tuer celui qu'il considère à tort comme entièrement mauvais.
L'ahimsâ est l'extrême limite du pardon. Et le pardon est le propre de l'homme courageux. L'ahimsâ n'est pas compatible avec la crainte.
La non-violence a pour condition préalable le pouvoir de frapper. C'est un refrènement conscient et délibéré du désir de vengeance que l'on ressent. La vengeance est toujours supérieure à la soumission passive, efféminée, impuissante, mais la vengeance aussi est faiblesse. Le désir de vengeance naît de la crainte d'un mal imaginaire ou réel. Celui qui ne craint nul homme sur terre trouverait pénible de devoir se mettre en colère contre quelqu'un qui essaie en vain de lui faire du mal.
La non-violence ne se réalise pas mécaniquement. Elle est la plus haute qualité du cœur et elle s'acquiert par la pratique.
Il faut un entraînement assez ardu pour parvenir à l'état mental de non-violence. Dans la vie quotidienne il faut se soumettre à une discipline, un peu comme celle du soldat, même si l'on n'en a pas le goût. J'admets cependant que sans une coopération cordiale de l'esprit, l'observation purement extérieure de la non-violence ne serait qu'un masque, néfaste aussi bien pour celui qui le porte que pour autrui. On n'arrive à l'état parfait que lorsque l'esprit, le corps, la parole sont convenablement coordonnés. Mais il y a toujours une lutte mentale intense.
Cherchons maintenant quelles sont les racines mêmes de l'ahimsâ. C'est l'oubli de soi [selflessness] le plus absolu. Oubli de soi signifie qu'on s'est complètement libéré de toute préoccupation pour son corps. Si un homme décide de se connaître soi-même, c'est-à-dire de réaliser la Vérité, il ne peut le faire qu'en se détachant complètement de son corps, c'est-à-dire en faisant que toute autre créature ait vis-à-vis de lui un sentiment de sécurité. Telle est la voie de l'ahimsâ.
Pour devenir une force réelle, la non-violence doit commencer avec l'esprit. La non-violence qui n'embrasse que le corps, et dans laquelle l'esprit ne collabore pas, est celle du faible et du lâche ; il ne peut en sortir aucune puissance. Si nous entretenons dans notre cœur la malice et la haine et que nous faisions semblant de ne pas vouloir la vengeance, celle-ci devra faire retour sur nous, et elle nous conduira à notre perte. Pour que l'abstention de toute violence uniquement physique ne soit pas nocive, il faut au moins ne pas avoir de pensée haineuse, même si nous ne pouvons développer en nous un amour actif. Tous les chants, tous les discours qui poussent à la haine doivent être mis à l'index.
Il est déjà noble de défendre son bien, son honneur et sa religion à la pointe de l'épée. Il est plus noble encore de les défendre sans chercher à faire de mal au malfaiteur. Mais il est vil, antinaturel et déshonorant d'abandonner son poste et, pour sauver sa peau, de laisser son bien, son honneur et sa religion à la merci du malfaiteur. Je vois comment je peux avec succès prêcher l'ahimsâ à ceux qui savent mourir, mais non à ceux qui ont peur de la mort.
Puisque j'ai rejeté l'épée, il n'est plus rien d'autre que la coupe de l'amour que je puisse offrir à ceux qui se dressent contre moi. C'est en leur offrant cette coupe que j'espère les rapprocher de moi. Je ne peux pas concevoir un état d'hostilité permanente entre un homme et un autre. Puisque je crois en la réincarnation, je vis dans l'espoir que, sinon dans cette vie humaine, du moins dans une autre, je pourrai embrasser toute l'humanité en une fraternelle accolade.
La fibre la plus coriace doit s'amollir dans le feu de l'amour. Si elle ne fond pas, c'est que le feu n'est pas assez fort.
Le cœur le plus endurci et l'ignorance la plus crasse doivent disparaître devant le soleil levant de la souffrance patiente et sans méchanceté.
Je m'oppose à la violence parce que lorsqu'elle semble produire le bien, le bien qui en résulte n'est que transitoire, tandis que le mal produit est permanent.
La violence est toujours la violence, et la violence est le péché. Mais ce qui est inévitable n'est pas considéré comme un péché.
Lorsqu'on a le choix uniquement entre la lâcheté et la violence, je crois que je conseillerais la violence... Mais je suis persuadé que la non-violence est infiniment supérieure à la violence, je crois le pardon beaucoup plus noble que le châtiment.
Je vois qu'on a une horreur instinctive de tuer des êtres vivants dans quelque circonstance que ce soit. On a même proposé d'enfermer les chiens enragés et de les laisser mourir d'une mort lente. L'idée que je me fais de la charité me rend cette solution absolument inacceptable. Je ne pourrais souffrir un instant de voir un chien ou d'ailleurs n'importe quelle autre créature, abandonné sans secours à la torture d'une longue agonie. Si dans les mêmes circonstances je ne donne pas la mort à un être humain, c'est parce que je dispose de remèdes moins désespérés. Mais si je tue un chien qui se trouve dans le même cas, c'est parce que je n'ai pas de remède pour le guérir. Si mon enfant était atteint de rage et qu'il n'existât aucun remède permettant d'alléger ses souffrances, je considérerais comme de mon devoir de lui donner la mort. Le fatalisme a des limites. Nous devons nous en remettre au sort uniquement lorsque nous avons épuisé tous les remèdes. L'un des moyens, qui est définitif, de soulager un enfant dans les affres d'une atroce souffrance, est de lui donner la mort.
Tuer peut être un devoir. Nous détruisons autant que nous le jugeons nécessaire pour la conservation de notre corps. Ainsi nous tuons pour manger... Pour sauver l'espèce, nous tuons des animaux carnivores. Même l'homicide peut être nécessaire dans certains cas. Supposons qu'un homme devienne fou furieux et, l'épée à la main, massacre tous les gens qu'il peut atteindre. Si personne n'ose s'emparer de lui vivant, quiconque exécutera ce fou méritera la reconnaissance de la communauté et sera considéré comme un bienfaiteur.
Marcher sur le tranchant effilé de l'ahimsâ n'est pas chose facile dans ce monde plein de himsâ. La richesse ne nous y aide pas ; la colère est un ennemi de l'ahimsâ ; et l'orgueil est un monstre qui le dévore. Dans cette observance étroite et rigide de la religion de l'ahimsâ, il faut souvent reconnaître le soi-disant himsâ comme la forme la plus vraie de l'ahimsâ."
Gandhi, Lettres à l'Ashram, tr. fr. J. Herbert, Adrien Maisonneuve, 1938, p. 88-98.
"Il y a quelques jours, à l'āshram, un veau qui s'était blessé, gisait sur le sol, en pleine agonie. L'animal avait reçu tous les soins possibles. Mais, selon le vétérinaire que nous avions consulté, le cas était désespéré. La pauvre bête souffrait tellement que le moindre mouvement la faisait hurler de douleur.
Dans ces circonstances, j'estimais que la pitié la plus élémentaire exigeait qu'on mît fin à cette agonie en achevant l'animal. La question fut soulevée en présence de tous les membres de l'āshram. Au cours de la discussion, un voisin fort estimable s'opposa avec véhémence à ma suggestion. Selon lui, on n'a pas le droit de détruire ce qu'on est incapable de créer. Cet argument aurait été valable si on agissait en l'occurrence dans un intérêt égoïste. Mais ce n'était pas le cas. Finalement, en toute humilité mais sans la moindre hésitation, je fis donner le coup de grâce à l'animal en demandant au vétérinaire de le piquer. Ce fut l'affaire de deux minutes.
Je savais que l'opinion publique, surtout à Ahmedabad, me désavouerait et verrait dans mon acte un manquement à l'ahimsā[1]. Mais je sais non moins bien qu'il faut faire son devoir sans se soucier de l'opinion des autres. J'ai toujours considéré que chacun devait agir selon sa propre conscience, même si les autres vous donnent tort. L'expérience a confirmé à mes yeux le bien-fondé de ce principe. C'est ce qui fait dire au poète : « le sentier de l'amour passe par l'épreuve du feu ; les timorés s'en détournent ». Le sentier de l'ahimsā, c'est-à-dire de l'amour, doit souvent être parcouru en toute solitude.
On pourrait, non sans raison, me poser la question : Auriez-vous procédé de la même manière si, au lieu d'un veau, vous aviez eu affaire à un être humain ? aimeriez-vous qu'on vous traite de la même façon ? Je réponds : « oui ». Le même principe vaut pour ces deux cas. Ce qui s'applique à une situation doit être applicable à toutes. Cette règle ne souffre aucune exception, ou alors le fait de tuer ce veau était un acte mauvais et violent. Toutefois, si on n'abrège pas les souffrances des êtres qui nous sont chers, en mettant un terme à leurs jours, c'est qu'en général on dispose d'autres moyens pour les secourir et qu'ils peuvent eux-mêmes décider en connaissance de cause. Mais, supposons qu'un ami se débatte dans les affres de l'agonie. Le mal dont il souffre est incurable et je ne peux rien pour atténuer son supplice. Dans ce cas, s'il n'a même plus de conscience réfléchie, le recours à l'euthanasie ne me semblerait nullement contraire aux principes de l'ahimsā.
De même qu'un chirurgien ne se rend coupable d'aucune violence quand il manie le scalpel, de même il se peut qu'on doive, dans certains cas exceptionnels, faire un pas de plus en supprimant la vie à celui dont le corps se débat dans la souffrance et ce, dans le seul intérêt du patient. On pourrait rétorquer que le chirurgien fait exactement le contraire puisqu'il opère son malade pour lui sauver la vie. Mais une analyse moins superficielle montre que, dans les deux cas, le but recherché est en définitive le même. Il s'agit de soulager l'âme intérieure de la douleur qui l'atteint à travers le corps. Dans un cas, on y parvient en retranchant du corps la partie atteinte par le mal, et dans l'autre cas, on sépare de l'âme le corps tout entier parce qu'il est devenu pour elle un instrument de torture. Dans ces deux situations, le but recherché est bien de remédier à ce qui fait souffrir l'âme. Une fois que la vie a quitté le corps, il ne peut plus éprouver ni plaisir ni douleur. On pourrait d'ailleurs imaginer d'autres circonstances où ce serait faire preuve de violence que de ne pas tuer, et satisfaire à l'ahimsā que de donner la mort à quelqu'un. Si on menaçait de violer ma fille… et qu'il n'y ait aucun moyen de la sauver, j'agirais selon les exigences les plus pures de l'ahimsā je mettais fin à sa vie, quitte à m'exposer ensuite à la colère du forcené.
L'ennui avec nos sectaires de l'ahimsā est qu'ils en font un fétiche qu'ils vénèrent aveuglément. De la sorte, ils opposent le plus grand obstacle à ce que la véritable l'ahimsā se répande parmi nous. L'opinion courante et, selon moi, erronée qu'on se fait de l'ahimsā, a peu à peu endormi notre conscience et nous a rendus insensibles à mille autres formes bien plus insidieuses de violence telles que les paroles méchantes, les jugements sévères, la malveillance, la colère, le mépris, et le désir de cruauté. Faire souffrir à petit feu les hommes et les animaux, faire mourir de faim et exploiter ceux qu'on a réduits à sa merci pour mieux en tirer profit, humilier et opprimer sans motif les faibles et tuer leur dignité comme cela se voit chaque jour autour de nous, tous ces actes sont autrement plus empreints de violence que le fait de supprimer une vie par simple bienveillance. Qui peut douter un seul instant qu'il eût été plus humain d'exécuter sommairement ceux qui, sur l'ignominieux chemin d'Amritsar, furent réduits par leurs bourreaux à ramper sur le ventre comme des vers de terre ? Si quelqu'un s'avisait de me répondre qu'aujourd'hui ces gens ne partagent pas ma manière de voir et que même s'ils ont dû ramper sur le sol, ils ne s'en portent pas plus mal, je lui ferais remarquer sans hésitation qu'il ignore tout des rudiments de l'ahimsā. Il peut se présenter certaines situations auxquelles on ne peut faire face qu'en renonçant à la vie. C'est faire preuve d'une méconnaissance totale des fondements de l'ahimsā que d'ignorer cet aspect primordial de notre condition humaine. Par exemple, un zélateur de la vérité devrait demander à Dieu de recevoir la mort plutôt que de vivre dans le mensonge. De même, tout défenseur de l'ahimsā devrait supplier à genoux son ennemi de le mettre à mort plutôt que de l'humilier ou de lui infliger un traitement contraire à la dignité humaine. Comme l'a dit un poète : « Le chemin du Seigneur est ouvert aux héros et fermé aux lâches.»
Si on ne réduisait pas toute la portée de l'ahimsā au simple fait de ne pas tuer, notre pays ne se rendrait pas coupable de tous ces actes de violence qui sont commis au nom même de l'ahimsā. Il en irait tout autrement si on ne se méprenait pas si grossièrement sur la nature et le champ d'action de l'ahimsā et si l'on n'entretenait une échelle de valeurs aussi confuse."
Gandhi, Mahatma, life of Mohandas Karamchand Gandhi, par D. G. Tendulkar, Vithalbai K. Jhaveri & D. G. Tendulkar, Bombay 6, Vol. II, 1951, p. 421-423, tr. fr. Guy Vogelweith, in La Voie de la non-violence, Folio, 2006, p. 91-95.
[1] Le mot sanscrit ahimsā désigne proprement "l'action ou le fait de ne causer de dommage à personne". Il signifie non-violence ou respect de la vie. C'est aussi un concept de la philosophie indienne qui a rapport à la bienveillance.
"Ce n'est pas me réfuter en effet que de réfuter la non-violence. Je n'ai jamais plaidé pour elle. Et c'est une attitude qu'on me prête pour la commodité d'une polémique. Je ne pense pas qu'il faille répondre aux coups par la bénédiction. Je crois que la violence est inévitable, les années d'occupation me l'ont appris. Pour tout dire, il y a eu, en ce temps-là, de terribles violences qui ne m'ont posé aucun problème. Je ne dirai donc point qu'il faut supprimer toute violence, ce qui serait souhaitable, mais utopique, en effet. Je dis seulement qu'il faut refuser toute légitimation de la violence, que cette légitimation lui vienne d'une raison d'État absolue, ou d'une philosophie totalitaire. La violence est à la fois inévitable et injustifiable. Je crois qu'il faut lui garder son caractère exceptionnel et la resserrer dans les limites qu'on peut. Je ne prêche donc ni la non-violence, j'en sais malheureusement l'impossibilité, ni, comme disent les farceurs, la sainteté : je me connais trop pour croire à la vertu toute pure. Mais dans un monde où l'on s'emploie à justifier la terreur avec des arguments opposés, je pense qu'il faut apporter une limitation à la violence, la cantonner dans certains secteurs quand elle est inévitable, amortir ses effets terrifiants en l'empêchant d'aller jusqu'au bout de sa fureur. J'ai horreur de la violence confortable. J'ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes. C'est en cela que je me sépare de quelques-uns de nos grands esprits, dont je m'arrêterai de mépriser les appels au meurtre quand ils tiendront eux-mêmes les fusils de l'exécution."
Albert Camus, "Première réponse à d'Astier de la Vigerie", 1948, Essais, Pléiade, 1965, p. 355.
"Soulignons tout d'abord que la résistance non-violente n'est pas destinée aux peureux ; c'est une véritable résistance ! Quiconque y aurait recours par lâcheté ou par manque d'armes véritables, ne serait pas un vrai non-violent. C'est pourquoi, Gandhi a si souvent répété que, si l'on n'avait le choix qu'entre la lâcheté et la violence, mieux valait choisir la violence. La voie de la résistance non-violente est d'ailleurs le choix des forts, car elle ne consiste pas à rester dans un immobilisme passif. L'expression « résistance passive » peut faire croire à tort à une attitude de « laisser-faire » qui revient à subir le mal en silence. Rien n'est plus contraire à la réalité. En effet, si le non-violent est passif, en ce sens qu'il n'agresse pas physiquement l'adversaire, il reste sans cesse actif de cœur et d'esprit et cherche à le convaincre de son erreur. C'est effectivement une tactique où l'on demeure passif sur le plan physique, mais vigoureusement actif sur le plan spirituel. Ce n'est pas une non-résistance passive au mal, mais bien une résistance active et non-violente.
En second lieu, la non-violence ne cherche pas à vaincre ni à humilier l'adversaire, mais à conquérir sa compréhension et son amitié. Le résistant non-violent est souvent forcé à s'exprimer par le refus de coopérer ou les boycotts, mais il sait que ce ne sont pas là des objectifs en soi. Ce sont simplement des moyens pour susciter chez l'adversaire un sentiment de honte. Il veut engendrer une communauté de frères, alors que la violence n'engendre que haine et amertume.
Troisièmement, c'est une méthode qui s'attaque aux forces du mal et non aux personnes qui se trouvent être les instruments du mal. Car c'est le mal lui-même que le non-violent cherche à vaincre, et non les hommes qui en sont atteints. Quand il combat l'injustice raciale, le non- violent est assez lucide pour voir que le problème ne vient pas des races elles-mêmes. Comme j'aime à le répéter aux habitants de Montgomery : « le drame de notre ville ne vient pas des tensions entre Noirs et Blancs. Il a ses racines dans ce qui oppose la justice à l'injustice, les forces de lumière aux forces des ténèbres. Et si notre combat se termine par une victoire, ce ne sera pas seulement la victoire de cinquante mille Noirs, mais celle de la justice et des forces de lumière. Nous avons entrepris de vaincre l'injustice et non les Blancs qui la perpétuent peut-être. »
Quatrième point ; la résistance non-violente implique la volonté de savoir accepter la souffrance sans esprit de représailles, de savoir recevoir les coups sans les rendre. Gandhi disait aux siens « Peut-être faudra-t-il que soient versés des fleuves de sang, avant que nous ayions conquis notre liberté, mais que ce soit notre sang. Le non violent doit être prêt à subir la violence, si nécessaire, mais ne doit jamais la faire subir aux autres. Il ne cherchera pas à éviter la prison et, s'il le faut, il y entrera « comme un fiancé dans la chambre nuptiale ». Ici, certains demanderont : « Pourquoi encourager les hommes à souffrir ? Pourquoi faire du vieux précepte de « tendre l'autre joue » une politique générale ? ». Pour répondre à ces questions, il faut comprendre que la souffrance imméritée a valeur de rédemption. Le non-violent sait que la souffrance est un puissant facteur de transformation et d'amélioration : « les choses indispensables à un peuple ne sont pas assurées par la seule raison, mais il faut qu'il les achète au prix de sa souffrance », disait Gandhi.
Cinquièmement, la non-violence refuse non seulement la violence extérieure, physique, mais aussi la violence intérieure. Le « résistant-non-violent » est un homme qui s'interdit non seulement de frapper son adversaire, mais même de le haïr. Au centre de la doctrine de la non-violence, il y a le principe d'amour. Le non-violent affirme que, dans la lutte pour la dignité humaine, l'opprimé n'est pas obligatoirement amené à succomber à la tentation de la colère ou de la haine.
Répondre à la haine par la haine ce serait augmenter la somme de mal qui existe déjà sur terre. Quelque part dans l'histoire du monde, il faut que quelqu'un ait assez de bon sens et de courage moral pour briser le cercle infernal de la haine. La seule façon d'y parvenir est de fonder notre existence sur l'amour."
Martin Luther-King, Combats pour la liberté, Payot, 1975.
"Le principe de non-violence, prêché et pratiqué par les sages dès la plus haute antiquité, par exemple par le Bouddha, Mô-Tseu, le Christ, certains stoïciens et, à l'époque moderne, par une foule de fondateurs de sectes ou de philosophes, a été systématisé au 20e siècle par Gandhi en vue d'objectifs politiques et sociaux (libération de l'Inde de la domination anglaise, abolition du système des castes, réconciliation des hindous et des musulmans). Selon l'expression du pasteur américain Martin Luther King, « le Christ a fourni l'esprit, Gandhi a montré comment l'utiliser ». Les techniques ainsi mises au point on prouvé leur efficacité, en Inde et la non-violence, au lieu d'être un idéalisme apparemment inapplicable, est devenue un instrument de combat d'une redoutable puissance. Elle a été pratiquée depuis lors dans plusieurs pays, notamment en Irlande dans la lutte pour l'indépendance, aux États-Unis dans la revendication des Noirs pour leurs droits civiques et l'égalité raciale, en Italie contre la misère en Sicile, en France contre la guerre d'Algérie.
La non-violence est la force du faible et son ultime recours. Son point d'appui est la conscience morale de l'adversaire ou du moins celle du public qui l'environne : le scandale de l'injustice mis en pleine lumière réveille les cœurs, ouvre les yeux, déconcerte et discrédite l'oppresseur. La non-violence brise l'enchaînement de la violence en montrant à l'agresseur qu'il se trompe et en lui imposant une sorte de conversion – qui est sa guérison.
On l'a confondue avec la passivité et la résignation. Il s'agit de toute autre chose : un acte non-violent est souvent héroïque ; il suppose une grande maîtrise de soi. La désobéissance civile, la non-collaboration, la grève, etc., sont, en fait, des agressions. La non-violence exerce des sévices, mais ils sont d'ordre moral ; elle est une arme, l'arme humaine par excellence parce qu'elle rend plus humains ceux qui la manient et ceux qui en subissent le choc. La non-violence doit être également distinguée du chantage sentimental qui est une ruse de faibles, de l'action dite « psychologique » et des techniques sournoises et indolores par lesquelles on masque la vérité, on « lave les cerveaux » et l'on impose une idéologie. La non-violence, là est toute sa noblesse, ne réussit et n'est utilisable que pour les « bonnes causes ». Dès qu'elle vie un profit égoïste, et non la conversion authentique de l'adversaire, de mystique elle se dégrade en politique.
La non-violence est-elle la solution idéale de tous les conflits ? Cela supposerait chez les hommes une conscience porale qui n'existe chez la plupart qu'à l'état embryonnaire. L'action non-violente implique que l'on ait en face de soi non des fauves, des sauvages ou des robots, mais des hommes dignes de ce nom."
Jean Onimus, Encyclopaedia Universalis, article "Non-violence", 1966, Corpus 16, 2002, p. 283-284.
"La non-violence apparaît ainsi comme la meilleure manière de servir la vérité. On sait que Gandhi, reprenant certaines vues de Tolstoï, en a fait l'arme principale d'un combat politique, qui était pour lui en même temps un combat philosophique et religieux. Mais l'attitude de Gandhi a souvent été mal comprise : on a voulu voir en lui une sorte de pacifiste intégral, prêt à toutes les capitulations. Or celui qui cède à la force pour éviter à tout prix l'emploi de la force, celui-là se fait le complice de la force. L'attitude de Gandhi, tout au long de sa carrière, est celle d'un combattant, qui n'hésite jamais à payer de sa personne. « Lorsqu'on a le choix uniquement entre la lâcheté et la violence, écrit-il, je crois que je conseillerais la violence »[1]. Et il affirme encore : « La non-violence a pour condition préalable le pouvoir de frapper. C'est un refrènement conscient et délibéré du désir de vengeance que l'on ressent. La vengeance est toujours supérieure à la soumission passive, efféminée, impuissante, mais la vengeance aussi est faiblesse »[2]. Il y a donc une non-violence d'avant la violence, par lâcheté, incapacité d'opposer la violence à la violence, et qui consacre la démission de celui qui se soumet à la loi du plus fort.
Mais la non-violence de Gandhi, au contraire, se situe au-delà de la violence ; elle est la violence domptée et dépassée, qui confère à la personne une réserve supplémentaire de puissance. La violence est toujours passion ; cette passion se trouve sublimée chez le non-violent et lui confère du coup une sorte d'autorité supérieure. « La non-violence, affirme Gandhi, ne consiste pas à renoncer à toute lutte réelle contre le mal. La non-violence est au contraire contre le mal une lutte plus active et plus réelle que la loi du talion, dont la nature même a pour effet de développer la perversité. J'envisage pour lutter contre ce qui est immoral une opposition mentale et par conséquent morale. Je cherche à émousser complètement l'épée du tyran, non pas en la heurtant avec un acier mieux effilé, mais en trompant son attente de me voir lui offrir une résistance physique. Il trouvera chez moi une résistance de l'âme qui échappera à son étreinte. Cette résistance d'abord l'aveuglera et ensuite l'obligera à s'incliner. Et le fait de s'incliner n'humiliera pas l'agresseur, mais l'élèvera. »[3]
La non-violence ainsi comprise, au-delà et non en deçà de la violence, rompt le cercle vicieux selon lequel on ne peut triompher du violent qu'en étant plus violent que lui. Adoptant la même attitude, on lui donne raison, en quelque sorte, dans le moment même où on le domine. Or le secret de la non-violence est qu'elle refuse de triompher seule ; elle affirme, par-delà la lutte, la conciliation et réconciliation d'un résultat où il n'y aura ni vainqueur ni vaincu. Kant proclamait déjà la nécessité de faire la guerre avec l'idée de ne pas rendre, par-delà les hostilités, la paix impossible. Gandhi va plus loin dans le même sens : la non-violence est l'esprit de paix au cœur même de la guerre, la résolution de paix qui brise la dialectique de la guerre par une sorte de démonstration de son inanité."
Georges Gusdorf, La Vertu de force, 1967, P.U.F., p. 85-86.
[1] Young India, 11 août 1920, dans Lettres à l'Ashram, tr. HERBERT, Albin Michel, 1937, p. 92.
[2] Young India, 12 août 1926, ibid., p. 88.
[3] Young India, 8 octobre 1925, ibid., p. 86-87.
"Nous conviendrons aisément que la non-violence n'a pratiquement aucune place dans les cultures dont nous sommes les héritiers, cependant que ces mêmes cultures ont donné une grande et belle place à la violence. Nos sociétés sont dominées par ce que j'appellerai l'idéologie de la violence, nécessaire, légitime et honorable. Ces trois qualificatifs sont aussi importants l'un que les deux autres. Le héros qui est présenté à notre admiration est toujours violente de quelque manière. Le héros, voire l'héroïne. Rassurez-vous, j'habite Orléans et je sais de qui je parle... La violence est donc considérée comme la vertu de la femme et de l'homme courageux qui surmontent leur peur pour aller risquer leur vie à la guerre pour défendre la liberté et la justice. Dans cette perspective, la non-violence ne peut être que la faiblesse des lâches...
Ainsi, le plus souvent, la non-violence est perçue à travers de nombreux malentendus, équivoques et confusions qui altèrent sa véritable signification. C'est pourquoi la non-violence suscite généralement méfiance et scepticisme. Essayons d'aller au-delà de ses malentendus pour faire apparaître la véritable signification de la non-violence.
Le mot « non-violence » nous a été offert par Gandhi. C'est en 1920 que celui-ci traduit en anglais le mot ahimsa par « non-violence ». Ce terme sanscrit, employé dans les textes de la littérature hindouiste, jaïniste et bouddhique, est formé du préfixe négatif a et du substantif himsa qui signifie le désir de nuire, de faire violence à un être vivant. L'ahimsa est donc la prise de conscience, l'interprétation, la domination, la maîtrise et la transmutation du désir de violence qui est en l'homme et qui le conduit à vouloir écarter, bousculer, déloger, exclure, éliminer, meurtrir l'autre homme.
Lorsqu'il tente de définir la non-violence, Gandhi énonce d'abord cette proposition toute négative : « La non-violence parfaite est l'absence totale de malveillance à l'encontre de tout ce qui vit. » Ce n'est qu'ensuite qu'il affirme : « Sous sa forme active, la non-violence s'exprime par la bienveillance à l'égard de tout ce qui vit. » L'exigence première de la non-violence est donc négative : elle demande à l'homme de renoncer à toute malveillance à l'encontre de l'autre homme."
Jean-Marie Muller, "Philosophie de la non-violence", in Faut-il s'accommoder de la violence ?, 2000, Éditions Complexe, p. 339-340.
"Il a deux types de déstabilisation : la déstabilisation violente et la déstabilisation non-violente. La violence est une méthode traditionnelle. Elle est excellente pour attirer l'attention et créer chaos et déstabilisation mais elle est souvent désastreuse dès lors qu'il s'agit de créer un changement progressiste. La violence détruit la démocratie et les rapports avec les adversaires qui sont vitaux pour créer des issues pacifiques au conflit social. La science sociale est formelle sur ce point : la violence n'optimise pas les chances d'issues progressistes victorieuses. De fait, elle mène presque toujours au fascisme et à l'autoritarisme. La seule solution est donc la non-violence."
Roger Hallam, "The Civil Resistance Model", in Clare Farrell, Alison Green, Sam Knights & William Skeaping (éd.), This Is Not a Drill: An Extinction Rebellion Handbook, Penguin, 2019, p. 100-101.
"Pour couper aux antinomies du pacifisme moral, il reste l'autre forme de pacifisme : sa version stratégique. Le pacifisme stratégique pose que la violence commise par les mouvements sociaux les éloigne systématiquement de leur objectif. Recourir à des méthodes violentes n'est pas tant mauvais qu'impolitique, inefficace, contre-productif – en bref, de la mauvaise stratégie ; si la non-violence est sanctifiée, c'est moins comme une vertu que comme un moyen supérieur. Bien qu'issue de sa version morale, dont elle tire une certaine valeur, c'est la doctrine stratégique qui a monopolisé l'imaginaire du mouvement. McKibben préfère désormais parler de non-violence en termes pratiques, comme d'une « technologie » ou d'une « technique », la plus grande « innovation » du XXe siècle ; tendre l'autre joue est avant tout « le bon choix tactique ». Mais c'est XR qui a codifié le plus rigoureusement ce principe. Selon son propre récit des origines, la Rébellion est née dans une bibliothèque du Royaume-Uni. Paniqué par le dérèglement brutal, un petit groupe était venu y chercher une stratégie viable pour changer l'attitude des pouvoirs en place, et il est tombé sur « le modèle de la résistance civile ». Dans le vade-mecum officiel d'Extinction Rebellion, Roger Hallam, son cofondateur et idéologue, formule ainsi le credo :
Il y a deux types de déstabilisation : la déstabilisation violente et la déstabilisation non-violente. La violence est une méthode traditionnelle. Elle est excellente pour attirer l'attention et créer chaos et déstabilisation mais elle est souvent désastreuse dès lors qu'il s'agit de créer un changement progressiste. La violence détruit la démocratie et les rapports avec les adversaires qui sont vitaux pour créer des issues pacifiques au conflit social. La science sociale est formelle sur ce point : la violence n'optimise pas les chances d'issues progressistes victorieuses. De fait, elle mène presque toujours au fascisme et à l'autoritarisme. La seule solution est donc la non-violence.
[…] Ce pacifisme stratégique est déduit d'une lecture particulière, non de la foi, mais de l'histoire. Le mouvement pour le climat dans les pays du Nord scintille de références à des luttes passées. […] Si ces gens ont pu l'emporter, dit le raisonnement, nous le pouvons aussi. S'ils ont changé le monde par tous les moyens autres que la violence, ainsi sauverons-nous le monde. L'analogie est devenue la forme primordiale d'argumentation et la principale source de pensée stratégique, notamment chez XR, [...] Notez que l'argument n'est pas que la violence serait une mauvaise chose en ce moment précis – parce que le niveau de la lutte de classe est si faible dans les pays du Nord que des actions aventuristes ne feraient que se retourner contre elle en l'étouffant davantage encore, par exemple – ni qu'elle ne serait indiquée que dans des conditions de répression brutale. Non, le pacifisme stratégique analogiste considère que la violence est une mauvaise chose quel que soit le contexte, puisque c'est ce que prouve l'histoire. Le succès appartient aux pacifistes.
La liste des analogies commence avec l'esclavage […] Ensuite, il y a les suffragettes. Elles ont obtenu le droit de vote pour les femmes par la désobéissance civile non violente. […] le plus noble et le plus habile de tous les pacifistes était Gandhi. […] le mahatma n'a pas seulement chassé les Britanniques d'Inde mais à lui seul, il a lancé l'attaque « contre la légitimité du colonialisme dans le monde entier », et s'il a pu accomplir tout cela avec son ahimsa [non-violence active], nous avons là un modèle pour notre temps. […] N'oublions pas, enfin, le mouvement des droits civiques – sans doute l'analogie la plus immédiate, la mémoire des boycotts de bus et des sit-in dans les restaurants étant toujours vive, la tradition intacte, la panoplie de tactiques familière et populaire. […]
Le cas des suffragettes est instructif. Leur tactique de prédilection était la destruction de biens. En 1903, après des décennies de pressions patientes sur le Parlement pour obtenir le droit de vote sans le moindre résultat, sous le slogan « Des actes, pas des paroles », naissait l'Union sociale et politique des femmes (Women's Social and Political Union, WSPU). Cinq ans après, deux membres du WSPU ont mené la première action militante : casser les vitres de la résidence du Premier ministre. L'une d'elles a alors déclaré à la police que la prochaine fois, elle reviendrait avec une bombe. Fatiguées de voir leurs délégations méprisées au Parlement, les suffragettes se sont rapidement spécialisées dans « l'argument de la vitre cassée », envoyant des centaines de dames bien mises dans les rues pour briser toutes les vitrines sur leur passage. Lors de la volée la plus intense, en mars 1912, Emmeline Pankhurst et ses troupes ont paralysé une grande partie du centre de Londres en fracassant les vitrines des bijoutiers, des orfèvres, du magasin de jouets Hamleys et de dizaines d'autres boutiques. Elles mettaient aussi le feu aux boîtes aux lettres dans toute la capitale. Les Londoniens choqués voyaient ces colonnes bourrées de papier s'enflammer au passage d'une militante qui y avait déposé un paquet imbibé de pétrole avant de craquer une allumette […] Le portrait complet […] tourne vite à l'inventaire encyclopédique d'actions militantes : faire sortir le Premier ministre de sa voiture et l'asperger de poivre, jeter une pierre contre l'imposte du perron de Winston Churchill, s'attaquer à des statues et des peintures au marteau et à la hache, poser des bombes sur le trajet des visites royales, se battre contre des policiers avec des bâtons, charger des hommes politiques hostiles avec des fouets pour chiens, casser les vitres des cellules des prisons. Loin d'exclure la mobilisation de masse, ces actions allaient de pair avec elle. Les suffragettes organisaient des rassemblements gigantesques, elles publiaient leurs propres journaux, se mettaient en grève de la faim : tout l'éventail de l'action militante violente ou non.
Quand l'espoir d'obtenir le droit de vote par des moyens constitutionnels a été douché une fois de plus début 1913, le mouvement est passé au stade supérieur. Dans une campagne systématique d'incendies, les suffragettes ont mis le feu à des villas, des pavillons de thé, des abris à bateaux, des hôtels, des meules de foin, des églises, des bureaux de poste, des aqueducs, des théâtres et toutes sortes d'autres cibles dans tout le pays. En l'espace d'un an et demi, le WSPU a revendiqué 337 de ces attaques. Peu de coupables ont été appréhendées. Il n'y a pas eu une seule victime ; seuls des bâtiments vides étaient incendiés. […]
Le mouvement des droits civiques est un meilleur exemple. Le boycott des bus de Montgomery, les sit-in dans les restaurants, l'offensive de Birmingham, les marches de Selma à Montgomery et autres actions non violentes ont bel et bien triomphé de la ségrégation dans le Sud, en indiquant aux Africains-Américains un moyen d'améliorer leurs conditions de vie et en élevant irréversiblement leur niveau de conscience politique. En tant que tactiques visant des succès immédiats et une participation massive, ces actions étaient considérablement plus efficaces que ce que les discours réflexes de leurs détracteurs – notamment Malcolm X – voulaient bien le reconnaître. Elles marchaient même tellement bien qu'il fallait parfois les protéger avec des armes64. Dans This Nonviolent Stuff'll Get You Killed, Charles E. Cobb Jr., ancien responsable du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), raconte que le mouvement des droits civiques était flanqué d'une protection armée. Dans le Sud profond, les communautés africaines-américaines rurales avaient développé une longue tradition de défense armée contre les assauts meurtriers ; quand le mouvement a pris et commencé à porter ses fruits, il a fait face aux mêmes menaces. Membres du Ku Klux Klan et autres suprémacistes blancs encerclaient les bases du mouvement la nuit, assassinaient des militants, tendaient des embuscades au passage des marches et cherchaient à noyer dans le sang les premiers droits civiques tout juste acquis. L'enjeu était trop important pour que les communautés noires se laissent faire. […] Lors d'une visite à Martin Luther King dans son presbytère peu après l'attentat à la bombe contre sa maison, un journaliste allait se laisser tomber dans un fauteuil lorsqu'il a remarqué deux pistolets chargés sur l'assise. « Pour ma propre défense », a expliqué King.
« Quelle est la meilleure façon de résister ? » Pour Cobb, c'est la question que les Africains-Américains se posaient pendant les luttes pour les droits civiques. Si la désobéissance civile non violente a pris, c'est parce qu'elle marchait bien – mieux que d'autres voies possibles comme la guérilla contre l'État – et qu'elle était appréciée précisément comme une tactique, bien plus qu'un credo ou une doctrine. Avec une telle approche de la non-violence, les entorses étaient inévitables. La meilleure façon de résister dans certaines circonstances (sur un pont face à un cordon de police) n'était pas la meilleure dans d'autres (dans une maison encerclée par le Klan). « Dès le début », affirme Cobb, « la frontière entre autodéfense armée et revendication non violente des droits civiques était floue », et elle l'est davantage encore dès lors qu'on élargit la perspective.
Le mouvement des droits civiques a progressé dans un dialogue vigoureux avec d'autres courants africains-américains. La cascade de lois promulguées pour garantir les droits des Noirs dans les années 1960 n'était pas entièrement de son fait, l'honneur partagé étant particulièrement évident pour le Civil Rights Act de 1964, clé de voûte de la nouvelle législation. Pourquoi le gouvernement fédéral a-t-il satisfait à ce moment les revendications que Martin Luther King et ses pairs portaient depuis si longtemps ? Le tournant avait été l'offensive de Birmingham en 1963. Quand les sit-in, kneel-ins et jail-ins contre la ségrégation dans la ville ont valu à King d'atterrir en prison, les premières pierres et bouteilles ont commencé à voler. Après deux attentats à la bombe des suprémacistes blancs, les troubles ont viré à la première émeute urbaine noire de la période, avec des foules en mouvement attaquant les policiers et détruisant des biens ; pour la première fois, des troupes fédérales ont été envoyées pour juguler l'éruption. Depuis sa cellule, King pouvait désormais envoyer un avertissement : si les revendications de son mouvement n'étaient pas satisfaites, d'autres forces bien plus menaçantes surgiraient. Si la voie de la non-violence n'aboutissait pas, « des millions de Noirs, à force de frustration et de désespoir, chercher[aient] un remède et une protection dans des idéologies nationalistes noires » et « dans bien des rues du Sud, ruisselleraient des flots de sang ». C'est bien ce scénario qui glaçait le sang de l'administration Kennedy. Des hommes qui avaient l'oreille du président ont commencé à le prévenir que s'il ne faisait pas de concessions majeures, l'ordre public risquait de s'effondrer. Faute de résultats rapides, « les Noirs vont incontestablement se tourner vers des dirigeants inexercés et peut-être moins responsables » – notamment Malcolm X – et c'est face à ce spectre que le gouvernement a plié. Le mouvement des droits civiques a arraché la loi de 1964 parce qu'il avait un flanc radical qui le faisait apparaître comme le moindre mal aux yeux du pouvoir d'État. »
Ce flanc était associé à la violence noire, éternel cauchemar de la psyché américaine blanche. Dans son ouvrage classique sur l'influence du flanc radical, Black Radicals and the Civil Rights Mainstream, 1954-1970, Herbert H. Haines récapitule la dialectique qu'il met en jeu : « L'action directe non violente a touché au cœur de puissants intérêts politiques parce qu'elle pouvait très aisément virer à la violence. Le résultat a été une action fédérale censée rendre toute nouvelle protestation inutile. […]
Il n'y a aucune révélation, aucun fait obscur ou méconnu dans les paragraphes qui précèdent. Le bain de sang des révoltes d'esclaves et de la guerre de Sécession, l'action directe des suffragettes, le dévouement de Gandhi à l'Armée impériale, la protection armée et le flanc radical du mouvement des droits civiques, le Fer de lance de la nation – tout cela est dans le domaine public. Et pourtant, le pacifisme stratégique invoque ces séquences de lutte pour mettre en garde le mouvement pour le climat contre toute entorse à la non-violence. Il y a là un mélange de niaiserie et de falsification. Le pacifisme stratégique manque ainsi à sa promesse d'aborder la désobéissance civile comme une tactique – une chose qu'on fait parce que ça marche, ce qui suppose qu'on puisse réévaluer régulièrement son efficacité. Si l'on ne veut pas considérer la non-violence comme un engagement ou un rite sacré, il nous faut adopter la position explicitement anti-gandhienne de Mandela : « J'ai appelé à la contestation non violente tant qu'elle était efficace », comme « une tactique qu'on devrait abandonner quand elle ne serait plus efficace ». Le pacifisme stratégique transforme cette méthode en fétiche, hors de l'histoire, sans rapport avec le moment."
Andréas Malm, Comment saboter un pipeline, 2020, tr. fr. Étienne Dobenesque.
Date de création : 08/10/2006 @ 11:22
Dernière modification : 11/06/2024 @ 07:17
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