"[…] Devant chacune des choses qui te divertissent, qui servent à tes besoins, ou que tu aimes, n'oublie pas de te dire en toi-même ce qu'elle est véritablement. Commence par les plus petites. Si tu aimes un pot de terre, dis-toi que tu aimes un pot de terre ; et, s'il se casse, tu n'en seras point troublé. Si tu aimes ton fils ou ta femme, dis-toi à toi-même que tu aimes un être mortel ; et s'il vient à mourir, tu n'en seras point troublé. [...]
V. Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu'ils en ont. Par exemple, la mort n'est point un mal, car, si elle en était un, elle aurait paru telle à Socrate ; mais l'opinion qu'on a que la mort est un mal, voilà le mal. Lors donc que nous sommes contrariés, troublés ou tristes, n'en accusons point d'autres que nous-mêmes, c'est-à-dire nos opinions. [...]
XVI. Quand tu vois quelqu'un qui pleure, soit parce qu'il est en deuil, soit parce que son fils est au loin, soit parce qu'il a perdu ses biens, prends garde que ton imagination ne t'emporte et ne te séduise en te persuadant que cet homme est effectivement malheureux à cause de ces choses extérieures ; mais fais en toi-même cette distinction, que ce qui l'afflige, ce n'est point l'accident qui lui est arrivé, car un autre n'en est point ému, mais l'opinion qu'il en a. Si pourtant c'est nécessaire, ne refuse point de pleurer avec lui et de compatir à sa douleur par tes discours ; mais prends garde que ta compassion ne passe au dedans et que tu ne sois affligé véritablement. [...]
XX. Souviens-toi que ce n'est ni celui qui te dit des injures, ni celui qui te frappe, qui t'outrage ; mais c'est l'opinion que tu as d'eux, et qui te les fait regarder comme des gens dont tu es outragé. Quand quelqu'un donc te chagrine et t'irrite, sache que ce n'est pas cet homme-là qui t'irrite, mais ton opinion. Efforce-toi donc, avant tout, de ne pas te laisser emporter par ton imagination ; car, si une fois tu gagnes du temps et quelque délai, tu seras plus facilement maître de toi-même. [...]
XLIII. Chaque chose a deux anses : l'une, par où on peut la porter, l'autre, par où on ne le peut pas. Si ton frère donc te fait une injustice, ne le prends point par le côté de l'injustice qu'il te fait, car c'est l'anse par où on ne saurait ni le prendre, ni le porter ; mais prends-le par cet autre côté, qu'il est ton frère, un homme qui a été élevé et nourri avec toi, et tu le prendras par le bon côté, qui te le rendra supportable."
Épictète, Manuel (publié par Arrien au IIe siècle), Maximes III, V, XVI, XX et XLIII, Traduction André Dacier.
"Les autres hommes la possèdent bien comme une partie d'eux-mêmes, parce qu'ils la possèdent seulement en puissance ; mais l'homme heureux est celui qui, désormais, est en acte cette vie elle-même, celui qui est passé en elle jusqu'à s'identifier avec elle ; désormais les autres choses ne font que l'environner, sans qu'on puisse dire que ce sont des parties de lui-même, puisqu'il cesse de les vouloir et qu'elles ne sauraient adhérer à lui que par l’effet de sa volonté. – Qu’est ce que le bien pour cet homme ? – Il est son bien à lui-même, grâce à la vie parfaite qu'il possède. Mais la cause du bien qui est en lui, c'est le Bien qui est au-delà de l'intelligence et il est, en un sens, tout autre que le bien qui est en lui. La preuve qu'il en est ainsi, c'est que dans cet état, il ne cherche plus rien. Que pourrait-il chercher ? Des choses inférieures ? Non pas ; il a en lui la perfection ; celui qui possède ce principe vivifiant mène une vie qui se suffit à elle-même ; l'homme sage n'a besoin que de lui-même pour être heureux et acquérir le bien, il n’est de bien qu’il ne possède… Dans la chance adverse, son bonheur n’est pas amoindri ; il est immuable, comme la vie qu'il possède ; quand ses proches ou ses amis meurent, il sait ce qu'est la mort, et ceux qui la subissent le savent aussi, s'ils sont des sages ; la perte de ses proches et des ses parents n'émeut en lui que la partie irrationnelle dont les peines de l'atteignent pas".
Plotin, Les Ennéades (254-270 ap. J.-C.), I, 4, p. 74.
"Ceux qui croient à une autre vie se repaissent, il est vrai, l'imagination d'agréables idées qui les consolent de mourir, d'autant plus qu'ils sont moins heureux dans celle-ci et que, vivant avec autant de piété que de probité, ils ont plus d'espérance que de crainte. Ils sont trompés à leur profit. Le gain qu'on leur promet, quoique chimérique, fait qu'ils supportent patiemment leurs calamités, et que la perte de la vie, qui est tout pour moi, n'a pour eux presque rien de réel. Tel est le seul avantage de la crédulité. Mais pour une idée riante, combien d'idées tristes, et de frayeurs cruelles ! Au contraire dans notre opinion, si on n'a pas les roses fantastiques que donne un beau songe, du moins est-on exempt des épines réelles qui l'accompagnent. Enfin tout bien considéré, se borner au présent, qui seul est en notre pouvoir, c'est le seul parti digne du sage ; nuls inconvénients, nulles inquiétudes de l'avenir dans ce système. Uniquement occupé à bien remplir ce cercle étroit de la vie, on se trouve d'autant plus heureux, qu'on vit non seulement pour soi, mais pour sa patrie, pour son roi, et en général pour l'humanité qu'on se fait gloire de servir. On fait le bonheur de la société, avec le sien propre. Toutes les vertus consistent à bien mériter d'elle."
Julien Offray de La Mettrie, Sur le bonheur (1748), Éd. L'Arche, 2000.
"« La vie est dans le mouvement » a dit Aristote avec raison : de même que notre vie physique consiste uniquement dans un mouvement incessant et ne persiste que par lui, de même notre vie intérieure, intellectuelle demande une occupation constante, une occupation avec n'importe quoi, par l'action ou par la pensée ; c'est ce que prouve déjà cette manie des gens désœuvrés, et qui ne pensent à rien, de se mettre immédiatement à tambouriner avec leurs doigts ou avec le premier objet venu. C'est que l'agitation est le principe de notre existence ; une inaction complète devient bien vite insupportable, car elle engendre le plus horrible ennui. C'est en réglant cet instinct qu'on peut le satisfaire méthodiquement et avec plus de fruit. L'activité est indispensable au bonheur ; il faut que l'homme agisse, fasse quelque chose si cela lui est possible ou apprenne au moins quelque chose ; ses forces demandent leur emploi, et lui-même ne demande qu'a leur voir produire un résultat quelconque. Sous ce rapport, sa plus grande satisfaction consiste à faire, à confectionner quelque chose, panier ou livre ; mais ce qui donne du bonheur immédiat, c'est de voir jour par jour croître son œuvre sous ses mains et de la voir arriver a sa perfection. Une œuvre d'art, un écrit ou même un simple ouvrage manuel produisent cet effet ; bien entendu, plus la nature du travail est noble, plus la jouissance est élevée."
Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1851.
"10 mai 1933
Ce qu’on appelle faire l’amour, c’est le plus souvent une caricature du bonheur. Le bonheur est beaucoup plus grand, beaucoup plus profond, et beaucoup plus simple. Et parce qu’il est simple, il ne s’analyse, ni ne se décrit. On ne raconte pas le bonheur, mais il y a des moments où il fond sur nous, sans raison apparente, au plus fort d’une maladie, ou pendant une promenade à travers des prés, ou dans une chambre obscure où l’on s’ennuie ; on se sent tout à coup absurdement heureux, heureux à en mourir, c’est-à-dire si heureux qu’on voudrait mourir, afin de prolonger à l’infini cette minute extraordinaire. J’ai éprouvé cela hier, dans un salon de thé de l’avenue de l’Opéra, une autre fois alors que je lisais Sense and Sensibility, et très souvent dans ma petite enfance.
Octobre.
- Hier après vers 4 heures, au plus fort d'une inquiétude qui durait depuis dix jours, j’ai senti tout à coup la présence indescriptible du bonheur. Je suis allé dans ma chambre où je me suis enfermé, puis je suis retourné au salon, me suis promené dans l’antichambre et jamais la maison ne m'a paru plus agréable. Par les fenêtres qui donnent sur l’avenue, j’ai regardé tomber la pluie. Le ciel était d’un gris délicat et la lumière encore assez forte pour qu’on n’eût pas besoin d’allumer. Errant de pièce en pièce, j’ai examiné les meubles comme si je ne les avais jamais vus. Cet état d’esprit extraordinaire n’a pas duré très longtemps. Étranges, les artifices dont savent user les choses quand elles devinent que nous allons les quitter et qu’elles tentent de nous retenir. À la lueur du crépuscule, le salon m’a paru d’une beauté insolite ; les meubles brillaient avec des reflets de métal et le grand tapis de prière semblait posé à la surface Un lac."
Julien Green, Journal.
"Si vous persistez à avoir pour principal objectif de connaître toutes les sensations possibles - car, comme état d'esprit passager, c'est normal à votre âge - vous n'irez pas loin. J'aimais bien mieux quand vous disiez aspirer à prendre contact avec la vie réelle. Vous croyez peut-être que c'est la même chose ; en fait, c’est juste le contraire. Il y a des gens qui n'ont vécu que de sensations et pour les sensations : André Gide en est un exemple. Ils sont en réalité des dupes de la vie, et, comme ils le sentent confusément, ils tombent toujours dans une profonde tristesse où il ne leur reste d'autre ressource que de s'étourdir en se mentant misérablement à eux-mêmes. Car la réalité de la vie, ce n'est pas la sensation, c'est l'activité – j'entends l'activité et dans la pensée et dans l'action. Ceux qui vivent de sensations ne sont, matériellement et moralement, que des parasites par rapport aux hommes travailleurs et créateurs, qui seuls sont des hommes. J'ajoute que ces derniers, qui ne recherchent pas les sensations, en reçoivent néanmoins de bien plus vives, plus profondes, moins artificielles et plus vraies que ceux qui les recherchent. Enfin, la recherche de la sensation implique un égoïsme qui me fait horreur en ce qui me concerne. Elle n'empêche évidemment pas d'aimer, mais elle amène à considérer les êtres aimés comme de simples occasions de jouir ou de souffrir, et à oublier complètement qu'ils existent par eux-mêmes. On vit au milieu de fantômes, on rêve au lieu de vivre."
Simone Weil, "Lettre à une élève : l'amour est quelque chose de grave", in La condition ouvrière, 1951, Idées Gallimard, 1976, p. 33-34.
"[…] s'il est vrai, comme l'affirmait Maupertuis, que « l'homme, soit qu'on le suppose seul, soit qu'on le considère en société, n'a pour but que son bonheur »[1], la grande nouveauté du [XVIIIe siècle] est que le progrès des sciences paraît lui fournir les moyens d'atteindre ce but dans l'avenir. Si « l'idée neuve » (Saint-Just) du bonheur désigne, selon Rousseau, « la fin de tout être sensible »[2], la grande bonne nouvelle des Lumières est que le bonheur est désormais à portée de tous les humains : non seulement l'homme serait né pour le bonheur, fait pour le bonheur, mais le bonheur l'attendrait dans un futur prévisible. L'eudémonisme est ainsi saisi par l'égalitarisme. L'une des principales leçons de la philosophie classique est par là niée ou reniée : désormais, le bonheur n'est plus réservé au petit nombre des « sages » ou des contemplatifs ; le bonheur est pour tous, puisque tous les hommes sont égaux en aptitudes, et qu'il suffit de les bien cultiver, c'est-à-dire avec méthode. Ce qui est vrai du bonheur l'est de la liberté. Tous les hommes sont destinés à être heureux et libres, à condition d'être des citoyens d'un État fondé sur de justes lois, respectées par tous. Pour les partisans de la révolution politique, il s'agit, par celle-ci, d'achever la marche en avant du siècle des Lumières, en ajoutant les progrès législatifs à la somme des autres progrès accomplis. Non sans paraphraser Rousseau, Robespierre expose ainsi le 10 mai 1793, à l'Assemblée nationale, la vision progressiste d'une humanité politiquement « régénérable » :
« L'homme est né pour le bonheur et pour la liberté, et partout il est esclave et malheureux ! La société a pour but la conservation de ses droits et la perfection de son être ; et partout la société le dégrade et l'opprime ! Le temps est arrivé de le rappeler à ses véritables destinées ; les progrès de la raison humaine ont préparé cette grande révolution, et c'est à vous qu'est spécialement imposé le devoir de l'accélérer. [...] Les rois et les aristocrates ont très bien fait leur métier : c'est à vous maintenant de faire le vôtre, c'est-à-dire de rendre les hommes heureux et libres par les lois. »[3]
Disons-le autrement : l'homme étant indéfiniment malléable, il est aussi malléable pour le bonheur."
Pierre-André Taguieff, Du progrès, 2001, Librio, p. 69-71.
[1] Maupertuis, Éloge de Montesquieu, Paris, 1755; cité d'après Émile Callot, Maupertuis. Le savant et le philosophe, présentation et extraits, Paris, Marcel Rivière, 1964, p. 166.
[2] Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l'éducation [1762], éd. François et Pierre Richard, Paris, Garnier, 1962, livre V, p. 564 : " Il faut être heureux, cher Émile : c'est la fin de tout être sensible ; c'est le premier désir que nous imprima la nature, et le seul qui ne nous quitte jamais."
[3] Maximilien de Robespierre, "Sur le gouvernement représentatif" [10 mai 1793], in Robespierre, Textes choisis, préface, commentaires et notes explicatives par Jean Poperen, Paris, Éditions sociales, 1957, t. II, p. 141.
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Date de création : 08/10/2006 @ 11:35
Dernière modification : 11/05/2014 @ 17:55
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