"Quand il y aurait entre l’Etat et la famille autant de rapport que plusieurs auteurs le prétendent, il ne s’ensuivrait pas pour cela que les règles de conduite propres à l’une de ces deux sociétés, fussent convenables à l’autre : elles diffèrent trop en grandeur pour pouvoir être administrées de la même manière, et il y aura toujours une extrême différence entre le gouvernement domestique, où le père peut tout voir par lui-même, et le gouvernement civil, où le chef ne voit presque rien que par les yeux d’autrui. Pour que les choses devinssent égales à cet égard, il faudrait que les talents, la force, et toutes les facultés du père, augmentassent en raison de la grandeur de la famille, et que l’âme d’un puissant monarque fût à celle d’un homme ordinaire, comme l’étendue de son empire est à l’héritage d’un particulier.
Mais comment le gouvernement de l'Etat pourrait-il être semblable à celui de la famille dont le fondement est si différent ? Le père étant physiquement plus fort que ses enfants, aussi longtemps que son secours leur est nécessaire, le pouvoir paternel passe avec raison pour être établi par la nature. Dans la grande famille dont tous les membres sont naturellement égaux, l'autorité politique purement arbitraire quant à son institution ne peut être fondée que sur des conventions, ni le magistrat commander aux autres qu'en vertu des lois. Les devoirs du père lui sont dictés par des sentiments naturels, et d'un ton qui lui permet rarement de désobéir. Les chefs n'ont point de semblable règle, et ne sont réellement tenus envers le peuple qu'à ce qu'ils lui ont promis de faire, et dont il est en droit d'exiger l'exécution. Une autre différence plus importante encore, c'est que les enfants n'ayant rien que ce qu'ils reçoivent du père, il est évident que tous les droits de propriété lui appartiennent, ou émanent de lui ; c'est tout le contraire dans la grande famille, où l'administration générale n'est établie que pour assurer la propriété particulière qui lui est antérieure. Le principal objet des travaux de toute la maison est de conserver et d'accroître le patrimoine du père, afin qu'il puisse un jour le partager entre ses enfants sans les appauvrir ; au lieu que la richesse du fisc n'est qu'un moyen, souvent fort mal entendu, pour maintenir les particuliers dans la paix et dans l'abondance. En un mot, la petite famille est destinée à s'éteindre, et à se résoudre un jour en plusieurs autres familles semblables ; mais la grande étant faite pour durer toujours dans le même état, il faut que la première s'augmente pour se multiplier : et non seulement il suffit que l'autre se conserve, mais on peut prouver aisément que toute augmentation lui est plus préjudiciable qu'utile".
Rousseau, Discours sur l'économie politique, 1755, Vrin, 2002, p. 41-42.