"Oui, par le suffrage universel, par la souveraineté nationale qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois. C'est d'eux, c'est de leur volonté souveraine qu'émanent les lois et le gouvernement ; ils révoquent, ils changent leurs mandataires, les législateurs et les ministres, mais, au moment même où le salarié est souverain dans l'ordre politique, il est dans l'ordre économique réduit à une sorte de servage.
Oui ! au moment où il peut chasser les ministres du pouvoir, il est, lui, sans garantie aucune et sans lendemain, chassé de l’atelier. Son travail n'est plus qu’une marchandise que les détenteurs du capital acceptent ou refusent à leur gré.
Il peut être chassé de l'atelier, il ne collabore pas aux règlements d'atelier qui deviennent tous les jours plus sévères et plus captieux, et qui sont faits sans lui et contre lui.
Il est la proie de tous les hasards, de toutes les servitudes et, à tout moment, s'il veut exercer son droit légal de coalition pour défendre son salaire, il peut se voir refuser tout travail, tout salaire, toute existence par la coalition des grandes compagnies minières. Et tandis que les travailleurs n'ont plus à payer, dans l'ordre politique, une liste civile de quelques millions aux souverains que vous avez détrônés, ils sont obligés de prélever sur leur travail une liste civile de plusieurs milliards pour rémunérer les oligarchies qui sont les souveraines du travail national.
Et c'est parce que le socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c'est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c'est parce qu'il veut que la République soit affirmée dans l'atelier comme elle est affirmée ici, c'est parce qu'il veut que la Nation soit souveraine dans l'ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l'ordre politique, c'est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. C'est la République qui est le grand meneur : traduisez-la donc devant vos gendarmes !"
Jean Jaurès, Discours à la Chambre des députés : 21 novembre 1893.
"Nous sommes accoutumés à distinguer entre l' « économie » et le « politique » et la fonction « politique ». Nous entendons par « économie » un réseau d'activités et d'institutions servant à la production ou à l'acquisition de produits de consommation ou de moyens de production. En parlant d' « économie » nous considérons comme une chose allant de soi que la production et surtout l'acquisition de moyens de production et de biens de consommation se fasse normalement sans menaces et sans recours à la force physique ou militaire. Or, rien n'est moins évident ! Dans toutes les sociétés de guerriers fondées sur l'économie de troc – et aussi dans quelques autres ! – l'épée semble le meilleur recours quand il s'agit de se procurer des moyens de production et la menace un auxiliaire indispensable de la production. Pour voir apparaître ce que nous appelons l' « économie » au sens strict du terme, ainsi que ce mode de compétition que nous appelons la « concurrence », il faut attendre que la division des fonctions soit parvenue à un stade avancé, qu'à la suite de longs combats une administration spécialisée gère les fonctions de domination comme sa propriété sociale, qu'un monopole centralisé et public de l'emploi de la force physique s'étende sur de vastes territoires : car c'est alors seulement que peut s'instaurer une compétition pour les biens de consommation et les moyens de production sans recours à la violence physique."
Norbert Elias, La dynamique de l'Occident, 1939, tr. fr. P. Kamnitzer, Presses Pocket, 2003, p. 84.
"Le libéralisme veut qu'on fasse le meilleur usage possible des forces de la concurrence en tant que moyen de coordonner les efforts humains ; il ne veut pas qu'on laisse les choses en l'état où elles sont. Le libéralisme est basé sur la conviction que la concurrence est le meilleur moyen de guider les efforts individuels. Il ne nie pas, mais souligne au contraire que pour que la concurrence puisse jouer un rôle bienfaisant, une armature juridique soigneusement conçue est nécessaire ; il admet que les lois passées et présentes ont de graves défauts. Il ne nie pas non plus que partout où il est impossible de rendre la concurrence efficace, il nous faut recourir à d'autres méthodes pour guider l'activité économique. Toutefois le libéralisme économique est opposé au remplacement de la concurrence par des méthodes inférieures de coordination des efforts humains. Il considère la concurrence comme supérieure non seulement parce qu'elle est dans la plupart des circonstances la méthode la plus efficace qu'on connaisse, mais plus encore parce qu'elle est la seule méthode qui permettre d'ajuster nos activités les unes aux autres sans intervention arbitraire ou coercitive de l'autorité. En vérité, un des arguments principaux en faveur de la concurrence est qu'elle permet de se passer de "contrôle social conscient" et qu'elle donne aux individus une chance de décider si les perspectives d'un métier donné sont suffisantes pour compenser les désavantages et les risques qu'il comporte […].
Il est nécessaire avant tout que, sur le marché, les parties soient libres d'acheter ou de vendre au prix, quel qu'il soit, auquel elles peuvent trouver une contrepartie, et que chacun soit libre de produire, de vendre et d'acheter tout ce qui est susceptible d'être produit ou vendu. Il est essentiel que l'accès des divers métiers soit ouvert à tous aux mêmes conditions, et que la loi interdise à tout groupement et à tout individu de tenter de s'y opposer par la force, ouvertement ou non. Tout essai de contrôle des prix ou des quantités de certaines marchandises prive la concurrence de son pouvoir de coordonner efficacement les efforts individuels, parce que les variations de prix cessent alors d'enregistrer toutes les modifications des circonstances, et ne fournissent plus un guide sûr à l'action individuelle."
Friedrich A. Hayek, La Route de la servitude, 1946, Trad. G. Blumberg, PUF, 1985, p. 33.
[ Coercitive : contraignante.