"Ce que tout le monde recherche ce n'est pas ce qui est ancestral, mais ce qui est bon. Et il est vraisemblable que les premier hommes, qu'ils soient nés de la terre ou qu'ils aient été les survivants de quelque cataclysme, devaient ressembler aux premiers idiots venus, comme on le dit de gens nés de la terre, si bien qu'il serait absurde de rester attaché aux dogmes de gens de ce genre. Outre cela il n'est pas préférable non plus de garder immuables les lois écrites[1]. Comme dans les autres arts en effet, en matière d'organisation politique aussi il est impossible de tout coucher par écrit avec précision car, nécessairement, ce qui est écrit est général, alors que les actions concernent le particulier. Tout cela montre donc à l'évidence qu'il faut modifier certaines lois en certaines circonstances. Mais quand on considère les choses d'une autre manière il semblerait qu'il faille <faire preuve> d'une grande circonspection. Car lorsque l'amélioration est faible, comme il est par ailleurs mauvais de s'habituer à changer aisément les lois, il est évident qu'il vaut mieux tolérer certaines erreurs de la part tant des législateurs que des magistrats. En effet, l'utilité qu'il y a à changer la loi n'est pas aussi grande que le dommage causé par celui qui aura pris l'habitude de désobéir aux magistrats. Et l'exemple tiré des techniques est faux, car ce n'est pas la même chose de changer un art et une loi. La loi, en effet n'a pas d'autre force, pour se faire obéir, que l'usage, lequel n'advient pas sans un certain laps de temps, de sorte que passer facilement des lois existantes à d'autres lois nouvelles c'est rendre infirme la puissance de la loi."
Aristote, Les Politiques, II, 8, 1268 b 21-24, tr. fr. Pierre Pellegrin, GF, 1993, p. 177-178.
[1] Les lois écrites s'opposent aux us et coutumes.
"Il n'est légitime de modifier les lois humaines que dans la mesure où cette modification est profitable à l'intérêt commun. Or le changement de loi lui-même, pris en soi, entraîne un certain dommage pour l'intérêt commun. La coutume contribue en effet pour beaucoup à l'observance des lois, à tel point, que ce qui se fait contre la coutume, même si c'est de peu d'importance, semble grave. Il résulte de là que tout changement de la loi diminue la force contraignante de la loi en ébranlant la coutume, et c'est pourquoi l'on ne doit jamais modifier une loi humaine à moins que le gain qui en résulte d'autre part pour l'intérêt commun ne compense le dommage qu'on lui fait subir sur ce point. C'est ce qui peut arriver, soit qu'une très considérable et très évidente utilité doive résulter du statut nouveau, soit qu'il y ait nécessité urgente à l'admettre, soit que la loi reçue contienne une iniquité manifeste ou que son maintien soit nuisible à beaucoup de citoyens."
Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1269, II, I, question 97, article 2.
"La loi, pour bonne qu'elle soit, ne vaut rien, si elle porte un mépris de soi-même ; or est-il que la nouveauté, en matière de lois, est toujours méprisée, et, au contraire, la révérence de l'antiquité est si grande qu'elle donne assez de force à la loi pour se faire obéir de soi-même sans Magistrat ; au lieu que les édits nouveaux, avec les peines y apposées, et tout le devoir des officiers, ne se peuvent entretenir, sinon avec bien grande difficulté ; de sorte que le fruit qu'on doit recueillir d'un nouvel édit n'est pas si grand que le dommage que tire après soi le mépris des autres lois, pour la nouveauté d'une. Et pour le trancher court, il n'y a chose plus difficile à traiter, ni plus douteuse à réussir, ni plus périlleuse à manier, que d'introduire [de] nouvelles ordonnances. Cette raison me semble fort considérable. J'en mettrai encore une qui n'est pas de moindre poids : c'est que tout changement de loi[s] qui touchent l'État est dangereux ; car de changer les coutumes et ordonnances, concernant les successions, contrats ou servitudes, de mal en bien, il est aucunement tolérable, mais de changer les lois qui touchent l'État, il est aussi dangereux comme de remuer les fondements ou pierres angulaires qui soutiennent le faix du bâtiment, lequel en ce faisant s'ébranle, et reçoit bien souvent plus de dommage (outre le danger de sa ruine) que de profit de la nouvelle étoffe, [de même] s'il est [déjà] vieil et caduc. Ainsi est-il d'une République [déjà] envieillie, si on remue tant soit peu les fondements qui la soutiennent, il y a grand danger de la ruine [de celle-ci] : car la maxime ancienne des sages politiques doit être bien pesée, c'est à savoir qu'il ne faut rien changer ès lois d'une République qui s'est longuement maintenue en bon état, quelque profit apparent qu'on veuille prétendre."
Jean Bodin, Les Six livres de la république, 1576, IV, 3, p. 551-452, Fayard, 1986, tome 4, p. 100-104.
"La dureté de la loi, nul n'est censé l'oublier. Dura lex sed lex . Divers moyens furent inventés, selon les époques et les sociétés, afin de maintenir toujours fraîche la mémoire de cette dureté. Le plus simple et le plus récent, chez nous, ce fut la généralisation de l'école, gratuite et obligatoire. Dès lors que l'instruction s'imposait universelle, nul ne pouvait plus sans mensonge – sans transgression – arguer de son ignorance. Car, dure, la loi est en même temps écriture. L'écriture est pour la loi, la loi habite l'écriture ; et connaître l'une, c'est ne plus pouvoir méconnaître l'autre. Toute loi est donc écrite, toute écriture est indice de loi. Les grands despotes qui jalonnent l'histoire nous l'enseignent, tous les rois, empereurs, pharaons, tous les Soleils qui surent imposer aux peuples leur Loi : partout et toujours, l'écriture réinventée dit d'emblée le pouvoir de la loi, gravée sur la pierre, peinte sur les écorces, dessinée sur les papyrus. Il n'est jusqu'aux quipu des Incas que l'on ne puisse tenir pour une écriture. Loin de se réduire à de simples moyens mnémotechniques de comptabilité, les cordelettes nouées étaient d'avance, nécessairement, une écriture qui affirmait la légitimité de la loi impériale, et la terreur qu'elle devait inspirer".
Pierre Clastres, La société contre l'État, chapitre 10 : de la torture dans les sociétés primitives, § 1, 1973, Éditions de minuit, 1974, p. 152.
"[...] qu'est-ce que l'autorité de la loi ? Les juristes (et presque tout le monde, d'ailleurs) pensent qu'il existe un idéal politique fondamental et autonome nommé « autorité de la loi ». Mais ils ne s'accordent pas sur la définition de cet idéal. En fait, il existe deux visions divergentes de l'autorité de la loi, et chacune d'elles a ses partisans. Je baptiserai la première « théorie du texte de la loi ». Elle rappelle avec insistance que le pouvoir de l'État ne devrait jamais s'exercer contre un individu qu'à condition d'être conforme à des lois explicitement exposées dans des textes à la libre disposition de tous. Le gouvernement et les simples citoyens doivent tous se conformer à ces lois jusqu'à ce qu'elles soient modifiées, en accord avec d'autres lois qui précisent les modalités de ces modifications et qui sont également consignées dans les textes. Cette conception de la loi fondée sur les textes est en un sens très peu contraignante, car elle ne dit rien du contenu des lois susceptibles d'être insérées dans les textes. Elle se contente de souligner que toute loi consignée doit être respectée jusqu'à la date de sa modification. Certes, les défenseurs de cette conception se préoccupent du contenu des lois, mais ils considèrent qu'il s'agit du contenu de la justice, qui constitue un idéal distinct, et qui ne se confond nullement avec celui de l'autorité de la loi.
Quant à la seconde version de l'autorité de la loi, je l'appelle « conception fondée sur les droits » ; à de nombreux égards, elle est plus ambitieuse que la précédente. Elle suppose que les citoyens ont des droits et des devoirs moraux les uns envers les autres, et des droits politiques que l'État dans son ensemble doit lui reconnaître. Elle souligne que ces droits moraux et politiques doivent être positivement reconnus dans le droit, pour qu'ils puissent être appliqués à la requête de simples citoyens, par l'intermédiaire des tribunaux ou des institutions judiciaires habituels, dans la mesure du possible. Ici, l'autorité de la loi dépend de la perception qu'a l'opinion publique des droits individuels. On ne trouve pas ici de distinction, comme dans la théorie du texte de loi, entre l'autorité de la loi et le contenu donné à la justice ; au contraire, cet idéal requiert que les règles consignées dans les textes prennent en compte les droits moralement reconnus et contribuent à les faire respecter."
Ronald Dworkin, Une question de principe (1985), traduit de l'américain par A. Guillain, Éd. PUF, 1996, pp. 14-15.