"Il y a deux choses dans les phénomènes de la vie , 1° l'état de santé, 2°celui de maladie : de là, deux sciences distinctes ; la physiologie, qui s'occupe des phénomènes du premier état ; la pathologie, qui s'occupe des phénomènes du second. L'histoire des phénomènes dans lesquels les forces vitales ont leur type naturel, nous mène comme conséquence à celle des phénomènes où ces forces sont altérées. Or, dans les sciences physiques il n'y a que la première histoire ; jamais la seconde ne se trouve. La physiologie est au mouvement des corps vivants, ce que l'astronomie, la dynamique, l'hydraulique, l'hydrostatique, etc., sont à ceux des corps inertes : or, ces dernières n'ont point de sciences qui leur correspondent comme la pathologie correspond à la première. Par la même raison, toute idée de médicament répugne dans les sciences physiques. Un médicament a pour but de ramener les propriétés à leur type naturel : or, les propriétés physiques ne perdant jamais ce type, n'ont pas besoin d'y être ramenées. Rien dans les sciences physiques ne correspond à ce qu'est la thérapeutique dans les physiologiques. On voit donc comment le caractère particulier d'instabilité des propriétés vitales est la source d'une énorme série de phénomènes qui nécessitent un ordre particulier de sciences."
Xavier Bichat, Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine, 1801, I, Introduction, LIII-LIV, Brosson, Gabon et Cie, Paris.
"La spontanéité dont jouissent les êtres doués de la vie a été une des principales objections que l'on a élevées contre l'emploi de l'expérimentation dans les études biologiques. En effet, chaque être vivant nous apparaît comme pourvu d'une espèce de force intérieure qui préside à des manifestations vitales de plus en plus indépendantes des influences cosmiques générales, à mesure que l'être s'élève davantage dans l'échelle de l'organisation. Chez les animaux supérieurs et chez l'homme, par exemple, cette force vitale paraît avoir pour résultat de soustraire le corps vivant aux influences physico-chimiques générales et de le rendre ainsi très difficilement accessible à l'expérimentation.
Les corps bruts n'offrent rien de semblable, et, quelle que soit leur nature, ils sont tous dépourvus de spontanéité. Dès lors la manifestation de leurs propriétés étant enchaînée d'une manière absolue aux conditions physico-chimiques qui les environnent et leur servent de milieu, il en résulte que l'expérimentateur peut facilement les atteindre et les modifier à son gré.
D'un autre côté, tous les phénomènes d'un corps vivant sont dans une harmonie réciproque telle, qu'il paraît impossible de séparer une partie de l'organisme, sans amener immédiatement un trouble dans tout l'ensemble. Chez les animaux supérieurs en particulier, la sensibilité exquise amène des réactions et des perturbations encore plus considérables.
Beaucoup de médecins et de physiologistes spéculatifs, de même que des anatomistes et des naturalistes, ont exploité ces divers arguments pour s'élever contre l'expérimentation chez les êtres vivants. Ils ont admis que la force vitale était en opposition avec les forces physico-chimiques, qu'elle dominait tous les phénomènes de la vie, les assujettissait à des lois tout à fait spéciales et faisait de l'organisme un tout organisé auquel l'expérimentateur ne pouvait toucher sans détruire le caractère de la vie même. Ils ont même été jusqu'à dire que les corps bruts et les corps vivants différaient radicalement à ce point de vue, de telle sorte que l'expérimentation était applicable aux uns et ne l'était pas aux autres. Cuvier, qui partage cette opinion, et qui pense que la physiologie doit être une science d'observation et de déduction anatomique, s'exprime ainsi : "Toutes les parties d'un corps vivant sont liées ; elles ne peuvent agir qu'autant qu'elles agissent toutes ensemble : vouloir en séparer une de la masse, c'est la reporter dans l'ordre des substances mortes, c'est en changer entièrement l'essence [1]".
Si les objections précédentes étaient fondées, ce serait reconnaître ou bien qu'il n'y a pas de déterminisme possible des phénomènes de la vie, ce qui serait nier simplement la science biologique ; ou bien ce serait admettre que la force vitale doit être étudiée par des procédés particuliers et que la science de la vie doit reposer sur d'autres principes que la science des corps inertes. Ces idées, qui ont eu cours à d'autres époques, s'évanouissent sans doute aujourd'hui de plus en plus ; mais cependant il importe d'en extirper les derniers germes parce que ce qu'il reste encore, dans certains esprits, de ces idées vitalistes constitue un véritable obstacle aux progrès de la médecine expérimentale.
Je me propose donc d'établir que la science des phénomènes de la vie ne peut avoir d'autres bases que la science des phénomènes des corps bruts, et qu'il n'y a sous ce rapport aucune différence entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques".
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Flammarion, p. 99-100.
[1] Lettre à J. C. Mertrud, p. 5. An VIII
"On admet trop facilement l'existence entre la connaissance et la vie d'un conflit fondamental, et tel que leur aversion réciproque ne puisse conduire qu'à la destruction de la vie par la connaissance ou à la dérision de la connaissance par la vie. Il n'est alors de choix qu'entre un intellectualisme cristallin, c'est-à-dire transparent et inerte, et un mysticisme trouble, à la fois actif et brouillon.
Or le conflit n'est pas entre la pensée et la vie dans l'homme, mais entre l'homme et le monde dans la conscience humaine de la vie. La pensée n'est rien d'autre que le décollement de l'homme et du monde qui permet le recul, l'interrogation, le doute (penser c'est peser, etc.) devant l'obstacle surgi. La connaissance consiste concrètement dans la recherche de la sécurité par réduction des obstacles, dans la construction de théories d'assimilation. Elle est donc une méthode générale pour la résolution directe ou indirecte des tensions entre l'homme et le milieu. Mais définir ainsi la connaissance c'est trouver son sens dans sa fin qui est de permettre à l'homme un nouvel équilibre avec le monde, une nouvelle forme et une nouvelle organisation de sa vie. Il n'est pas vrai que la connaissance détruise la vie, mais elle défait l'expérience de la vie, afin d'en abstraire, par l'analyse, des échecs, des raisons de prudence (sapience, science, etc.) et des lois de succès éventuels, en vue d'aider l'homme à refaire ce que la vie a fait sans lui, en lui ou hors de lui. On doit dire par conséquent que si pensée et connaissance s'inscrivent, du fait de l'homme, dans la vie pour la régler, cette même vie ne peut pas être la force mécanique, aveugle et stupide, qu'on se plaît à imaginer quand on l'oppose à la pensée. Et d'ailleurs, si elle est mécanique elle ne peut être ni aveugle ni stupide. Seul peut être aveugle un être qui cherche la lumière, seul peut être stupide un être qui prétend signifier."
Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, 1965, La pensée et le vivant, Vrin, p. 9-10.
"Un rationalisme raisonnable doit savoir reconnaître ses limites et intégrer ses conditions d'exercice. L'intelligence ne peut s'appliquer à la vie qu'en reconnaissant l'originalité de la vie. La pensée du vivant doit tenir du vivant l'idée du vivant. [...] Dans l'Electre, de Jean Giraudoux, le mendiant, l'homme du trimard [1] qui heurte du pied sur la route les hérissons écrasés, médite sur cette faute originelle du hérisson qui le pousse à la traversée des routes. Si cette question a un sens philosophique, car elle pose le problème du destin et de la mort, elle a en revanche beaucoup moins de sens biologique.
Une route c'est un produit de la technique humaine, un des éléments du milieu humain, mais cela n'a aucune valeur biologique pour un hérisson. Les hérissons, en tant que tels, ne traversent pas les routes. Ils explorent à leur façon de hérisson leur milieu de hérisson, en fonction de leurs impulsions alimentaires et sexuelles. En revanche, ce sont les routes de l'homme qui traversent le milieu du hérisson, son terrain de chasse et le théâtre de ses amours, comme elles traversent le milieu du lapin, du lion ou de la libellule.
Or, la méthode expérimentale comme l'indique l'étymologie du mot méthode [2] c'est aussi une sorte de route que l'homme biologiste trace dans le monde du hérisson, de la grenouille, de la drosophile, de la paramécie et du streptocoque [3]. Il est donc à la fois inévitable et artificiel d'utiliser pour l'intelligence de l'expérience qu'est pour l'organisme sa vie propre des concepts, des outils intellectuels, forgés par ce vivant savant qu'est le biologiste. On n'en conclura pas que l'expérimentation en biologie est inutile ou impossible, mais, retenant la formule de Claude Bernard : la vie c'est la création, on dira que la connaissance de la vie doit s'accomplir par conversions imprévisibles, s'efforçant de saisir un devenir dont le sens ne se révèle jamais si nettement à notre entendement que lorsqu'il le déconcerte."
Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, 1965, Vrin, p. 12-13 et p. 39.
[1] Trimard : mot argotique qui signifie "chemin". Le trimardeux désigne un vagabond qui erre sur les routes.
[2] Méthode : du grec méthodos = recherche.
[3] Drosophile : diptère de la famille des Muscidés (race de mouche), paramécie : protozoaire cilié (organisme unicellulaire), streptocoque : espèce de bactérie.
"Tant que les savants ont conçu les fonctions des organes dans un organisme à l'image des fonctions de l'organisme lui-même dans le milieu extérieur, il était naturel qu'il empruntassent les concepts de base, les idées directrices de l'explication et de l'expérimentation biologiques à l'expérience pragmatique du vivant humain, puisque c'est un vivant humain qui se trouve être en même temps, et d'ailleurs au titre de vivant, le savant curieux de la solution théorique des problèmes posés par la vie du fait même de son exercice. Que l'on soit finaliste ou que l'on soit mécaniste, que l'on s'intéresse à la fin supposée ou aux conditions d'existence des phénomènes vitaux, on ne sort pas de l'anthropomorphisme. Rien n'est plus humain en un sens qu'une machine, s'il est vrai que c'est par la construction des outils et des machines que l'homme se distingue des animaux. Les finalistes se représentent le corps vivant comme une république d'artisans, les mécanistes comme une machine sans machiniste. Mais comme la construction de la machine n'est pas une fonction de la machine, le mécanisme biologique, s'il est l'oubli de la finalité, n'en est pas pour autant l'élimination radicale. Voilà pourquoi, dans quelque perspective finaliste ou mécaniste que le biologiste se soit d'abord placé, les concepts utilisés primitivement pour l'analyse des fonctions des tissus, organes ou appareils, étaient inconsciemment chargés d'un import pragmatique et technique proprement humain.
Par exemple, le sang, la sève s'écoulent comme l'eau. L'eau canalisée irrigue le soi ; le sang et la sève doivent irriguer eux aussi. C'est Aristote qui a assimilé la distribution du sang à partir du coeur et l'irrigation d'un jardin par des canaux. Et Galien ne pensait pas autrement. Mais irriguer le sol, c'est finalement se perdre dans le sol. Et là est exactement le principal obstacle à l'intelligence de la circulation. On fait gloire à Harvey d'avoir fait l'expérience de la ligature des veines du bras, dont la turgescences au-dessous du point de striction est une des preuves expérimentales de la circulation. Or, cette expérience avait déjà été faite en 1603 par Fabrice d'Aquapendente - et il est bien possible qu'elle remonte encore plus haut - qui en avait conclu au rôle régulateur des valvules des veines, mais pensait qu'il s'agissait pour elles d'empêcher le sang de s'accumuler dans les membres et les parties déclives. Ce qu'Harvey ajouta à la somme des constatations faites avant lui est ceci, à la fois simple et capital ; en une heure, le ventricule gauche envoie dans le corps par l'aorte un poids de sang triple du poids du corps. D'où vient et où peut aller tant de sang ? Et d'ailleurs, si l'on ouvre une artère, l'organisme se saigne à blanc. D'où naît l'idée d'un circuit fermé possible. « Je me suis demandé, dit Harvey, si tout ne s'expliquerait pas par un mouvement circulaire du sang. » C'est alors, que, refaisant l'expérience de la ligature, Harvey parvient à donner un sens cohérent à toutes les observations et expériences. On voit comment la découverte de la circulation du sang c'est d'abord, et peut-être essentiellement, la substitution d'un concept fait pour « cohérer » des observations précises faites sur l'organisme en divers points et à différents moments, à un autre concept, celui d'irrigation, directement importé en biologie du domaine de la technique humaine. La réalité du concept biologique de circulation présuppose l'abandon de la commoditè du concept technique d'irrigation."
Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Vrin, 1975, p. 21-23.
"Le milieu dont l'organisme dépend est structuré, organisé par l'organisme lui-même. Ce que le milieu offre au vivant est fonction de la demande. C'est pour cela que dans ce qui apparaît à l'homme comme un milieu unique plusieurs vivants prélèvent de façon incomparable leur milieu spécifique et singulier. Et d'ailleurs, en tant que vivant, l'homme n'échappe pas à la loi générale des vivants. Le milieu propre de l'homme c'est le monde de sa perception, c'est-à-dire le champ de son expérience pragmatique où ses actions, orientées et réglées par les valeurs immanentes aux tendances, découpent des objets qualifiés, les situent les uns par rapport aux autres et tous par rapport à lui. En sorte que l'environnement auquel il est censé réagir se trouve originellement centré sur lui et par lui.
Mais l'homme, en tant que savant, construit un univers de phénomènes et de lois qu'il tient pour un univers absolu. La fonction essentielle de la science est de dévaloriser les qualités des objets composant le milieu propre; en se proposant comme théorie générale d'un milieu réel, c'est-à-dire inhumain. Les données sensibles sont disqualifiées, quantifiées, identifiées. L'imperceptible est soupçonné, puis décelé et avéré. Les mesures se substituent aux appréciations, les lois aux habitudes, la causalité à la hiérarchie et l'objectif au subjectif.
Or, cet univers de l'homme savant, dont la physique d'Einstein offre la représentation idéale - univers dont les équations fondamentales d'intelligibilité sont les mêmes quel que soit le système de référence - parce qu'il entretient avec le milieu propre de l'homme vivant un rapport direct, quoique de négation et de réduction, confère à ce milieu propre une sorte de privilège sur les milieux propres des autres vivants. L'homme vivant tire de son rapport à l'homme savant, par les recherches duquel l'expérience perceptive usuelle se trouve pourtant contredite et corrigée, une sorte d'inconsciente fatuité qui lui fait préférer son milieu propre à ceux des autres vivants, comme ayant plus de réalité et non pas seulement une autre valeur. En fait, en tant que milieu propre de comportement et de vie, le milieu des valeurs sensibles et techniques de l'homme n'a pas en soi plus de réalité que le milieu propre du cloporte ou de la souris grise. La qualification de réel ne peut en rigueur convenir qu'à l'univers absolu, qu'au milieu universel d'éléments et de mouvements avéré par la science, dont la reconnaissance comme tel s'accompagne nécessairement de la disqualification au titre d'illusions ou d'erreurs vitales, de tous les milieux propres subjectivement centrés, y compris celui de l'homme.
La prétention de la science à dissoudre dans l'anonymat de l'environnement mécanique, physique et chimique ces centres d'organisation, d'adaptation et d'invention que sont les êtres vivants doit être intégrale, c'est-à-dire qu'elle doit englober le vivant humain lui-même. Et l'on sait bien que ce projet n'a pas paru trop audacieux à beaucoup de savants. Mais il faut alors se demander, d'un point de vue philosophique, si l'origine de la science ne révèle pas mieux son sens que les prétentions de quelques savants. Car la naissance, le devenir et les progrès de la science dans une humanité à laquelle on refuse à juste titre, d'un point de vue scientiste et même matérialiste, la science infuse doivent être compris comme une sorte d'entreprise assez aventureuse de la vie. Sinon il faudrait admettre cette absurdité que la réalité contient d'avance la science de la réalité comme une partie d'elle-même. Et l'on devrait alors se demander à quel besoin de la réalité pourrait bien correspondre l'ambition d'une détermination scientifique de cette même réalité.
Mais si la science est l'oeuvre d'une humanité enracinée dans la vie avant d'être éclairée par la connaissance, si elle est un fait dans le monde en même temps qu'une vision du monde, elle soutient avec la perception une relation permanente et obligée. Et donc le milieu propre des hommes n'est pas situé dans le milieu universel comme un contenu dans son contenant. Un centre ne se résout pas dans son environnement. Un vivant ne se réduit pas à un carrefour d'influences. D'où l'insuffisance de toute biologie qui, par soumission complète à l'esprit des sciences physico-chimiques, voudrait éliminer de son domaine toute considération de sens. Un sens, du point de vue biologique et psychologique, c'est une appréciation de valeurs en rapport avec un besoin. Et un besoin c'est pour qui l'éprouve et le vit un système de référence irréductible et par là absolu."
Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, 1965, "Le vivant et son milieu", Vrin, p. 152-154.
"La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l'objectivité de la Nature. C'est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie » toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c'est-à-dire de « projet ». [...] Postulat pur, à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d'imaginer une expérience qui pourrait prouver la non-existence d'un projet, d'un but poursuivi, où que ce soit dans la nature. Mais le postulat d'objectivité est consubstantiel à la science, il a guidé tout son prodigieux développement depuis trois siècles. Il est impossible de s'en défaire, fût-ce provisoirement, ou dans un domaine limité, sans sortir de celui de la science elle-même.
L'objectivité cependant nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet. Il y a donc là, au moins en apparence, une contradiction épistémologique profonde. Le problème central de la biologie, c'est cette contradiction elle-même, qu'il s'agit de résoudre si elle n'est qu'apparente, ou de prouver radicalement insoluble si en vérité il en est bien ainsi."
Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, 1970, Editions du Seuil, p. 37-38.
Date de création : 03/11/2005 @ 11:17
Dernière modification : 21/04/2024 @ 19:35
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