Déclaration des droits de Virginie (12 juin 1776)
"Déclaration des droits qui doivent nous appartenir, à nous et à notre postérité, et qui doivent être regardés comme le fondement et la base du gouvernement, faite par les représentants du bon peuple de Virginie, réunis en pleine et libre convention.
1. Que tous les hommes sont nés également libres et indépendants, et qu'ils ont certains droits inhérents dont ils ne peuvent, lorsqu'ils entrent dans l'état de société, priver ni dépouiller par aucun contrat leur postérité : à savoir le droit de jouir de la vie et de la liberté, avec les moyens d'acquérir et de posséder des biens et de chercher à obtenir le bonheur et la sûreté.
2. Que tout pouvoir est dévolu au peuple, et par conséquent émane de lui ; que les magistrats sont ses mandataires et ses serviteurs, et lui sont comptables à tout moment.
3. Que le gouvernement est ou doit être institué pour l'avantage commun, pour la protection et la sécurité du peuple, de la nation ou de la communauté ; de toutes les diverses formes de gouvernement, la meilleure est celle qui peut procurer au plus haut degré le bonheur et la sûreté, et qui est le plus réellement assurée contre le danger d'une mauvaise administration ; et que toutes les fois qu'un gouvernement se trouvera insuffisant pour remplir ce but ou qu'il lui sera contraire, la majorité de la communauté a le droit indubitable, inaliénable et imprescriptible de le réformer, de le changer ou de l'abolir, de la manière qu'elle jugera la plus propre à procurer le bien commun.
4. Qu'aucun homme ni aucun collège ou association d'hommes ne peuvent avoir d'autres titres pour obtenir des avantages ou des privilèges particuliers, exclusifs et distincts de ceux de la communauté, que la considération de services rendus au public ; et ce titre n'étant ni transmissible aux descendants ni héréditaire, l'idée d'un homme né magistrat, législateur ou juge est absurde et contre nature.
5. Que les pouvoirs législatifs et exécutifs de l'État doivent être séparés et distincts de l'autorité judiciaire ; et afin que, devant supporter eux-mêmes les charges du peuple et y participer, tout désir d'oppression puisse être réprimé dans les membres des deux premiers, ils doivent être, à des temps marqués, réduits à l'état privé, rentrer dans le corps de la communauté dont ils ont été tirés originairement ; et les places vacantes doivent être remplies par des élections fréquentes, certaines et régulières, au cours desquelles tout ou partie des anciens membres seront rééligibles ou inéligibles selon ce que la loi déterminera.
6. Que les élections des membres qui doivent représenter le peuple dans l'Assemblée doivent être libres ; et que tout homme, donnant preuve suffisante d'un intérêt permanent et de l'attachement qui en est la suite pour l'avantage général de la communauté, y a droit de suffrage, et ne peut être imposé ou être privé de ses biens pour utilité publique sans son propre consentement ou celui de ses représentants élus de cette façon, ni tenu par aucune loi à laquelle il n'aurait pas consenti, de la même manière, pour le bien public.
7. Que tout pouvoir de suspendre les lois ou d'arrêter leur exécution, en vertu de quelque autorité que ce soit, sans le consentement des représentants du peuple, est une atteinte à ses droits et ne doit point avoir lieu.
8. Que dans toutes les poursuites pour crimes capitaux ou autres, tout homme a le droit de demander la cause et la nature de l'accusation qui pèse sur lui, d'être confronté à ses accusateurs et aux témoins, de produire des témoignages et des preuves en sa faveur et d'obtenir d'être promptement jugé par un jury impartial de son voisinage, sans le consentement unanime duquel il ne puisse être déclaré coupable ; ni ne puisse être forcé à témoigner contre lui-même ; qu'aucun homme ne puisse être privé de sa liberté que par la loi du pays ou un jugement de ses pairs.
9. Qu'il ne doit point être exigé de caution excessive ni imposé de trop fortes amendes, ni infligé de peines cruelles ou inusitées.
10. Que tous mandats généraux par lesquels un agent ou un commissionnaire peut se voir ordonner de perquisitionner des lieux qui font l'objet de soupçons sans preuve du fait qui y aurait été commis, ou de s'emparer de toute personne ou de personnes qui ne seraient point dénommées ou dont l'infraction n'est pas décrite en détail et appuyée sur des preuves certaines, sont vexatoires et oppressifs, et ne doivent pas être lancés. 11. Que dans les différends relatifs aux biens et dans les affaires entre parties, le jugement par un jury, qui est pratiqué de longue date, est préférable à tout autre et doit être tenu pour sacré.
12. Que la liberté de la presse est l'un des plus puissants bastions de la liberté et ne peut jamais être restreinte que par des gouvernements despotiques.
13. Qu'une milice bien réglée, composée de l'ensemble du peuple entraîné aux armes, est la défense appropriée, naturelle et sûre d'un État libre ; que les armées permanentes en temps de paix doivent être évitées comme dangereuses pour la liberté ; et que dans tous les cas le pouvoir militaire doit être tenu dans une subordination stricte au pouvoir civil et régi par lui.
14. Que le peuple a droit à être gouverné de façon uniforme ; et que, par conséquent, il ne doit pas être créé ni établi de gouvernement séparé ou indépendant de celui de la Virginie dans les limites de cet État.
15. Qu'un peuple ne peut conserver un gouvernement libre et les bienfaits de la liberté que par une adhésion ferme et constante aux règles de la justice, de la modération, de la tempérance, de l'économie et de la vertu, et par un recours fréquent à ces principes fondamentaux.
16. Que la religion ou le culte qui est dû au Créateur, et la manière de s'en acquitter, doivent être uniquement déterminés par la raison et la conviction, et non par la force ni par la violence ; et que par conséquent tous les hommes ont un droit égal au libre exercice de la religion, selon les exigences de leur conscience ; et que c'est un devoir réciproque pour tous de pratiquer la tolérance, l'amour et la charité chrétienne envers leur prochain. […]"
Déclaration d'indépendance américaine (4 juillet 1776)
"Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. La prudence enseigne, à la vérité, que les gouvernements établis depuis longtemps ne doivent pas être changés pour des causes légères et passagères, et l'expérience de tous les temps a montré, e n effet, que les hommes sont plus disposés à tolérer des maux supportables qu'à se faire justice à eux-mêmes en abolissant les formes auxquelles ils sont accoutumés."
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (26 août 1789)
"Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.
En conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être Suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen.
Article premier - Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.
Article 2 - Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression.
Article 3 - Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.
Article 4 - La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.
Article 5 - La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.
Article 6 - La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ces yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.
Article 7 - Nul homme ne peut être accusé, arrêté ou détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant ; il se rend coupable par la résistance.
Article 8 - La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.
Article 9 - Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.
Article 10 - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi.
Article 11 - La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
Article 12 - La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux à qui elle est confiée.
Article 13 - Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre les citoyens, en raison de leurs facultés.
Article 14 - Les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.
Article 15 - La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.
Article 16 - Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution.
Article 17 - La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité."
Déclaration universelle des droits de l'homme (10 décembre 1948)
Préambule
Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.
Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l'humanité et que l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l'homme.
Considérant qu'il est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit pour que l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression.
Considérant qu'il est essentiel d'encourager le développement de relations amicales entre nations.
Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité des droits des hommes et des femmes, et qu'ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande.
Considérant que les Etats Membres se sont engagés à assurer, en coopération avec l'Organisation des Nations Unies, le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Considérant qu'une conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance pour remplir pleinement cet engagement.
L'Assemblée Générale proclame la présente Déclaration Universelle des Droits de l'Homme comme l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l'esprit, s'efforcent, par l'enseignement et l'éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d'en assurer, par des mesures progressives d'ordre national et international, la reconnaissance et l'application universelles et effectives, tant parmi les populations des Etats Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction.
Article premier
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.
Article 2
1.Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
2.De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté.
Article 3
Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne.
Article 4
Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes.
Article 5
Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Article 6
Chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique.
Article 7
Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination.
"L'habitude peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au point que parmi ceux qui les ont perdus, personne ne songe à les réclamer, ne croie avoir éprouvé une injustice. Il est même quelques-unes de ces violations qui ont échappé aux philosophes et aux législateurs, lorsqu'ils s'occupaient avec le plus de zèle d'établir les droits communs des individus de l'espèce humaine, et d'en faire le fondement unique des institutions politiques.
Par exemple, tous n'ont-ils pas violé le principe de l'égalité des droits, en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? Est-il une plus forte preuve du pouvoir de l'habitude, même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer le principe de l'égalité des droits en faveur de trois ou quatre cents hommes qu'un préjugé absurde en avait privés, et l'oublier à l'égard de douze millions de femmes ?
Pour que cette exclusion ne fût pas un acte de tyrannie, il faudrait ou prouver que les droits naturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux des hommes, ou montrer qu'elles ne sont pas capables de les exercer. Or, les droits des hommes résultent uniquement de ce qu'ils sont des êtres sensibles, susceptibles d'acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées ; ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l'espèce humaine n'a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d'un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens."
Condorcet, Sur l'admission des femmes au droit de cité, 1790.
"Nous ne sommes pas les adeptes de Rousseau, ni les disciples de Voltaire ; Helvétius n'a pas fait fortune parmi nous ; des athées ne sont pas nos prédicateurs, ni des fous nos législateurs. Nous savons que nous n'avons pas fait de découvertes ; et nous croyons qu'il n'y a pas de découvertes à faire en moralité ; ni beaucoup dans les grands principes de gouvernement, ni dans les idées sur la liberté qui, longtemps avant que nous fussions au monde, étaient aussi bien connus qu'ils le seront lorsque la terre aura élevé son moule sur notre présomption et que la tombe silencieuse aura appesanti sa loi sur notre babil inconsidéré. En Angleterre, nous n'avons pas encore été dépouillés de nos entrailles naturelles; nous sentons encore au-dedans de nous, nous chérissons et nous cultivons ces sentiments innés, qui sont les gardiens fidèles, les surveillants actifs de nos devoirs, et les vrais soutiens de toute morale noble et virile. Nous n'avons pas encore été vidés et recousus, pour être remplis, comme les oiseaux d'un musée, avec de la paille et des chiffons, et avec de méchantes et sales hachures de papiers sur les droits de l'homme. […]
Vous voyez, monsieur, que dans ce siècle de Lumières, je suis assez courageux pour avouer que nous sommes généralement les hommes de la nature ; qu'au lieu de secouer tous les vieux préjugés, nous les aimons au contraire beaucoup ; et pour nous attirer encore plus de honte, je vous dirai que nous les aimons, parce qu'ils sont des préjugés ; que plus ils ont régné, que plus leur influence a été générale, plus nous les aimons encore. Nous avons peur d'exposer les hommes à ne vivre et à ne commercer qu'avec le fond particulier de raison qui appartient à chacun ; parce que nous soupçonnons que ce capital est faible dans chaque individu et qu'ils feraient beaucoup mieux tous ensemble de tirer avantage de la banque générale et des fonds publics des nations et des siècles. Beaucoup de nos penseurs, au lieu de bannir les préjugés généraux, emploient toute leur sagacité à découvrir la sagesse cachée qui domine dans chacun. S'ils parviennent à leur but, et rarement ils le manquent, ils pensent qu'il est bien plus sage de conserver le préjugé avec le fond de raison qu'il renferme, que de se dépouiller de ce qu'ils n'en regardent que comme le vêtement, pour laisser ensuite la raison toute à nu, parce qu'ils pensent qu'un préjugé, y compris sa raison, a un motif qui donne de l'action à cette raison, et un attrait qui y donne de la permanence. Le préjugé est d'une application soudaine dans l'occasion ; il détermine, avant tout, l'esprit à suivre avec constance la route de la sagesse et de la vertu, et il ne laisse pas les hommes hésitant au moment de la décision ; il ne les abandonne pas aux dangers du scepticisme, du doute et de l'irrésolution. Le préjugé fait de la vertu, une habitude pour les hommes, et non pas une suite d'actions incohérentes ; par le moyen des bons préjugés enfin, le devoir fait partie de notre propre nature."
Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, 1790, in 1789, Recueil de textes et documents, Ministère de l'Éducation nationale, p. 161-162.
"Les législateurs qui composèrent les anciennes républiques, savaient que leur tâche était trop difficile à remplir pour qu'elle pût bien l'être sans un autre appareil que toutes les métaphysiques d'un sous-gradué, ni que les mathématiques ou l'arithmétique d'un commis de douane. Ils avaient à faire à des hommes, et ils se crurent obligés d'étudier la nature humaine. Ils avaient à faire à des citoyens, et ils furent obligés d'étudier l'influence que les circonstances de la vie civile ont sur les moeurs. Ils sentaient que cette seconde nature devait produire une nouvelle combinaison, étant jointe à la première ; de-là, cette grande variété de distinctions parmi eux; la naissance, l'éducation, la profession, l'âge,le lieu de la demeure, soit à la ville, soit à la campagne, les moyens employés pour acquérir ou pour conserver des propriétés ; la nature même de ces propriétés ; tout entrait dans leurs calculs, comme si chacune de ces choses faisait de tous les hommes des animaux différents entre eux. [...]
Comme les anciens législateurs mettaient un grand prix à partager les hommes en différentes classes, et à combiner ensuite toutes les classes en un seul gouvernement, il était à présumer que les législateurs métaphysiques et chimiques prendraient une route tout à fait opposée. Ils ont fait tout ce qu'ils ont pu pour confondre toutes les classes de citoyens, et pour n'en faire qu'une seule masse homogène ; et alors ils ont partagé leur grand amalgame en un certain nombre de républiques incohérentes. Ils ont réduit les hommes à l'état de jetons isolés, purement pour l'amour de compter par simples unités, sans même leur accorder la propriété des chiffres dont la valeur s'accroît selon le rang qu'ils occupent."
Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, 1790, Slatkine reprints, 1980, p. 396.
"Au cours de la discussion du projet de Constitution en juin 1793, Robespierre avait proposé un texte plus hardi.
« Art. 1. – Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l'homme, et le développement de toutes ses facultés.[1] »
À l'article 2, Robespierre n'inscrit pas le droit de propriété mentionné dans la Constitution, et, dans son discours du 24 avril à la Convention, il déclare
« ...votre déclaration paraît faite non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans... »
Il propose alors 4 articles (écartés de la Constitution) qui limitent le droit de propriété.
« Art. 9. – La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.
Art. 10. - Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.
Art. 11. – Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.
Art. 12. – Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral.
Art. 13. - La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les qui sont hors d'état de travailler.
Art. 15. – La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à portée de tous les citoyens.
Art. 18. – […] Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.
Art. 28. – Quand le gouvernement opprime le peuple, l'insurrection du peuple entier et de chaque portion du peuple est le plus saint des devoirs.
Art. 32. – Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n'a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens [...].
Art. 33. – Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entraider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat.
Art. 34. – Celui qui opprime une nation se déclare l'ennemi de toutes.[2]
Art. 35. – Ceux qui font la guerre à un peuple, pour arrêter le progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.
Art. 36. – Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers qui est la nature. »"
Robespierre, Discours et rapports à la Convention, intervention du 24 avril 1793, Paris, 1965, UGE, Coll. 10/18, p. 123-128. Présentation de J. Massin, Club français du livre.
[1] Dans son article 1er la Constitution ne mentionne pas "le développement de toutes [les] facultés" de l'homme.
[2] Marx dira : "Un peuple qui en opprime un autre ne saurait être un peuple libre."
"Après de longues erreurs, après s'être égarés dans des théories incomplètes ou vagues, les publicistes sont parvenus à connaître enfin les véritables droits de l'homme, à les déduire de cette seule vérité, qu'il est un être sensible, capable de former des raisonnements et d'acquérir des idées morales.
Ils ont vu que le maintien de ces droits était l'objet unique de la réunion des hommes en sociétés politiques, et que l'art social devait être celui de leur garantir la conservation de ces droits avec la plus entière égalité, comme dans la plus grande étendue. On a senti que ces moyens d'assurer les droits de chacun, devant être soumis dans chaque société à des règles communes, le pouvoir de choisir ces moyens, de déterminer ces règles, ne pouvait appartenir qu'à la majorité des membres de la société même ; parce que chaque individu ne pouvant, dans ce choix, suivre sa propre raison sans y assujettir les autres, le voeu de la majorité est le seul caractère de vérité qui puisse être adopté par tous, sans blesser l'égalité.
Chaque homme peut réellement se lier d'avance à ce vœu de la majorité, qui devient alors celui de l'unanimité ; mais il ne peut y lier que lui seul : il ne peut être engagé, même envers cette majorité, qu'autant qu'elle ne blessera pas ses droits individuels, après les avoir reconnus.
Tels sont à la fois les droits de la majorité sur la société ou sur ses membres, et les limites de ces droits. Telle est l'origine de cette unanimité, qui rend obligatoires pour tous les engagements pris par la majorité seule : obligation qui cesse d'être légitime quand, par le changement des individus, cette sanction de l'unanimité a cessé elle-même d'exister. Sans doute, il est des objets sur lesquels la majorité prononcerait peut-être plus souvent en faveur de l'erreur et contre l'intérêt commun de tous ; mais c'est encore à elle à décider quels sont ces objets sur lesquels elle ne doit point s'en rapporter immédiatement à ses propres décisions ; c'est à elle à déterminer qui seront ceux dont elle croit devoir substituer la raison à la sienne ; à régler la méthode qu'ils doivent suivre pour arriver plus sûrement à la vérité ; et elle ne peut abdiquer l'autorité de prononcer si leurs décisions n'ont point blessé les droits communs à tous.
Ainsi, l'on vit disparaître, devant des principes si simples, ces idées d'un contrat entre un peuple et ses magistrats, qui ne pourrait être annulé que par un consentement mutuel, ou par l'infidélité d'une des parties ; et cette opinion moins servile, mais non moins absurde, qui enchaînait un peuple aux formes de constitution une fois établies, comme si le droit de les changer n'était pas la première garantie de tous les autres ; comme si les institutions humaines, nécessairement défectueuses et susceptibles d'une perfection nouvelle à mesure que les hommes s'éclairent, pouvaient être condamnées à une éternelle durée de leur enfance. Ainsi, l'on se vit obligé de renoncer à cette politique astucieuse et fausse, qui, oubliant que tous les hommes tiennent des droits égaux de leur nature même, voulait tantôt mesurer l'étendue de ceux qu'il fallait leur laisser, sur la grandeur du territoire, sur la température du climat, sur le caractère national, sur la richesse du peuple, sur le degré de perfection du commerce et de l'industrie ; et tantôt partager, avec inégalité, ces mêmes droits entre diverses classes d'hommes, en accorder à la naissance, à la richesse, à la profession, et créer ainsi des intérêts contraires, des pouvoirs opposés, pour établir ensuite entre eux un équilibre que ces institutions seules ont rendu nécessaire, et qui n'en corrige même pas les influences dangereuses.
Ainsi, l'on n'osa plus partager les hommes en deux races différentes, dont l'une est destinée à gouverner, l'autre à obéir ; l'une à mentir, l'autre à être trompée ; on fut obligé de reconnaître que tous ont un droit égal de s'éclairer sur tous leurs intérêts, de connaître toutes les vérités ; et qu'aucun des pouvoirs établis par eux sur eux-mêmes, ne peut avoir le droit de leur en cacher aucune."
Condorcet, Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain, 1793, Éditions sociales, 1966, p. 206-209.
"L'idée des droits de l'homme ne s'est révélée au monde chrétien qu'au siècle dernier. Elle n'est pas innée à l'homme ; elle se conquiert au contraire par la lutte contre les traditions historiques dans lesquelles l'homme a été élevé jusqu'ici. Ainsi, les droits de l'homme ne sont ni un cadeau de la nature ni une dot de l'histoire passée ; ils sont le prix d'un combat contre le hasard de la naissance et contre les privilèges que l'histoire, jusqu'à ce jour, a légués de génération en génération. Ce sont les résultats de la culture, et seul peut les posséder celui qui les a gagnés et mérités".
Bruno Bauer, La Question juive, 1843, p. 19, in Marx, Philosophie, Folio essais, p. 68-69.
"L'État [issu de la Révolution française] supprime à sa façon les distinctions constituées par la naissance, le rang social, l'instruction, l'occupation particulière, en décrétant que la naissance, le rang social, l'instruction, l'occupation particulière sont des différences non politiques, quand, sans tenir compte de ces distinctions, il proclame que chaque membre du peuple partage, à titre égal, la souveraineté populaire, quand il traite tous les éléments de la vie populaire effective en se plaçant au point de vue de l'État. Mais l'État n'en laisse pas moins la propriété privée, l'instruction, l'occupation particulière agir à leur façon, c'est-à-dire en tant que propriété privée, instruction, occupation particulière, et faire prévaloir leur nature spéciale. Bien loin de supprimer ces différences factices, il n'existe plutôt que dans leurs présuppositions ; il a conscience d'être un État politique et ne fait prévaloir son universalité que par opposition à ces éléments. […]
L'État politique parfait est, d'après son essence, la vie générique de l'homme par opposition à sa vie matérielle. Toutes les suppositions de cette vie égoïste continuent à subsister dans la société civile en dehors de la sphère de l'État, mais comme propriétés de la société bourgeoise. Là où l'État politique est arrivé à son véritable épanouissement, l'homme mène, non seulement dans la pensée, dans la conscience, mais dans la réalité, dans la vie, une existence double, céleste et terrestre, l'existence dans la communauté politique, où il se considère comme un être général, et l'existence dans la société civile, où il travaille comme homme privé, voit dans les autres hommes de simples moyens, se ravale lui-même au rang de simple moyen et devient le jouet de puissances étrangères. L'État politique est, vis-à-vis de la société civile, aussi spiritualiste que le ciel l'est vis-à-vis de la terre. […]
Aucun des prétendus droits de l'homme ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme en tant que membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant a son arbitraire privé. L'homme est loin d'y être considéré comme un être générique ; tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l'individu, comme une limitation de son indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c'est la nécessité naturelle, le besoin et l'intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste."
Karl Marx, À propos de la question juive, 1844, trad. J.-M. Palmier, éd. 10/18, 1968, p. 23-24, p. 32, p. 39-40, in Marx, Philosophie, Folio essais, p. 57-59, p. 73.
"On distingue les droits de l'homme comme tels des droits du citoyen. Qui est l'homme distinct du citoyen ? Nul autre que le membre de la société bourgeoise. Pourquoi le membre de la société bourgeoise est-il appelé « homme », homme en soi, pourquoi ses droits sont-ils appelés droits de l'homme ? Par quoi expliquons-nous ce fait ? Par la relation de l'État politique avec la société bourgeoise, par la nature de l'émancipation politique. [...] La liberté est donc le droit de faire et d'entreprendre tout ce qui ne nuit à aucun autre. La frontière à l'intérieur de laquelle chacun peut se mouvoir sans être nuisible à autrui est définie par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par le palis. Il s'agit de la liberté de l'homme en tant que monade isolée, repliée sur elle-même. [...] Mais le droit humain à la liberté n'est pas fondé sur la relation de l'homme à l'homme, mais au contraire sur la séparation de l'homme d'avec l'homme. Il est le droit à cette séparation, le droit de l'individu limité, limité à lui-même.
L'application pratique du droit à la liberté est le droit humain à la propriété privée. En quoi consiste le droit de l'homme à la propriété privée ? Article 16 (Constitution de 1793) : « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » Le droit de l'homme à la propriété privée est donc le droit de jouir et de disposer de sa fortune arbitrairement (à son gré), sans se rapporter à d'autres hommes, indépendamment de la société, c'est le droit à l'égoïsme. Cette liberté individuelle-là, de même que son application, constituent le fondement de la société bourgeoise. À chaque homme elle fait trouver en l'autre homme, non la réalisation, mais au contraire la limite de sa liberté. Mais elle proclame avant tout le droit de l'homme « de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ».
Il reste encore les autres droits de l'homme l'égalité et la sûreté [...]. La sûreté est le concept social suprême de la société bourgeoise, le concept de la police, selon lequel toute la société n'est là que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de sa propriété. [...] Par le concept de sûreté la société bourgeoise ne s'élève pas au-dessus de son égoïsme. La sûreté est au contraire la garantie de son égoïsme.
Aucun des droits dits de l'homme, ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme tel qu'il est comme membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son bon plaisir privé, et séparé de la communauté."
Karl Marx, À propos de la question juive, 1844, tr. M. Rubel, L. Évrard et L. Janover, in Philosophie, Folio essais, p. 70-73.
"La Déclaration des Droits de l'homme, à la fin du XVIIIe siècle, aura marqué un tournant de l'histoire. Elle déclarait ni plus ni moins que désormais l'Homme, et non plus le commandement de Dieu ou les coutumes de l'histoire, serait la source de la Loi. Ignorant les privilèges, dont l'histoire avait fait l'apanage de certaines couches de la société ou de certaines nations, la Déclaration stipulait l'émancipation de l'homme de toute tutelle et annonçait qu'il avait maintenant atteint le temps de sa maturité.
Par-delà ces notions, une autre conséquence se faisait jour, dont les artisans de la Déclaration n'étaient qu'à moitié conscients. La proclamation de droits humains était également conçue comme un instrument de protection, fort nécessaire à une époque où les individus n'étaient plus à l'abri dans les conditions où ils étaient nés, ou assurés de leur égalité devant Dieu en tant que chrétiens. Autrement dit, les hommes, dans cette société nouvelle, émancipée et laïcisée, ne pouvaient plus être sûrs de ces droits sociaux et humains qui, jusque-là, étaient demeurés en dehors de l'ordre politique et n'étaient garantis ni par le gouvernement ni par la constitution, mais par des forces sociales, spirituelles et religieuses. Aussi tout le XIXe siècle a-t-il unanimement estimé que les droits de l'homme devaient être invoqués chaque fois que des individus avaient besoin de protection face à la nouvelle souveraineté de l'État et au nouvel arbitraire de la société.
Comme les Droits de l'homme avaient été déclarés « inaliénables », irréductibles à, et non déductibles de tout autre droit au loi, il n'était pas nécessaire d'invoquer une quelconque autorité pour les établir ; l'Homme lui-même était leur source aussi bien que leur but suprême.
Aucune loi spéciale, en outre, n'était jugée nécessaire pour protéger ces droits, puisque toutes les lois étaient supposées en découler. L'homme apparaissait comme souverain unique en matière de loi, de même que le peuple était proclamé souverain unique en matière de gouvernement. La souveraineté du peuple (différente de celle du prince) n'était pas proclamée par la grâce de Dieu mais au nom de l'Homme, si bien qu'il semblait que les droits « inaliénables » de l'homme trouveraient tout naturellement leur garantie et deviendraient une part inaliénable du droit souverain du peuple à s'autogouverner.
Autrement dit, à peine l'homme venait-il d'apparaître comme un être complètement émancipé et autonome, portant sa dignité en lui-même sans référence à quelque ordre plus vaste et global, qu'il disparaissait aussitôt pour devenir membre d'un peuple. La déclaration de droits humains inaliénables impliquait d'emblée un paradoxe, puisqu'elle se référait à un être humain « abstrait » qui ne semblait exister nulle part, car même les sauvages vivaient dans une certaine forme d'ordre social. Si un groupe tribal ou quelque autre communauté « arriérée » ne jouissait pas de droits humains, c'était évidemment parce que, dans son ensemble, il n'avait pas encore atteint ce stade de civilisation, le stade de la souveraineté populaire et nationale, et qu'il était au contraire opprimé par des despotes indigènes ou étrangers. Aussi toute la question des droits de l'homme se trouva-t-elle bientôt et inextricablement mêlée à la question de l'émancipation nationale ; seule la souveraineté émancipée du peuple, de leur propre peuple, semblait être capable de mettre les hommes à l'abri. Comme le genre humain, depuis la Révolution française, était conçu à l'image d'une famille de nations, il devint peu à peu évident que le peuple, et non l'individu, était l'image de l'homme".
Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951, Deuxième partie : L'impérialisme, trad. M. Leiris, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 591-592.
"Être fondamentalement privé des droits de l'homme, c'est d'abord et avant tout être privé d'une place dans le monde qui donne de l'importance aux opinions et rende les actions significatives. Quelque chose de bien plus fondamental que la liberté et la justice, qui sont les droits des citoyens, est en jeu lorsque appartenir à la communauté dans laquelle on est né ne va plus de soi, et que ne pas y appartenir n'est plus une question de choix, ou lorsqu'un individu se trouve dans une situation telle, qu'à moins de commettre un crime, la manière dont il est traité par autrui ne dépend plus de ce qu'il fait ou ne fait pas. Cette situation extrême, et rien d'autre, est la situation des gens qu'on prive des droits de l'homme. Ce qu'ils perdent, ce n'est pas la liberté, mais le droit d'agir ; ce n'est pas le droit de penser à leur guise, mais le droit d'avoir une opinion. Dans certains cas les privilèges, et dans la plupart les injustices, les bénédictions et les condamnations leur sont infligés au gré du hasard et sans aucune relation avec quoi qu'ils fassent, qu'il aient fait ou pourraient faire.
Nous n'avons pas pris conscience de l'existence d'un droit d'avoir des droits (ce qui signifie : vivre dans une structure où l'on est jugé en fonction de ses actes et de ses opinions) et du droit d'appartenir à une certaine catégorie de communauté organisée que lorsque des millions de gens ont subitement perdu ces droits sans espoir de retour par suite de la nouvelle situation politique globale. Le drame, c'est que cette catastrophe n'est pas née d'un manque de civilisation, d'un état arriéré, ou tout simplement de la tyrannie, mais qu'elle était au contraire inéluctable, parce qu'il n'y avait plus un seul endroit « non civilisé » sur terre, parce que bon gré mal gré nous avons vraiment commencé à vivre dans un Monde Un. Seule une humanité complètement organisée pouvait faire que la perte de la patrie et de statut politique revienne à être expulsé de l'humanité entière".
Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951, Deuxième partie : L'impérialisme, trad. M. Leiris, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 599.
"Les grandes déclarations des droits de l'homme ont [...] cette force et cette faiblesse d'énoncer un idéal trop souvent oublieux du fait que l'homme ne réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles où les changements les plus révolutionnaires laissent subsister des pans entiers et s'expliquent eux-mêmes en fonction d'une situation strictement définie dans le temps et dans l'espace. Pris entre la double tentation de condamner des expériences qui le heurtent effectivement, et de nier des différences qu'il ne comprend pas intellectuellement, l'homme moderne s'est livré à cent spéculations philosophiques et sociologiques pour établir de vains compromis entre ces pôles contradictoires, et rendre compte de la diversité des cultures tout en cherchant à supprimer ce qu'elle conserve pour lui de scandaleux et de choquant. Mais, si différentes et parfois si bizarres qu'elles puissent être, toutes ces spéculations se ramènent en fait à une seule recette, que le terme de faux évolutionnisme est sans doute le mieux apte à caractériser. En quoi consiste-t-elle ? Très exactement, il s'agit d'une tentative pour supprimer la diversité des cultures tout en feignant de la reconnaître pleinement. Car, si l'on traite les différents états où se trouvent les sociétés humaines, tant anciennes que lointaines, comme des stades ou des étapes d'un développement unique qui, partant du même point, doit les faire converger vers le même but, on voit bien que la diversité n'est plus qu'apparente."
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, chap. 3, Paris, 2001, Unesco/2002, Albin Michel.
"Les « droits » sont un concept moral – le concept qui fournit une transition logique des principes guidant les actions d'un individu aux principes guidant ses relations avec les autres – le concept qui préserve et protège la moralité individuelle dans un contexte social – le lien entre le code moral d'un homme et le code légal d'une société, entre l'éthique et la politique. […]
Un « droit » est un principe moral définissant et sanctionnant la liberté d'action de l'homme dans un contexte social. Il n'y a qu'un seul droit fondamental (tous les autres droits étant ses conséquences ou corollaires) : le droit d'un homme à sa propre vie. La vie est un processus d'autonomie et d'autodétermination [self-sustaining and self-generated action] ; le droit à la vie signifie le droit de s'engager dans une action autonome et autodéterminée – ce qui signifie : la liberté d'entreprendre toutes les actions requises par la nature d'un être rationnel pour le soutien [support], l'avancement [furtherance], l'accomplissement, et la jouissance de sa propre vie (Telle est la signification du droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur).
Le concept d'un « droit » ne porte que sur l'action - en particulier, à la liberté d'action. Cela signifie la liberté par rapport à la coercition, la contrainte physique ou l'ingérence par d'autres hommes.
Ainsi, pour chaque individu, un droit est la sanction morale de quelque chose de positif - de sa liberté d'agir selon son propre jugement, pour ses propres buts, par ses propres choix volontaires, et non-contraints. Quant à ses voisins, ses droits ne leur imposent aucune obligation sauf de manière négative : l’obligation de s'abstenir de violer ses droits.
Le droit à la vie est la source de tous les droits - et le droit à la propriété est seulement leur mise en œuvre. Sans droits de propriété, aucun autre droit n'est possible. Depuis que l'homme doit subvenir à ses besoins par ses propres efforts, l'homme qui n'a pas le droit au produit de son effort n'a pas les moyens de rendre sa vie possible. L'homme qui produit pendant que d'autres disposent de ce qu'il produit, est un esclave.
Gardez à l'esprit que le droit à la propriété est un droit à l'action, comme tous les autres : ce n'est pas le droit à un objet, mais à l'action et aux conséquences de produire ou de gagner cet objet. Ce n'est pas une garantie que l'homme gagnera une propriété, mais seulement une garantie qu'il en sera le propriétaire s'il la gagne. C'est le droit d'acquérir, de conserver, d'utiliser et de disposer de valeurs matérielles.
Le concept de droits individuels est si nouveau dans l'histoire humaine que la plupart des hommes ne l'ont pas saisi pleinement à ce jour. En conformité avec les deux théories de l'éthique, la mystique et la sociale, certains hommes affirment que les droits sont un don de Dieu - d'autres, que les droits sont un don de la société. Mais, en fait, la source des droits est la nature humaine."
Ayn Rand, Man's rights, 1963, in The Virtue of Selfishness, Signet, p. 110-111, tr. fr. Pierre-Jean Haution.
" « Rights » are a moral concept - the concept that provides a logical transition from the principles guiding an individual's actions to the principles guiding his relationship with others. -- the concept that preserves and protects individual morality in a social context - the link between the moral code of a man and the legal code of a society, between ethics and politics. […]
A « right » is a moral principle defining and sanctioning a man's freedom of action in a social context. There is only one fundamental right (all the others are its consequences or corollaries) : a man's right to his own life. Life is a process of self-sustaining and self-generated action ; the right to life means the right to engage in self-sustaining and self-generated action—which means: the freedom to take all the actions required by the nature of a rational being for the support, the furtherance, the fulfillment and the enjoyment of his own life. (Such is the meaning of the right to life, liberty and the pursuit of happiness.)
The concept of a 'right' pertains only to action - specifically, to freedom of action. It means freedom from physical compulsion, coercion or interference by other men.
Thus, for every individual, a right is the moral sanction of a positive - of his freedom to act on his own judgment, for his own goals, by his own voluntary, uncoerced choice. As to his neighbours, his rights impose no obligations on them except of a negative kind: to abstain from violating his rights.
The right to life is the source of all rights - and the right to property is their only implementation. Without property rights, no other rights are possible. Since man has to sustain his life by his own effort, the man who has no right to the product of his effort has no means to sustain his life. The man who produces while others dispose of his product, is a slave.
Bear in mind that the right to property is a right to action, like all others: it is not the right to an object, but the action and the consequences of producing or earning that object. It is not a guarantee that a man will earn any property, but only a guarantee that he will own it if he earns it. It is the right to gain, to keep, to use and to dispose of material values.
The concept of individual rights is so new in human history that most men have not grasped it fully to this day. In accordance with the two theories of ethics, the mystical and the social, some men assert that rights are a gift of god -- others, that rights are a gift of society. But, in fact, the source of rights is man's nature."
Ayn Rand, Man's rights, 1963, in The Virtue of Selfishness, Signet, pp. 110-111.
"Les droits de l'homme sont, on l'a vu, antérieurs à la société. Mais les droits du citoyen, eux, ne se conçoivent qu'une fois que la Cité est fondée. Il y a donc, entre eux, une différence de nature.
Si la Déclaration ne les sépare pas, c'est que, dans l'esprit de ses auteurs, les droits du citoyen sont les corollaires nécessaires des droits de l'homme : ceux-ci ne peuvent se conserver, une fois la Cité constituée, que si le pouvoir s'y exerce selon le schéma défini par les droits du citoyen, […].
Les droits de l'homme sont des libertés. Ils permettent à chacun de conduire sa vie personnelle comme il l'entend. Ils lui confèrent une sphère d'autonomie dans laquelle la société ne peut s'immiscer.
Les droits du citoyen sont des pouvoirs : ils assurent la participation de tous à la conduite de la Cité. Par là, ils excluent toute possibilité d'oppression de la part de celle-ci [...].
Cette distinction correspond, en réalité, à deux conceptions différentes de la liberté, que Benjamin Constant a systématisées en opposant la liberté politique, ou liberté des Anciens, à la liberté civile, ou liberté des Modernes. Dans la Cité grecque, la participation à la décision politique au sein de l'assemblée du peuple était la seule expression de la liberté. [...] Les « modernes », eux, aspirent moins à participer au pouvoir qu'à soustraire à son emprise la conduite de leur existence : la liberté « civile » […] est pour eux la véritable liberté. C'est cette même distinction fondamentale qu'on vise aujourd'hui en opposant la « liberté-autonomie », à laquelle correspondent les droits civils, et la « liberté-participation », à laquelle correspondent les droits politiques.
Dans la Déclaration, les deux catégories, loin de s'opposer, sont indissociables : seule la reconnaissance des droits du citoyen peut, dans la société politique, assurer la conservation des droits de l'homme. Ainsi se trouve fortement marqué, dès l'origine de l'État libéral, le lien entre une certaine forme d'organisation du pouvoir – la démocratie – et le respect de la liberté des individus."
Jean Rivero, Les Libertés publiques, 1973, PUF « Thémis », t. 1,1990, p. 59.
"À partir du moment où les droits de l'homme sont posés comme ultime référence, le droit établi est voué au questionnement. Il fait toujours plus question, à mesure que des volontés collectives ou, si l'on préfère, que des agents sociaux porteurs de revendications nouvelles mobilisent une force en opposition à celle qui tend à contenir les effets des droits reconnus. Or, là où le droit est en question, la société, entendons l'ordre établi, est en question. Si efficaces soient les moyens dont dispose une classe pour exploiter à son profit et dénier aux autres les garanties du droit, où ceux dont dispose le pouvoir pour se subordonner l'administration de la justice ou assujettir les lois aux impératifs de la domination, ces moyens restent exposés à une opposition de droit. Ce dernier terme, me semble-t-il, devrait être bien pesé. L'État de droit a toujours impliqué la possibilité d'une opposition au pouvoir, fondée sur le droit. [...] Mais l'État démocratique excède les limites traditionnellement assignées à l'État de droit. Il fait l'épreuve de droits qui ne lui sont pas déjà incorporés, il est le théâtre d'une contestation, dont l'objet ne se réduit pas à la conservation d'un pacte tacitement établi, mais qui se forme depuis des foyers que le pouvoir ne peut entièrement maîtriser. De la légitimation de grève, au droit relatif au travail ou à la Sécurité sociale, s'est ainsi développée sur la base des droits de l'homme toute une histoire qui transgressait les frontières dans lesquelles l'État prétendait se définir, une histoire qui reste ouverte."
Claude Lefort, Droits de 1'homme et Politique, in Libre n° 7, 1980, Éd. Payot, p. 25-26.
"Mais comme en Occident on ne vit plus sous la menace des camps de concentration, comme on peut dire ou écrire n'importe quoi, à mesure que la lutte pour les droits de l'homme gagnait en popularité elle perdait tout contenu concret, pour devenir finalement l'attitude commune de tous à l'égard de tout, une sorte d'énergie transformant les désirs en droits. Le monde est devenu un droit de l'homme et tout s'est mué en droits : le désir d'amour en droit à l'amour, le désir de repos en droit au repos, le désir d'amitié en droit à l'amitié, le désir de rouler trop vite en droit à rouler trop vite, le désir de bonheur en droit au bonheur, le désir de publier un livre en droit à publier un livre, le désir de crier la nuit dans les rues en droit à crier la nuit dans les rues."
Milan Kundera, L'Immortalité, 1988, tr. fr. Eva Bloch, Gallimard, 1993, p. 206.
"Il est également crucial de garder à l'esprit le lien unissant le Décalogue (les commandements divins imposés traumatiquement) et son avers moderne, les « Droits de l'homme ». Comme l'expérience de notre société libéral-permissive et postpolitique le démontre amplement, les Droits de l'homme sont en fin de compte, dans leur coeur même, les Droits autorisant la violation des Dix Commandements. Le « droit à la vie privée » : le droit à l'adultère, en secret, où personne ne me voit ni n'a le droit de fouiller ma vie. « Le droit au bonheur et à la propriété privée » : le droit de voler (d'exploiter autrui). « Liberté de la presse et des opinions » : le droit au mensonge. « Le droit pour les citoyens de posséder des armes » : le droit de tuer. Et enfin, « liberté des croyances religieuses » : le droit d'adorer de faux dieux. Les Droits de l'homme, évidemment, ne couvrent pas explicitement la violation des Dix Commandements : ils n'en maintiennent pas moins l'ouverture d'une « zone grise » qui se doit de rester hors de portée des pouvoirs religieux ou séculaires. C'est dans cette zone d'ombre que je peux transgresser ces commandements. Au cas où le pouvoir m'y surprendrait le pantalon aux chevilles, je peux toujours m'écrier : « Violation élémentaire des Droits de l'homme ! », Le fait est qu'il est structurellement impossible au Pouvoir de tracer une ligne de séparation claire et 'empêcher le « mésusage » d'un Droit sans empiéter sur son usage propre, c'est-à-dire sur l'usage qui ne transgresse pas les Commandements."
Slavoj Žižek, Fragile absolu. Pourquoi l'héritage chrétien vaut-il d'être défendu ?, 2000, tr. fr. François Théron, Champs essais, 2010, p. 162-163.