"La règle par où nous nous conduisons communément en nos raisonnements, est que les objets dont nous n'avons pas l'expérience ressemblent à ceux dont nous l'avons ; que ce que nous avons vu être le plus ordinaire est toujours le plus probable ; et que, lorsqu'il y a opposition des arguments, nous devons donner la préférence à ceux qui se fondent sur le plus grand nombre d'observations passées. Mais quoique, en procédant selon cette règle, nous rejetions promptement tout fait insolite et incroyable à un degré ordinaire, pourtant, en avançant davantage, l'esprit n'observe pas toujours la même règle : lorsque quelque chose est affirmé de suprêmement absurde et miraculeux, il admet d'autant plus promptement un tel fait, en raison de la circonstance même qui devrait en détruire l'autorité. La passion de surprise et d'émerveillement qui produit des miracles, étant une agréable émotion, produit une tendance sensible à croire aux événements d'où elle dérive."
Hume, Enquête sur l'entendement humain, 1748, Section X, 2e partie.
"La maxime, qui nous conduit communément dans nos raisonnements, est que les objets dont nous n'avons aucune expérience ressemblent à ceux dont nous avons l'expérience ; que ce que nous avons trouvé le plus habituel est toujours le plus probable ; et que là où il y a opposition d'arguments, nous devons donner la préférence à ceux qui sont fondés sur le plus grand nombre d'observations passées. Mais bien que, en procédant d'après cette règle, nous rejetions volontiers un fait inhabituel et incroyable à un degré ordinaire, pourtant, quand il pousse plus loin, l'esprit n'observe pas toujours la même règle ; mais quand on affirme un événement absurde et miraculeux à l'extrême, il admet plutôt plus volontiers un tel fait en raison de cette circonstance même qui devrait en détruire toute l'autorité. La passion de la surprise et de l'étonnement, qui naît des miracles, est une émotion agréable ; aussi nous donne-t-elle une tendance sensible à croire les événements dont elle procède."
Hume, Enquête sur l'entendement humain, 1748, Section X, 2e partie, tr. fr. Philipe Baranger et Philippe Saltel, GF, 1983, p. 191.
"Quelle est la cause de la persuasion produite par le témoignage ? Pourquoi croyons-nous sur le rapport d'autrui ?
La réponse la plus commune à cette question la résout par l'expérience.
Dans le commerce habituel de la vie, le oui et le non, concernant une multitude de faits, se présentent sous une variété infinie de formes. Le plus souvent, nous éprouvons que les assertions[1] sur l'existence de tels ou tels faits sont conformes à la vérité. Le témoignage s'étant trouvé vrai dans le plus grand nombre de cas pour le passé, nous avons un penchant à nous y fier pour le présent et pour le futur. De là en un mot la disposition à croire.
D'un autre côté, il y a eu des cas, et ces cas ne sont pas très rares, où nous avons éprouvé que les témoignages étaient trompeurs : de là la disposition à douter ou à ne pas croire.
Mais, comme les assertions vraies l'emportent de beaucoup en nombre sur les fausses, la disposition à croire est l'état habituel, le non-croire est un cas d'exception : pour refuser de croire, il faut toujours une cause spéciale, une objection particulière.
S'il en était autrement, les affaires sociales ne marcheraient plus ; tout le mouvement de la société serait paralysé ; nous n'oserions plus agir: car le nombre des faits qui tombent sous la perception immédiate de chaque individu n'est qu'une goutte d'eau dans le vase, comparé à ceux dont il ne peut être informé que sur le rapport d'autrui.
On croit au témoignage humain par la même cause qu'on croit à l'existence de la matière, c'est-à-dire en vertu d'une expérience générale confirmée par celle de chaque individu. Agissez d'après la présomption que le témoignage humain est le plus souvent conforme à la vérité, vous continuerez à faire ce que vous avez fait jusqu'à présent, la suite de votre vie ira son train ordinaire ; agissez d'après la présomption que ce témoignage est toujours faux, vous serez arrêté dès le premier pas, comme dans un pays perdu, dans un désert ; agissez comme si ce témoignage était beaucoup plus souvent faux que vrai, vous allez souffrir dans tous les points de votre existence, et la continuation de votre vie, dépouillée de toutes ses douceurs, ne sera plus qu'un supplice. [...]
On doit observer ici qu'il y a une liaison naturelle entre la créance et la sympathie. On croit aisément ceux qu'on aime, il ne vient pas même dans l'esprit qu'ils veuillent nous tromper ; et de plus on éprouve du plaisir à penser comme eux, l'affection réciproque en est augmentée."
Jeremy Bentham, Traité des preuves judiciaires, Tome1, p. 33-35, trad. E. Dumont, Bossange frères, 1823.
[1] Assertions : affirmations.
"158. Enfants, nous apprenons des faits, par exemple que tout homme a un cerveau, et nous y ajoutons foi. Je crois qu'il y a une île, l'Australie, qui a telle forme, etc., je crois que j'ai eu des aïeux, que les gens qui se donnaient pour mes parents étaient réellement mes parents, etc. Cette croyance peut ne jamais avoir été exprimée, et même la pensée qu'il en est ainsi peut ne jamais avoir été pensée. […]
160. L'enfant apprend en croyant l'adulte. Le doute vient après la croyance.
161. J'ai appris une masse de choses, je les ai admises par confiance en l'autorité d'êtres humains, puis au cours de mon expérience personnelle, nombre d'entre elles se sont trouvées confirmées ou infirmées.
162. Ce qui est écrit dans les manuels scolaires, dans le livre de géographie par exemple, je le tiens en général pour vrai. Pourquoi ? Je dis : Tous ces faits ont été confirmés des centaines de fois. Mais comment le sais-je ? Quel témoignage en ai-je ? J'ai une image du monde. Est-elle vraie ou fausse ? Elle est avant tout le substrat de tout ce que je cherche et affirme. Les propositions qui la décrivent ne sont pas toutes également sujettes à vérification.
163. Y a-t-il quelqu'un pour jamais vérifier si cette table qui est là y reste lorsque personne ne lui prête attention ? Nous vérifions l'histoire de Napoléon, mais non si tout ce qui nous est rapporté de lui repose sur l'illusion ou l'imposture ou autre chose de ce genre. Oui, même si nous vérifions, nous présupposons déjà ce faisant quelque chose que l'on ne vérifie pas […]
164. Vérifier n'a-t-il pas un terme ?
165. Un enfant pourrait dire à un autre : « Je sais que la Terre est vieille de plusieurs centaines d'années » et cela voudrait dire : Je l'ai appris.
166. La difficulté, c'est de nous rendre compte du manque de fondement de nos croyances."
Ludwig Wittgenstein, De la certitude, 1951, fragments 158-166, trad. J. Fauve, Gallimard, coll. tel.
Substrat : matériau de base.
"Dans certains cas, l'explication de l'adhésion à un jugement du type : « je crois que X » ne pose guère de problèmes : je crois que 2 et 2 font 4 parce que deux et deux font quatre. Je crois que le livre est sur la table parce que le livre est effectivement sur la table. Ici, la croyance est fondée sur des raisons objectives. Les problèmes commencent à partir du moment où il n'est plus possible d'expliquer une croyance de cette façon. Si tel élève déclare que 2 et 2 font 5 et paraît croire à son affirmation, il faudra faire appel à certains mécanismes psychologiques pour rendre compte de cette croyance. Si elle est passagère, si l'élève se reprend, on la mettra facilement sur le compte de l'inattention. Il n'avait pas de raisons de croire que 2 et 2 font 5, mais il a été le siège de causes psychiques dont la nature exacte est difficile à établir, mais dont l'existence est incontestable. La notion d'inattention décrit des phénomènes sans doute complexes, mais facilement observables et bien réels.
Les difficultés s'aggravent lorsque la croyance en une idée fausse paraît partagée par tous les membres d'un groupe, voire d'une société: lorsqu'elle est collective. Ainsi, des sociétés entières croient à la véracité de telle relation de causalité, dont nous sommes sûrs qu'elle est imaginaire. Dans ce cas, on sera tenté d'expliquer la croyance en question en supposant que, dans telle société, les individus utilisent des méthodes d'inférence causale différentes de celles que nous utilisons nous-mêmes. Il s'agira alors d'étayer cette conjecture hardie, impliquant que les lois de la pensée varient avec le contexte social. On n'y parviendra pas sans mal. Car les ethnologues ont montré que l'on peut croire à la magie et témoigner dans le même temps d'une virtuosité surprenante dans le maniement du calcul propositionnel[1]. Il est donc difficile d'imputer les croyances fausses qu'on observe dans les sociétés traditionnelles à une maîtrise insuffisante des règles de l'inférence.
Un tel diagnostic serait d'autant plus déplacé que nous nourrissons nous-mêmes quantité de croyances non fondées. Nous croyons, nous aussi, à des relations de causalité imaginaires, s'agissant par exemple de l'effet bénéfique ou maléfique sur la santé de tel régime diététique ou de telle habitude de vie. Si l'on définit les croyances magiques – de façon assurément restrictive – comme des croyances en des relations de causalité fausses, il est difficile d'affirmer qu'elles sont moins répandues chez nous que dans les sociétés australiennes chères à l'ethnologie classique. Ce point a été abondamment démontré par la sociologie, la psychologie sociale et la psychologie cognitive."
Raymond Boudon, Le juste et le vrai. Études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance, 1995, Introduction, Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2009, p. 19-21.
"[…] on saurait sous-estimer l'intervention des facteurs affectifs dans les phénomènes de croyance. L'homme de science qui pense tenir une bonne conjecture aura normalement à cœur de la vérifier. Cela peut le conduire à être attentif aux faits qui vont dans le sens de ladite conjecture, à négliger ceux qui la contredisent, et par suite à endosser une croyance fausse. Mais une chose est de reconnaître l'existence de ces processus familiers, qui jouent effectivement un rôle très important dans l'installation de bien des croyances collectives, une autre est d'avancer qu'elles sont d'origine affective.
Prenant le contre-pied de cette tradition, je suggérerai ici qu'il est souvent beaucoup plus pertinent d'analyser les croyances comme l'effet de raisons. Pour fixer les idées, je qualifierai ce modèle de « cognitiviste ». J'essaierai de l'illustrer en faisant appel à des exemples empruntés à des domaines variés, notamment à la psychologie cognitive et à la sociologie de la connaissance. Cela me permettra de souligner un point important, à savoir que les processus de formation des croyances sont largement indépendants de la nature et du contenu de ces croyances. Croyances scientifiques et croyances « ordinaires », croyances politiques et croyances privées s'installent de la même façon : elles « prennent » si et seulement si elles sont perçues par le sujet concerné comme faisant sens pour lui, c'est-à-dire comme fondées sur des raisons solides. Cela est vrai des croyances positives comme des normatives. Mais je ne ferai ici qu'effleurer le cas des croyances normatives.
Le second point que je souhaiterais souligner, s'agissant des croyances positives, c'est que, même quand elles sont fausses, elles apparaissent comme fondées sur des principes généralement valides. Ainsi, bien de ces croyances fausses dérivent de l'application de postulats apparemment aussi irrécusables que « tout effet a une cause » ou « il faut croire à ce qu'on voit ». Ils constituent des guides sûrs de la pensée. Mais ils peuvent aussi être appliqués de façon malencontreuse et, ainsi, donner naissance à des croyances non fondées."
Raymond Boudon, Le juste et le vrai. Études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance, 1995, Chapitre 1, Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2009, p. 63.
[1] Evans-Pritchard (E. E.), Sorcellerie, Oracles et Magie chez les Azandé, Paris, Gallimard, 1972.
Date de création : 14/10/2006 @ 14:21
Dernière modification : 06/08/2015 @ 09:24
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