"Quand, aux environs de 1560, Montaigne rencontra à Rouen trois Indiens brésiliens ramenés par un navigateur, il demanda à l’un d’eux quels étaient les privilèges du chef (il avait dit “le roi”) dans son pays ; et l’indigène, chef lui-même, répondit que c’était marcher le premier à la guerre. Montaigne relata l’histoire dans un célèbre chapitre des Essais en s’émerveillant de cette fière définition. Mais ce fut pour moi un plus grand motif d’étonnement et d’admiration que de recevoir, quatre siècles plus tard, exactement la même réponse. Les pays civilisés ne témoignent pas d’une égale constance dans leur philosophie politique ! Si frappante qu’elle soit, la formule est moins significative encore que le nom qui sert à désigner le chef dans la langue nambikwara. Uilikandé semble vouloir dire « celui qui unit » ou « celui qui lie ensemble ». Cette étymologie suggère que l’esprit indigène est conscient de ce phénomène que j’ai déjà souligné, c'est-à-dire que le chef apparaît comme la cause du désir du groupe de se constituer comme groupe, et non comme l'effet du besoin d’une autorité centrale, ressenti par un groupe déjà constitué.
Le prestige personnel et l’aptitude à inspirer confiance sont le fondement du pouvoir dans la société nambikwara. Tous deux sont indispensables à celui qui deviendra le guide de cette aventureuse expérience la vie nomade de la saison sèche. Pendant 6 ou 7 mois, le chef sera entièrement responsable de la direction de sa bande. C’est lui qui organise le départ pour la vie errante, choisit les itinéraires, fixe les étapes et la durée des stations. Il décide les expéditions de chasse, de pêche, de collecte et de ramassage, et il arrête la politique de la bande vis-à-vis des groupes voisins. Lorsque le chef de bande est en même temps un chef de village (en donnant au mot village le sens restreint d’installation semi-permanente pour la saison des pluies), ses obligations vont plus loin. C’est lui qui détermine le moment et le lieu de la vie sédentaire ; il dirige le jardinage et choisit les cultures ; plus généralement, il oriente les occupations en fonction des besoins et des possibilités saisonnières.
Il faut noter immédiatement que le chef ne trouve d’appui, pour ces fonctions multiples, ni dans un pouvoir précisé, ni dans une autorité publiquement reconnue. Le consentement est à l'origine du pouvoir, et c’est aussi le consentement qui entretient sa légitimité. Une conduite répréhensible (du point de vue indigène, s’entend) ou des manifestations de mauvaise volonté de la part d’un ou deux mécontents, peuvent compromettre le programme du chef et le bien-être de sa petite communauté. Dans une pareille éventualité cependant, le chef ne dispose d’aucun pouvoir de coercition. Il ne peut se débarrasser des éléments indésirables que dans la mesure où il est capable de faire partager son opinion par tous. Il lui faut donc faire preuve d’une habileté qui relève du politicien cherchant à conserver une majorité indécise, plutôt que d’un souverain tout-puissant. Il ne suffit même pas qu’il maintienne la cohérence de son groupe. Bien que la bande vive pratiquement isolée pendant la période nomade, elle n’oublie pas l’existence des groupes voisins. Le chef ne doit pas seulement bien faire ; il doit essayer - et son groupe compte sur lui pour cela - de faire mieux que les autres.
Comment le chef remplit-il ces obligations ? Le premier et le principal instrument du pouvoir consiste dans sa générosité. La générosité est un attribut essentiel du pouvoir chez la plupart des peuples primitifs et très particulièrement en Amérique ; elle joue un rôle, même dans ces cultures élémentaires où tous les biens se réduisent à des objets grossiers. Bien que le chef ne semble pas jouir d’une situation privilégiée au point de vue matériel, il doit avoir sous la main des excédents de nourriture, d’outils, d’armes et d’ornements qui pour être infinies, n’acquièrent pas moins une valeur considérable du fait de la pauvreté générale. Lorsqu’un individu, une famille, ou la bande tout entière, ressent un désir on un besoin, c’est au chef qu’on fait appel pour le satisfaire. Ainsi la générosité est la qualité essentielle qu’on attend d’un nouveau chef. C’est la corde, constamment frappée, dont le son harmonieux ou discordant donne au consentement son degré. On ne saurait douter qu’à cet égard, les capacités du chef ne soient exploitées jusqu’au bout. Les chefs de bande étaient mes meilleurs informateurs et, conscient de leur position difficile, j’aimais les récompenser libéralement, mais j’ai rarement vu un de mes présents rester dans leurs mains pour une période supérieure à quelques jours. Chaque fois que je prenais congé d’une bande après quelques semaines de vie commune, les indigènes avaient eu le temps de devenir les heureux propriétaires de haches, de couteaux, de perles, etc. Mais en règle générale, le chef se trouvait dans le même état de pauvreté qu’au moment de mon arrivée. Tout ce qu’il avait reçu (qui était considérablement au-dessus de la moyenne attribuée à chacun) lui avait déjà été extorqué. Cette avidité collective accule souvent le chef à une sorte de désespoir. Le refus de donner tient alors à peu près la même place, dans cette démocratie primitive, que la question de confiance dans un parlement moderne. Quand un chef en vient à dire « C’est fini de donner ! C’est fini d’être généreux ! Qu’un autre soit généreux à ma place ! » il doit vraiment être sûr de son pouvoir, car son règne est en train de passer par sa crise la plus grave.
L’ingéniosité est la forme intellectuelle de la générosité. Un bon chef fait preuve d’initiative et d’adresse. C’est lui qui prépare le poison de flèches. C’est lui aussi qui fabrique la balle de caoutchouc sauvage employée dans les jeux auxquels on se livre à l’occasion. Le chef doit être un bon chanteur et un bon danseur, un joyeux luron toujours prêt à distraire la bande et à rompre la monotonie de la vie quotidienne. Ces fonctions conduiraient facilement au chamanisme, et certains chefs sont également des guérisseurs et des sorciers. Cependant, les préoccupations mystiques restent toujours à l’arrière-plan chez les Nambikwara et lorsqu’elles se manifestent, les aptitudes magiques sont réduites au rôle d’attributs secondaires du commandement. Plus fréquemment, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel sont partagés entre deux individus. A cet égard, les Nambikwara diffèrent de leurs voisins du nord-ouest, les Tupi-Kawahib, chez lesquels le chef est aussi un chaman adonné aux rêves prémonitoires, aux visions, aux transes et aux dédoublements.
Mais bien qu’orientées dans une direction plus positive, l’adresse et l’ingéniosité du chef nambikwara n'en sont pas moins étonnantes. Il doit avoir une connaissance consommée des territoires fréquentés par son groupe et par les groupes voisins, être un habitué des terrains de chasse et des bosquets d’arbres à fruits sauvages, savoir pour chacun d’eux la période la plus favorable, se faire une idée approximative des itinéraires des bandes voisines amicales ou hostiles. Il est constamment parti en reconnaissance ou en exploration et semble voltiger autour de sa bande plutôt que la conduire.
À part un ou deux hommes sans autorité réelle, mais qui sont prêts à collaborer contre récompense, la passivité de la bande fait un singulier contraste avec le dynamisme de son conducteur. On dirait que la bande, ayant cédé certains avantages au chef, attend de lui qu’il veille entièrement sur ses intérêts et sur sa sécurité.
Cette attitude est bien illustrée par l’épisode déjà relaté du voyage au cours duquel, nous étant égarés avec des provisions insuffisantes, les indigènes se couchèrent au lieu de partir en chasse, laissant au chef et à ses femmes le soin de remédier à la situation.
J’ai fait plusieurs fois allusion aux femmes du chef. La polygamie, qui est pratiquement son privilège, constitue la compensation morale et sentimentale de ses lourdes obligations en même temps qu’elle lui donne tin moyen de les remplir. Sauf de rares exceptions, le chef et le sorcier seuls (et encore, quand ces fonctions se partagent entre deux individus) peuvent avoir plusieurs femmes."
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955, Chapitre XXIX, Pocket, p. 367-370.
"[…] Le privilège polygame […] représente une concession importante que le groupe fait à son chef. Que signifie-t-il du point de vue de ce dernier ? L'accès à de jeunes et jolies filles lui apporte d'abord une satisfaction, non point tant physique […] que sentimentale. Surtout, le mariage polygame et ses attributs spécifiques constituent le moyen mis par le groupe à la disposition du chef, pour l'aider à remplir ses devoirs. S'il était seul, il pourrait difficilement faire plus que les autres. Ses femmes secondaires, libérées par leur statut particulier des servitudes de leur sexe, lui apportent assistance et réconfort. Elles sont en même temps la récompense du pouvoir et son instrument."
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955, Chapitre XXIX, Pocket, p. 373.
"Les faits nambikwara s'ajoutent à d'autres pour récuser la vieille théorie sociologique, temporairement ressuscitée par la psychanalyse, selon laquelle le chef primitif trouverait son prototype dans un père symbolique, les formes élémentaires de l'État s'étant progressivement développées, dans cette hypothèse, à partir de la famille. À la base des formes plus grossières du pouvoir, nous avons discerné une démarche décisive, qui introduit un élément nouveau par rapport aux phénomènes biologiques : cette démarche consiste dans le consentement. Le consentement est à la fois l'origine et la limite du pouvoir. Des relations en apparence unilatérales, telles qu'elles s'expriment dans la gérontocratie, l'autocratie ou toute autre forme de gouvernement, peuvent se constituer dans des groupes de structure déjà complexe. Elles sont inconcevables dans des formes simples d'organisation sociale, telles que celle qu'on a essayé de décrire ici. Dans ce cas, au contraire, les relations politiques se ramènent à une sorte d'arbitrage entre, d'une part, les talents et l'autorité du chef, de l'autre, le volume, la cohérence et la bonne volonté du groupe ; tous ces facteurs exercent les uns sur les autres une influence réciproque.
On aimerait pouvoir montrer l'appui considérable que l'ethnologie contemporaine apporte, à cet égard, aux thèses de philosophes du XVIIIe siècle. Sans doute le schéma de Rousseau diffère-t-il des relations quasi contractuelles qui existent entre le chef et ses compagnons. Rousseau avait en vue un phénomène tout différent, à savoir la renonciation, par les individus, à leur autonomie propre au profit de la volonté générale. Il n'en reste pas moins vrai que Rousseau et ses contemporains ont fait preuve d'une intuition sociologique profonde quand ils ont compris que des attitudes et des éléments culturels tels que le « contrat » et le « consentement » en sont pas des formations secondaires, comme le prétendaient leurs adversaires et particulièrement Hume : ce sont les matières premières de la vie sociale, et il est impossible d'imaginer une forme d'organisation politique dans laquelle ils ne seraient pas présents.
Une seconde remarque découle des considérations précédentes : le consentement est le fondement psychologique du pouvoir, mais dans la vie quotidienne il s'exprime par un jeu de prestations et de contre-prestations qui se déroule entre le chef et ses compagnons, et qui fait de la notion de réciprocité un autre attribut fondamental du pouvoir. Le chef a le pouvoir, mais il doit être généreux. Il a des devoirs, mais il peut obtenir plusieurs femmes. Entre lui et le groupe s'établit un équilibre perpétuellement renouvelé de prestations et de privilèges, de services et d'obligations.
Mais, dans le cas du mariage, il se passe quelque chose de plus. En concédant le privilège polygame à son chef, le groupe échange les éléments individuels de sécurité garantis par la règle monogame contre une sécurité collective, attendue de l'autorité. Chaque homme reçoit sa femme d'un autre homme, mais le chef reçoit plusieurs femmes du groupe. En revanche, il offre une garantie contre le besoin et le danger, non pas aux individus dont il épouse les sœurs ou les filles, non pas même à ceux qui se trouveront privés de femmes en conséquence du droit polygame ; mais au groupe considéré comme un tout qui a suspendu le droit commun à son profit. Ces réflexions peuvent présenter un intérêt pour une étude théorique de la polygamie ; mais surtout, elles rappellent que la conception de l'État comme un système de garanties, renouvelées par les discussions sur un régime national d'assurances (tel le pan Beveridge et d'autres), n'est pas un phénomène purement moderne. C'est un retour à la nature fondamentale de l'organisation sociale et politique."
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955, Chapitre XXIX, Pocket, p 373-375.
"1) On ne peut répartir les sociétés en deux groupes : sociétés à pouvoir et sociétés sans pouvoir. Nous estimons au contraire (en toute conformité aux données de l'ethnographie) que le pouvoir politique est universel, immanent au social (que le social soit déterminé par les « liens du sang » ou par les classes sociales), mais qu'il se réalise en deux modes principaux : pouvoir coercitif, pouvoir non coercitif.
2) Le pouvoir politique comme coercition (ou comme relation de commandement-obéissance) n'est pas le modèle du pouvoir vrai, mais simplement un cas particulier, une réalisation concrète du pouvoir politique en certaines cultures, telle l'occidentale (mais elle n'est pas la seule, naturellement). Il n'y a donc aucune raison scientifique de privilégier cette modalité-là du pouvoir pour en faire le point de référence et le principe d'explication d'autres modalités différentes.
3) Même dans les sociétés où l'institution politique est absente (par exemple, où il n'existe pas de chefs), même là le politique est présent, même là se pose la question du pouvoir : non au sens trompeur qui inciterait à vouloir rendre compte d'une absence impossible, mais au contraire au sens où, mystérieusement peut-être, quelque chose existe dans l'absence. Si le pouvoir politique n'est pas une nécessité inhérente à la nature humaine, c'est-à-dire à l'homme comme être naturel (et là Nietzsche se trompe), en revanche il est une nécessité inhérente à la vie sociale. On peut penser le politique sans la violence, on ne peut penser le social sans le politique : en d'autres termes, il n'y a pas de sociétés sans pouvoir".
Pierre Clastres, La société contre l'État, chapitre 1 : Copernic et les sauvages, 1969, Éditions de minuit, 1974, . 20-21.
"Pour l'homme des sociétés primitives, l'activité de production est exactement mesurée, délimitée par les besoins à satisfaire, étant entendu qu'il s'agit essentiellement des besoins énergétiques : la production est rabattue sur la reconstitution du stock d'énergie dépensée. En d'autres termes, c'est la vie comme nature qui – à la production près des biens consommés socialement à l'occasion des fêtes – fonde et détermine la quantité de temps consacré à la reproduire. C'est dire qu'une fois assurée la satisfaction globale des besoins énergétiques, rien ne saurait inciter la société primitive à désirer produire plus, c'est-à-dire à aliéner son temps en un travail sans destination, alors que ce temps est disponible pour l'oisiveté, le jeu, la guerre ou la fête. À quelles conditions peut se transformer ce rapport de l'homme primitif à l'activité de production ? À quelles conditions cette activité s'assigne-t-elle un but autre que la satisfaction des besoins énergétiques ? C'est là poser la question de l'origine du travail comme travail aliéné.
Dans la société primitive, société par essence égalitaire, les hommes sont maîtres de leur activité, maîtres de la circulation des produits de cette activité : ils n'agissent que pour eux-mêmes, quand bien même la loi d'échange des biens médiatise le rapport direct de l'homme à son produit. Tout est bouleversé, par conséquent, lorsque l'activité de production est détournée de son but initial, lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l'homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité. C'est alors que l'on peut parler de travail : quand la règle égalitaire d'échange cesse de constituer le « code civil » de la société, quand l'activité de production vise à satisfaire les besoins des autres, quand à la règle échangiste se substitue la terreur de la dette. C'est bien là en effet qu'elle s'inscrit, la différence entre le Sauvage amazonien et l'Indien de l'empire inca. Le premier produit en somme pour vivre, tandis que le second travaille, en plus, pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maîtres qui lui disent : il faut payer ce que tu nous dois, il faut éternellement rembourser la dette à notre égard.
Quand, dans la société primitive, l'économique se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l'activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c'est que la société n'est plus primitive, c'est qu'elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c'est qu'elle a cessé d'exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c'est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c'est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu'elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d'exploitation. Avant d'être économique, l'aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l'économique est une dérive du politique, l'émergence de l'État détermine l'apparition des classes".
Pierre Clastres, La société contre l'État, chapitre 11 : la société contre l'État, Éditions de minuit, 1974, p. 168-169.
"Il n’y a donc pas de roi dans la tribu, mais un chef qui n’est pas un chef d’État. Qu’est-ce que cela signifie ? Simplement que le chef ne dispose d’aucune autorité, d’aucun pouvoir de coercition, d’aucun moyen de donner un ordre. Le chef n’est pas un commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir d’obéissance. L’espace de la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du « chef » sauvage ne préfigure en rien celle d’un futur despote. Ce n’est certainement pas de la chefferie primitive que peut se déduire l’appareil étatique en général.
En quoi le chef de la tribu ne préfigure-t-il pas le chef d’État ? En quoi une telle anticipation de l’État est-elle impossible dans le monde des Sauvages ? Cette discontinuité radicale - qui rend impensable un passage progressif de la chefferie primitive à la machine étatique - se fonde naturellement sur cette relation d’exclusion qui place le pouvoir politique à l’extérieur de la chefferie. Ce qu’il s’agit de penser, c’est un chef sans pouvoir, une institution, la chefferie, étrangère à son essence, l’autorité. Les fonctions du chef, telles qu’elles ont été analysées ci-dessus, montrent bien qu’il ne s’agit pas de fonctions d’autorité. Essentiellement chargé de résorber les conflits qui peuvent surgir entre individus, familles, lignages, etc., il ne dispose, pour rétablir l’ordre et la concorde, que du seul prestige que lui reconnaît la société. Mais prestige ne signifie pas pouvoir, bien entendu, et les moyens que détient le chef pour accomplir sa tâche de pacificateur se limitent à l’usage exclusif de la parole : non pas même pour arbitrer entre les parties opposées, car le chef n’est pas un juge, il ne peut se permettre de prendre parti pour l’un ou l’autre ; mais pour, armé de sa seule éloquence, tenter de persuader les gens qu’il faut s’apaiser, renoncer aux injures, imiter les ancêtres qui ont toujours vécu dans la bonne entente. Entreprise jamais assurée de la réussite, pari chaque fois incertain, car la parole du chef n’a pas force de loi. Que l’effort de persuasion échoue, alors le conflit risqué de se résoudre dans la violence et le prestige du chef peut fort bien n’y point survivre, puisqu’il a fait la preuve de son impuissance à réaliser ce que l’on attend de lui."
Pierre Clastres, La société contre l'État, chapitre 11 : la société contre l'État, Éditions de minuit, 1974, p. 175-176.
"Comment ça commence ? La Boétie n'en sait rien. Comment ça continue ? C'est que les hommes désirent qu'il en soit ainsi, répond La Boétie. On n'est guère avancé : l'objection est aisée. Voire. Car l'enjeu, discrètement mais clairement fixé par La Boétie, est anthropologique. Il s'agit de la nature humaine, telle qu'à son propos se pose en somme la question : le désir de soumission est-il inné ou acquis ? Préexistait-il au malencontre qui lui aurait permis de se réaliser ? Ou bien doit-il plutôt son émergence ex nihilo à l'occasion du malencontre, telle une mutation létale rebelle à toute explication ? Interrogations moins académiques qu'il n'y paraît, comme nous porte à le penser l'exemple des sociétés primitives.
Il est en effet une troisième question que l'auteur du Discours ne pouvait pas se poser, mais que l'ethnologie contemporaine est en mesure de formuler : comment les sociétés primitives fonctionnent-elles pour empêcher l'inégalité, la division, la relation de pouvoir ? Comment parviennent-elles à conjurer le malencontre ? Comment font-elles pour que ça ne commence pas ? Car, répétons-le, si les sociétés primitives sont des sociétés sans État, c'est non point par incapacité congénitale à atteindre l'âge adulte que marquerait la présence de l'État, mais bien par refus de cette institution. Elles ignorent l'État parce qu'elles n'en veulent pas, la tribu maintient dans la disjonction chefferie et pouvoir parce qu'elle ne veut pas que le chef en devienne le détenteur, elle refuse que le chef soit le chef. Sociétés du refus d'obéissance : telles sont les sociétés primitives. Et gardons-nous ici également de toute référence à la psychologie : le refus de la relation de pouvoir, le refus d'obéir, ne sont nullement, comme le crurent missionnaires et voyageurs, un trait de caractère des Sauvages, mais l'effet, au niveau individuel, du fonctionnement des machines sociales, le résultat d'une action et d'une décision collectives. Il n'est d'autre part nul besoin d'invoquer, pour rendre compte de ce refus de la relation de pouvoir, une connaissance préalable de l'État par les sociétés primitives: elles auraient fait l'expérience de la division entre dominants et dominés, auraient éprouvé le néfaste et l'inacceptable d'une telle division et auraient alors fait retour à la situation antérieure à la division, au temps d'avant le malencontre. Semblable hypothèse renvoie à l'affirmation de l'éternité de l'État et de la division de la société selon la relation de commandement-obéissance. Fort peu innocente en ce qu'elle tend à légitimer la division de la société en voulant déceler dans le fait de la division une structure de la société comme telle, cette conception se trouverait au demeurant infirmée par les enseignements de l'histoire et de l'ethnologie. Elles ne nous offrent en effet aucun exemple d'une société à État qui serait redevenue société sans État, société primitive. Il semble bien, au contraire, qu'il y ait là un point de non-retour sitôt qu'il est franchi, et qu'un tel passage se fasse seulement à sens unique : du non-État vers l'État, jamais dans l'autre sens. L'espace et le temps, telle aire culturelle ou telle période de notre histoire proposent le spectacle permanent de la décadence et de la dégradation en lesquelles s'engagent les grands appareils étatiques : l'État peut bien s'écrouler, se démultiplier ici en seigneuries féodales, se diviser ailleurs en chefferies locales, jamais ne s'abolit la relation de pouvoir, jamais ne se résorbe la division essentielle de la société, jamais ne s'accomplit le retour du moment pré-étatique. Irrésistible, abattue mais non anéantie, la puissance de l'État finit toujours par se réaffirmer, que ce soit en Occident après la chute de l'Empire romain, ou dans les Andes sud-américaines, champ millénaire d'apparitions et de disparitions d'États dont l'ultime figure fut l'empire des Incas.
Pourquoi la mort de l'État est-elle toujours incomplète, pourquoi n'entraîne-t-elle pas la réinstitution de l'être non divisé de la société ? Pourquoi, réduite et affaiblie, la relation de pouvoir n'en continue-t-elle pas moins à s'exercer ? Serait-ce que l'homme nouveau, engendré dans la division de la société et reproduit avec elle, est un homme définitif, immortel, inapte irrévocablement à tout retour à l'en deçà de la division ? Désir de soumission, refus d'obéissance : société à État, société sans État. Les sociétés primitives refusent la relation de pouvoir en empêchant le désir de soumission de se réaliser. On ne saurait trop rappeler en effet, à la suite de La Boétie, ce qui devrait n'être que des truismes : d'abord le pouvoir existe seulement dans son exercice effectif ; ensuite, le désir de pouvoir ne trouve à se réaliser que s'il parvient à susciter l'écho favorable de son nécessaire complément, le désir de soumission. Pas de désir réalisable de commander sans désir corrélatif d'obéir. Nous disons que les sociétés primitives, en tant que sociétés sans division, ferment au désir de pouvoir et au désir de soumission toute possibilité de se réaliser. Machines sociales habitées par la volonté de persévérer en leur être non divisé, les sociétés primitives s'instituent comme lieux de répression du mauvais désir. Aucune chance ne lui est laissée : les Sauvages ne veulent pas de ça. Ce désir, ils l'estiment mauvais car le laisser se réaliser conduirait du même coup à admettre l'innovation sociale par l'acceptation de la division entre dominants et dominés, par la reconnaissance de l'inégalité entre maîtres du pouvoir et assujettis au pouvoir. Pour que les relations entre hommes se maintiennent comme relations de liberté entre égaux, il faut empêcher l'inégalité, il faut empêcher qu'éclose le mauvais désir biface qui hante peut-être toute société et tout individu de chaque société. À l'immanence du désir de pouvoir et du désir de soumission - et non pas du pouvoir lui-même, de la soumission elle-même - les sociétés primitives opposent le il faut et il ne faut pas de leur loi : il faut ne rien changer à notre être indivisé, il ne faut pas laisser se réaliser le mauvais désir. On voit bien maintenant qu'il n'est pas nécessaire d'avoir fait l'expérience de l'État pour le refuser, d'avoir connu le malencontre pour le conjurer, d'avoir perdu la liberté pour la revendiquer. […]
Malencontre : quelque chose se produit, qui empêche la société de maintenir dans l'immanence désir de pouvoir et désir de soumission. Ils émergent à la réalité de l'exercice, dans l'être divisé d'une société composée désormais d'inégaux. Tout comme les sociétés primitives qui sont conservatrices parce qu'elles désirent conserver leur être-pour-la-liberté, les sociétés divisées ne se laissent pas changer, le désir de pouvoir et la volonté de servitude n'en finissent pas de se réaliser."
Pierre Clastres, "Liberté, Malencontre, Innommable", in Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Éditions Payot (1976), 2002, p. 255-260.
"Qu'est-ce que l'État ? C'est le signe achevé de la division dans la société, en tant qu'il est l'organe séparé du pouvoir politique : la société est désormais divisée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. La société n'est plus un Nous indivisé, une totalité une, mais un corps morcelé, un être social hétérogène. La division sociale, l'émergence de l'État, sont la mort de la société primitive. Pour que la communauté puisse affirmer sa différence, il faut qu'elle soit indivisée, sa volonté d'être une totalité exclusive de toutes les autres s'appuie sur le refus de la division sociale : pour se penser comme Nous exclusif des Autres, il faut que le Nous soit corps social homogène. Le morcellement externe, l'indivision interne sont les deux faces d'une réalité une, les deux aspects d'un même fonctionnement sociologique, de la même logique sociale. Pour que la communauté puisse affronter efficacement le monde des ennemis, il faut qu'elle soit unie, homogène, sans division. Réciproquement, elle a besoin, pour exister dans l'indivision, de la figure de l'Ennemi en qui elle peut lire l'image unitaire de son être social. L'autonomie socio-politique et l'indivision sociologique sont condition l'une de l'autre et la logique centrifuge de l'émiettement est un refus de la logique unificatrice de l'Un. Cela signifie concrètement que les communautés primitives ne peuvent jamais atteindre de grandes dimensions socio-démographiques car la tendance fondamentale de la société primitive est à la dispersion et non à la concentration, à l'atomisation et non au rassemblement. Si l'on observe, dans une société primitive, l'action de la force centripète, de la tendance au regroupement visible dans la constitution de macro-unités sociales, c'est que cette société est en train de perdre la logique primitive du centrifuge, c'est que cette société perd les propriétés de totalité et d'unité, c'est qu'elle est en train de ne plus être primitive.
Refus de l'unification, refus de l'Un séparé, société contre l'État. Chaque communauté primitive veut demeurer sous le signe de sa propre Loi (autonomie, indépendance politique) qui exclut le changement social (la société restera ce qu'elle est : être indivisé). Le refus de l'État, c'est le refus de l'exo-nomie, de la Loi extérieure, c'est tout simplement le refus de la soumission, inscrit comme tel dans la structure même de la société primitive. Seuls les sots peuvent croire que pour refuser l'aliénation, il faut l'avoir d'abord éprouvée : le refus de l'aliénation (économique ou politique) appartient à l'être même de cette société, il exprime son conservatisme, sa volonté délibérée de rester Nous indivisé. Délibérée en effet, et pas seulement effet du fonctionnement d'une machine sociale : les Sauvages savaient bien que toute altération de leur vie sociale (toute innovation sociale) ne pouvait se traduire pour eux que par la perte de la liberté.
Qu'est-ce que la société primitive ? C'est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge. Quelle institution à la fois exprime et garantit la permanence de cette logique ? C'est la guerre, comme vérité des relations entre les communautés, comme principal moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de dispersion contre la force centripète d'unification. La machine de guerre, c'est le moteur de la machine sociale, l'être social primitif repose entièrement sur la guerre, la société primitive ne peut subsister sans la guerre. Plus il y a de la guerre, moins il y a de l'unification, et le meilleur ennemi de l'État, c'est la guerre. La société primitive est société contre l'État en tant qu'elle est société-pour-la-guerre.
Nous voici à nouveau ramenés vers la pensée de Hobbes. Avec une lucidité après lui disparue, le penseur anglais a su déceler le lien profond, la relation? de proche voisinage qu'entretiennent entre eux la guerre et l'État. Il a su voir que la guerre et l'État sont des termes contradictoires, qu'ils ne peuvent exister ensemble, que chacun des deux implique la négation de l'autre : la guerre empêche l'État, l'État empêche la guerre. L'erreur, énorme mais presque fatale chez un homme de ce temps, c'est d'avoir cru que la société qui persiste dans la guerre de chacun contre chacun n'est justement pas une société ; que le monde des Sauvages n'est pas un monde social ; que, par suite, l'institution de la société passe par la fin de la guerre, par l'apparition de l'État, machine anti-guerrière par excellence. Incapable de penser le monde primitif comme un monde non-naturel, Hobbes en revanche a vu le premier qu'on ne peut pas penser la guerre sans l'État, qu'on doit les penser dans une relation d'exclusion. Pour lui le lien social s'institue entre les hommes grâce à ce « pouvoir commun qui les tienne tous en respect » : l'État est contre la guerre. Que nous dit en contrepoint la société primitive comme espace sociologique de la guerre permanente ? Elle répète, en le renversant, le discours de Hobbes, elle proclame que la machine de dispersion fonctionne contre la machine d'unification, elle nous dit que la guerre est contre l'État."
Pierre Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, 1977, Éditions de l'aube, 2013, p. 62-66.
"Partout, sous les latitudes les plus variées, et ce sans une seule exception, c'est, dans les vestiges de sociétés d'avant l'État que nous sommes à même d'observer la même double observation, aussi diverse en ses expressions que monotone en sa teneur dernière, d'une dépossession radicale des hommes quant à ce qui détermine leur existence et d'une permanence intangible de l'ordre qui les rassemble. Nous ne sommes pour rien dans ce qui est. Notre manière de vivre, nos règles, nos usages, ce que nous savons, c'est à d'autres que nous le devons, ce sont des êtres d'une autre nature que nous, des Ancêtres, des Héros, des Dieux, qui les ont établis ou instaurés. Nous ne faisons que les suivre, les imiter ou répéter ce qu'ils nous ont appris. Par essence, en d'autres termes, tout ce qui règle les travaux et les jours est reçu ; grandes obligations et menus gestes, toute l'armature dans laquelle se coule la pratique des présents-vivants procède d'un passé fondateur que le rite vient en permanence réactiver comme inépuisable source et réaffirmer dans son altérité sacrée."
Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, 1985, Folio essais, 2005, p. 46-47.
Date de création : 19/10/2006 @ 16:45
Dernière modification : 02/05/2022 @ 08:57
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