"Cher Raphaël, j'aimerais entendre de vous pourquoi vous estimez qu'il ne faut pas punir le vol de la peine capitale et quelle autre peine vous proposez comme plus conforme à l'intérêt public .Car vous ne pensez évidemment pas qu'on puisse le tolérer. Or, si tant de gens ne pensent qu'à voler à présent qu'ils risquent la mort, quelle autorité, quelle terreur retiendra les malfaiteurs une fois qu'ils seront sûrs d'avoir la vie sauve ? N'interpréteront-ils pas l'adoucissement de la peine comme une récompense, une invitation à mal faire ?
- Je crois simplement, mon révérend père, qu'il est de toute iniquité d'enlever la vie à un homme parce qu'il a enlevé de l'argent. Car tous les biens que l'on peut posséder ne sauraient, mis ensemble, équivaloir à la vie humaine. Le supplice compense, dira-t-on, non la somme dérobée, mais l'outrage fait à la justice, la violation des lois. N'est-ce pas là précisément ce « droit suprême » qui est une « suprême injustice » ? Il ne faut pas considérer comme de bonnes lois des mesures semblables à celles de Manlius, où l'épée est levée dès la plus minime infraction, ni davantage ces raffinements des stoïciens qui estiment toutes les fautes égales et ne font aucune différence entre celui qui a tué un homme et celui qui a volé un écu, fautes entre lesquelles il n'y a ni ressemblance ni parenté, si l'équité n'est pas un vain mot. Dieu a interdit de tuer, et nous hésitons si peu à tuer pour un peu d'argent dérobé ! Si l'on interprète la loi divine en admettant que l'interdiction est suspendue lorsqu'une loi humaine parle en sens contraire, qu'est-ce qui empêchera les hommes, par un raisonnement tout semblable, de se mettre d'accord pour fixer les conditions où il sera permis de pratiquer la débauche, l'adultère, le parjure ? Alors que Dieu a retiré à l'homme tout droit sur la vie d'autrui et même sur la sienne propre, les hommes pourraient convenir entre eux des circonstances autorisant des mises à mort réciproques ? Exemptés de la loi divine, alors que Dieu n'y a prévu aucune exception, les contractants enverraient à la mort ceux qu'un jugement humain y aura condamnés ? Cela ne revient-il pas à affirmer que ce commandement de Dieu aura exactement la validité que lui laissera la justice humaine ? Que, d'après le même principe, les hommes peuvent décider à propos de toutes choses dans quelle mesure il convient d'observer les préceptes divins ? J'ajoute que la loi mosaïque, toute dure et impitoyable qu'elle est – punissait le vol d'une amende non de la mort. N'allons pas nous imaginer que Dieu, dans sa nouvelle loi, loi de clémence édictée par un père pour ses fils, ait pu nous donner le droit d'être plus sévères.
Voilà mes arguments contre la légitimité de la peine. Combien absurde, combien même dangereux il est pour l'État d'infliger le même châtiment au voleur et au meurtrier, il n'est, je pense personne qui l'ignore. Si le voleur en effet envisage d'être traité exactement de la même façon, qu'il soit convaincu de vol, ou de surcroît, d'assassinat, cette seule pensée l'induira à tuer celui qu'il avait d'abord simplement l'intention de dépouiller. Car, s'il est pris, il n'encourt pas un risque plus grand et, de plus, le meurtre lui donne plus de tranquillité et une chance supplémentaire de s'échapper, le témoin du délit ayant été supprimé. Et voilà comment, en nous attachant à terroriser les voleurs, nous les encourageons à tuer les braves gens."
Thomas More, L'Utopie, 1516, tr. fr. Marie Delcourt, GF, 1987, p. 104-106.
"L'aspect de cette profusion de supplices qui n'ont jamais rendu les hommes meilleurs, j'ai voulu examiner si la peine de mort est véritablement utile, et si elle est juste dans un gouvernement sage.
Qui peut avoir donné à des hommes le droit d'égorger leurs semblables ? Ce droit n'a certainement pas la même origine que les lois qui protègent.
La souveraineté et les lois ne sont que la somme des petites portions de liberté que chacun a cédées à la société. Elles représentent la volonté générale, résultat de l'union des volontés particulières. Mais qui jamais a voulu donner à d'autres hommes le droit de lui ôter la vie ? Et doit-on supposer que, dans le sacrifice que chacun a fait d'une petite partie de sa liberté, il ait pu risquer son existence, le plus précieux de tous les biens ?
Si cela était, comment accorder ce principe avec la maxime qui défend le suicide ? Ou l'homme a le droit de se tuer lui-même, ou il ne peut céder ce droit à un autre, ni à la société entière.
La peine de mort n'est donc appuyée sur aucun droit. C'est une guerre déclarée à un citoyen par la nation, qui juge la destruction de ce citoyen nécessaire ou utile. Mais si je prouve que la mort n'est ni utile ni nécessaire, j'aurai gagné la cause de l'humanité.
La mort d'un citoyen ne peut être regardée comme nécessaire que pour deux motifs. Premièrement, dans ces moments de trouble où une nation est sur le point de recouvrer ou de perdre sa liberté. Dans les temps d'anarchie, lorsque les lois sont remplacées par la confusion et le désordre, si un citoyen, quoique privé de sa liberté, peut encore, par ses relations et son crédit, porter quelque atteinte à la sûreté publique, si son existence peut produire une révolution dangereuse dans le gouvernement établi, la mort de ce citoyen devient nécessaire.
Mais sous le règne tranquille des lois, sous une forme de gouvernement approuvé par la nation entière, dans un État bien défendu au-dehors et soutenu dans l'intérieur par la force et par l'opinion peut-être plus puissante que la force même, dans un pays où l'autorité est exercée par le souverain lui-même, où les richesses ne peuvent acheter que les plaisirs et non du pouvoir, il ne peut y avoir aucune nécessité d'ôter la vie à un citoyen, à moins que la mort ne soit le seul frein capable d'empêcher de nouveaux crimes. Car alors ce second motif autoriserait la peine de mort, et la rendrait nécessaire. [Mais] l'expérience de tous les siècles prouve que la peine de mort n'a jamais arrêté les scélérats déterminés à nuire."
Beccaria, Des délits et des peines, 1764, Éditions Flammarion, coll. Champs, 1999, p. 90-91.
"Cette vaine profusion de supplices, qui n'ont jamais rendu les hommes meilleurs, m'a poussé à examiner si, dans un gouvernement bien organisé, la peine de mort est vraiment utile et juste. En vertu de quel droit les hommes peuvent-ils se permettre de tuer leurs semblables? Ce droit n'est certainement pas celui sur lequel reposent la souveraineté et les lois. Celles-ci ne sont que la somme des petites portions de liberté abandonnées par chaque individu ; elles représentent la volonté générale, qui est la réunion des volontés particulières. Or qui aurait eu l'idée de concéder à d'autres le pouvoir de le tuer ? Comment supposer que le minime sacrifice de liberté fait par chacun puisse comprendre celui du plus grand de tous les biens, la vie ? Et quand cela serait, comment concilier ce principe avec celui qui refuse à l'homme le droit de se tuer lui-même? Et, n'ayant pas ce droit, comment pouvait-il l'accorder à un autre ou à la société ?
La peine de mort n'est donc pas un droit, je viens de démontrer qu'elle ne peut pas l'être, mais une guerre de la nation contre un citoyen qu'elle juge nécessaire ou utile de supprimer. Mais si je prouve que cette peine n'est ni utile ni nécessaire, j'aurai fait triompher la cause de l'humanité.
La mort d'un citoyen ne peut être jugée utile que pour deux motifs : d'abord si, quoique privé de sa liberté, il a encore des relations et un pouvoir tels qu'il soit une menace pour la sécurité de la nation, et si son existence peut provoquer une révolution dangereuse pour la forme du gouvernement établi. La mort d'un citoyen devient donc nécessaire quand la nation est en train de recouvrer sa liberté ou de la perdre, dans une époque d'anarchie, quand c'est le désordre qui fait la loi. Mais sous le règne paisible de la légalité, sous un gouvernement approuvé par l'ensemble de la nation, bien défendu à l'extérieur et à l'intérieur par la force et par l'opinion peut-être plus efficace que la force, là où le pouvoir n'appartient qu'au véritable souverain, où la richesse achète les plaisirs et non l'autorité, il ne saurait y avoir aucune nécessité de faire périr un citoyen, à moins que sa mort ne soit le meilleur ou l'unique moyen de dissuader les autres de commettre des crimes, second motif qui peut faire regarder la peine de mort comme juste et nécessaire. [Mais] l'expérience de tous les siècles prouve que la peine de mort n'a jamais empêché des hommes résolus de nuire à la société."
Beccaria, Des délits et des peines, 1764, § XXVIII, tr. Maurice Chevallier, GF, p. 126-127.
"On demande comment les particuliers n'ayant point droit de disposer de leur propre vie peuvent transmettre au Souverain ce même droit qu'ils n'ont pas ? Cette question ne paraît difficile à résoudre que parce qu'elle est mal posée. Tout homme a droit de risquer sa propre vie pour la conserver. A-t-on jamais dit que celui qui se jette par une fenêtre pour échapper à un incendie soit coupable de suicide ? A-t-on même jamais imputé ce crime à celui qui périt dans une tempête dont en s'embarquant il n'ignorait pas le danger ?
Le traité social a pour fin la conservation des contractants. Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes. Qui veut conserver sa vie aux dépens des autres, doit la donner aussi pour eux quand il faut. Or le Citoyen n'est plus juge du péril auquel la loi veut qu'il s'expose, et quand le Prince lui a dit : il est expédient à l'État que tu meures, il doit mourir ; puisque ce n'est qu'à cette condition qu'il a vécu en sûreté jusqu'alors, et que sa vie n'est plus seulement un bienfait de la nature, mais un don conditionnel de l'État.
La peine de mort infligée aux criminels peut être envisagée à peu près sous le même point de vue : c'est pour n'être pas la victime d'un assassin que l'on consent à mourir si on le devient. Dans ce traité, loin de disposer de sa propre vie, on ne songe qu'à la garantir, et il n'est pas à présumer qu'aucun des contractants prémédite alors de se faire pendre.
D'ailleurs tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie, il cesse d'en être membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre. Alors la conservation de l'État est incompatible avec la sienne, il faut qu'un des deux périsse, et quand on fait mourir le coupable, c'est moins comme citoyen que comme ennemi."
Rousseau, Du contrat social, 1762, II, V.
"Quoique les lois ne puissent jamais être trop douces il faut cependant se garder de proscrire toute peine capitale. Si notre cœur dépravé se porte aux plus grands excès, si la politique a épuisé inutilement toutes ses ressources pour nous corriger, n'est il pas raisonnable d'effrayer nos vices et les lois ne doivent-elles pas alors leur opposer un frein plus puissant ? Ne croyez point milord que pour déposer l'épée dans les mains du législateur nous ayons dû avoir le droit de disposer de notre vie. C'est au contraire pour la défendre contre les attaques ouvertes ou cachées d'un meurtrier que nous avons demandé ces lois sanguinaires qui vous révoltent. Dans l'état de nature j'ai droit de mort contre celui qui attente à ma vie, et en entrant en société j'ai résigné ce droit au magistrat pourquoi n'en userait-il pas ? Les citoyens n ont pas accordé au législateur le droit de se jouer arbitrairement de leur vie cette concession eût été insensée et nulle mais ils ont exigé que le législateur veillât à leur sûreté et que l épée à la main il écartât les dangers dont ils sont menacés ou les défendît contre un ennemi domestique qui voudrait les perdre Vous ave dit milord que la nécessité où se trouve une république d opposer la force à un ennemi étranger est une preuve certaine du droit qu elle a de le faire et il me semble qu avec ce même argument auquel il est impossible de rien répondre de solide je puis vous prouver que les lois doivent quelquefois prononcer la peine de mort Je dis que dès qu il y a des hommes capables de commettre un meurtre volontaire et médité des empoisonneurs et des assassins le législateur doit les condamner à perdre la vie Tout me dit qu il n y a plus d'ordre de règle de sûreté ni de droit sacré parmi les hommes si le sort d un citoyen vertueux est pire que celui d un meurtrier c est cependant ce qui arriveront si je perdais le premier le plus grand et le plus irréparable des biens tandis que mon assassin conserverait la vie ? Tout me démontre que les lois contre le meurtre seront inutiles si on ne condamne pas le meurtrier à mort. Sans cette loi, la haine ou la vengeance d'un lâche pourrait se satisfaire en jouant, si je puis parler ainsi, un jeu trop inégal contre le citoyen dont il méditerait la mort : l'un ne mettrait au jeu que sa liberté et l'autre y mettrait sa vie."
Mably, De la législation, ou principes de lois, Amsterdam, 1776, Livre III, Chapitre 4.
"Mais voilà des citoyens qui vous crient : Un brutal m'a crevé un œil ; un barbare a tué mon frère ; vengez-nous ; donnez-moi un œil de l'agresseur qui m'a éborgné ; donnez-moi tout le sang du meurtrier par qui mon frère a été égorgé ; exécutez l'ancienne, l'universelle loi du talion.
Ne pouvez-vous pas leur répondre : Quand celui qui vous a fait borgne aura un œil de moins, en aurez-vous un de plus? Quand j'aurai fait mourir dans les tourments celui qui a tué votre frère, ce frère sera-t-il ressuscité? Attendez quelques jours; alors votre juste douleur aura perdu de sa violence; vous ne serez pas fâché de voir de l'œil qui vous reste une grosse somme d'argent que je vous ferai donner par le mutileur : elle vous fera passer doucement votre vie, et de plus il sera votre esclave pendant quelques années, pourvu que vous lui laissiez ses deux yeux pour vous mieux servir pendant ce temps-là.
À l'égard de l'assassin de votre frère, il sera votre esclave tant qu'il vivra. Je le rendrai toujours utile à vous, au public, et à lui-même.
C'est ainsi qu'on en use en Russie depuis quarante années. On force les criminels qui ont outragé la patrie à servir toujours la patrie ; leur supplice est une leçon continuelle, et c'est depuis ce temps-là que cette vaste partie du monde n'est plus barbare. […]
Vous qui travaillez à réformer ces lois, voyez, avec le jurisconsulte M. Beccaria, s'il est bien raisonnable que, pour apprendre aux hommes à détester l'homicide, des magistrats soient homicides et tuent un homme en grand appareil.
Voyez s'il est nécessaire de le tuer quand on peut le punir autrement, et s'il faut gager un de vos compatriotes pour massacrer habilement votre compatriote, excepté dans un seul cas: c'est celui où il n'y aurait pas d'autre moyen de sauver la vie du plus grand nombre. C'est le cas où l'on tue un chien enragé.
Dans toute autre occurrence, condamnez le criminel à vivre pour être utile ; qu'il travaille continuellement pour son pays, parce qu'il a nui à son pays. Il faut réparer le dommage ; la mort ne répare rien."
Voltaire, Prix de la justice et de l'humanité, 1777, article III. Du meurtre.
"C'est une erreur de croire qu’on arrête toujours le méchant par la rigueur des supplices : leur image est sitôt effacée. Mais les besoins sans cesse renaissants d’un malheureux le poursuivent partout. Trouve-t-il l’occasion favorable ? il n’écoute que leur voix importune, il succombe à la tentation. La vue même des supplices n’est pas toujours un frein suffisant ; combien de fois n’a pas été commis au pied de l’échafaud, le crime pour lequel un malfaiteur allait périr !
L’impression que produisent les supplices cruels, toujours momentanée, devient nulle à la longue : d’abord leur appareil jette la terreur dans les esprits, mais on s’y familiarise insensiblement ; quelqu’affreux qu’ils paraissent, bientôt l’imagination s’y fait, et cesse enfin d’en être frappée : l’habitude émousse tout, jusqu’à l’horreur des tourments.
Après ce qui vient d’être dit, si l’on tenait encore à ce prétendu frein, j’ajouterais que l’exemple des peines modérées n’est pas moins réprimant que celui des peines outrées, lorsqu’on n’en connaît pas de plus grandes.
Voyez les lois pénales des différents peuples, comme elles prodiguent la peine de mort !
En rendant les crimes capitaux, on a prétendu augmenter la crainte du châtiment, et on l’a réellement diminuée. Punir de mort, c’est donner un exemple passager, et il faudrait en donner de permanents.
On a aussi manqué le but d’une autre manière. L’admiration qu’inspire le mépris de la mort que montre un héros expirant : un malfaiteur, souffrant avec courage, l’inspire aux scélérats déterminés. Mais admettez qu’il se repente : le voyant mourir avec cette contrition qui assure la félicité éternelle par le pardon des péchés, ils pèchent afin que la grâce abonde. Ainsi, en s’abandonnant au crime pour satisfaire leurs funestes penchants, ils se flattent d’échapper à la justice ; ou s’ils ne peuvent se promettre l’impunité, le châtiment sera de courte durée, et la récompense sera sans fin. Pourquoi donc continuer, contre les cris de la raison et les leçons de l’expérience, à verser sans besoin le sang d’une foule de criminels ?
Les peines doivent être rarement capitales. En les infligeant, ce n’est pas assez de satisfaire à la justice, il faut encore corriger les coupables. S’ils sont incorrigibles, il faut faire tourner leur châtiment au profit de la société. Qu’on les emploie donc aux travaux publics, aux travaux dégoûtants, aux travaux malsains, aux travaux dangereux."
Jean-Paul Marat, Plan de législation criminelle, 1780, Première partie, § Des peines.
"Tout le monde est d'accord que la peine de mort, si elle est conservée, doit être réduite à la simple privation de la vie, et que l'usage des tortures doit être aboli. Un second point sur lequel toutes les opinions se réunissent également, c'est que cette peine, si elle subsiste, doit être réservée pour les crimes d'assassinat, d'empoisonnement, d'incendie et de lèse-nation au premier chef. Ce pas est déjà fait dans l'opinion ; et votre humanité, vos lumières, le vœu public dont vous êtes les organes, ne vous permettraient pas sans doute une marche rétrograde. Voilà donc les deux propositions défendues par plusieurs bons esprits, qui par d'excellentes vues, et animés par des motifs respectables de sagesse et de raison, veulent la conservation de la peine de mort, mais ne la veulent qu'avec les restrictions que nous venons de développer.
Or évidemment la peine de mort dans cette hypothèse opère un grand mal pour les mœurs publiques, et n'a aucune efficacité pour arrêter le crime. C'est un remède violent, qui, sans guérir la maladie, altère et énerve les organes du corps politique. […]
Mais si la peine de mort, ainsi tempérée, perd toute l'efficacité que l'ancien code pénal trouvait dans son atrocité même, cette peine, toute insuffisante qu'elle soit pour l'exemple, n'en perd rien de sou immoralité ni de son influence funeste sur les mœurs publiques. Dans un pays libre, toutes institutions doivent porter dans le cœur du citoyen l'énergie et le mépris de la mort. Vos lois au contraire auront pour effet de lui en inspirer l'épouvante, en présentant la mort comme le plus grand des maux qu'on ait pu opposer aux plus grands des crimes.
Considérez cette foule immense que l’espoir d'une exécution appelle dans la place publique ; quel est le sentiment qui l'y conduit? Est-ce le désir de contempler la vengeance de la loi, et en voyant tomber sa victime, de se pénétrer d'une religieuse horreur pour le crime ? Le bon citoyen est-il meilleur ce jour-là en regagnant sa demeure ? L'homme pervers abjure-t-il le complot qu'il méditait ?... Non, Messieurs, ce n'est pas à un exemple, c'est à un spectacle que tout ce peuple accourt. Une curiosité cruelle l'y invite. Cette vue flatte et entretient dans son âme une disposition immorale et farouche. Souvent le même crime, pour lequel l'échafaud est dressé, trouve des imitateurs au moment où le condamné subit sa peine ; et plus d'une fois on volait dans la place publique, au milieu de la foule entassée pour voir pendre un voleur."
Le Peletier Saint-Fargeau, Rapport présenté à la séance du 23 mai 1791, Archives parlementaires, tome XXVI, Extraits, p. 325-329.
"Une des premières attentions du législateur doit être de prévenir les crimes, et il est garant envers la société de tous ceux qu'il n'a pas empêchés lorsqu'il le pouvait. Il doit donc avoir deux buts : l'un d'exprimer toute l'horreur qu'inspirent de grands crimes, l'autre d'effrayer par de grands exemples. Oui, c'est l'exemple, et non l'homme puni, qu'il faut voir dans le supplice.
L'âme est agréablement émue, elle est, si je puis le dire, rafraîchie à la vue d'une association d’hommes qui ne connaît ni supplices ni échafauds. Je conçois que c'est bien la plus délicieuse de toutes les méditations ; mais où se cache la société de laquelle on bannirait impunément les bourreaux ? Le crime habite la terre, et la grande erreur des écrivains modernes est de prêter leurs aïeuls et leur logique aux assassins ; ils n'ont pas vu que ces hommes étaient une exception aux lois de la nature, que tout leur être moral était éteint ; tel est le sophisme générateur des livres. Oui, l'appareil du supplice, même vu dans le lointain, effraye les criminels et les arrête ; l'échafaud est plus près d'eux que l'éternité. Ils sont hors des proportions ordinaires; sans cela assassineraient-ils ? Il faut donc s'armer contre le premier jugement du cœur, et se délier des préjugés de la vertu.
1° Il est une classe du peuple chez qui l'horreur pour le crime se mesure en grande partie sur l’effroi qu'inspire le supplice; son imagination a besoin d être ébranlée, il faut quelque chose qui retentisse autour de son âme, qui la remue profondément, pour que l'idée du supplice soit inséparable de celle d'un crime ; singulièrement dans ces grandes cités, où la misère soumet tant d'individus à une destinée malheureuse. Cette quantité n'est point à négliger dans le calcul du législateur. Avant de briser un ressort tel que celui de la terreur des peines, il faut bien savoir que mettre à sa place, et se souvenir du précepte, hâtez-vous lentement, dès là surtout que la mesure du danger est inconnue. […]
2° Vous avez effacé l'infamie qui faisait partie de la peine ; le criminel, s'il est père, ne léguera plus l'opprobre à ses enfants; or, si vous supprimiez à la loi et la mort et la honte, quel frein vous resterait-il ?
Personne ne combine comme un scélérat froid ; il se disait alors : J'ai deux chances, la première est la fuite (et l'homme conserve toujours l'espérance d'échapper) ; la seconde est la soustraction à la mort, si j'ai la maladresse de me laisser prendre. Telle serait sa petite géométrie ; et à quel degré ne menacerait-elle pas la société entière ! Celui qui veut commettre un crime, répondra t-on peut-être, commence par se persuader qu'il échappera au supplice ; et il part de cette espèce de certitude qu'il se compose.
Si l'objection est exacte, la conséquence immédiate est qu'il faut abolir, non la seule peine de mort, mais toutes les autres, puisque le scélérat calcule comme si ces deux choses n'existaient pas ; si c'est ce que l'on veut dire, toute discussion doit finir là. Mais c'est à peu près discuter l'évidence, que d'ériger en problème si la perspective de la mort, si le spectacle de ceux qui la subissent, laissent le scélérat tranquille. Il lui faut un ébranlement et des impressions physiques ; son âme est fermée à toute autre émotion.
Le méchant ne craint pas Dieu, mais il en a peur ; tel est le sentiment qu'éprouve le scélérat à la vue de l'échafaud. Gardez-vous donc de désespérer de l'énergie de ce ressort, très malheureusement nécessaire. Que prétend-on, au reste, lui substituer ? Un supplice lent, un supplice de tous les jours ? L'idée n'est pas neuve. Mais quelques années sont à peine écoulées, que le sentiment d'horreur qu'inspire le crime s'affaiblit, on ne voit plus que la peine et son éternelle action ; le criminel finit par intéresser, et alors on est bien près d'accuser la loi. Tout cela ne varie que par des plus ou des moins plus difficiles à exprimer qu'à saisir : or, est-ce une bonne législation que celle qui fait infailliblement passer la pitié de l'assassiné à l'assassin ?"
Prugnon, Extrait du discours de devant l'Assemblée, séance du 30 mai 1791.
"Messieurs, celui qui médite un Code pénal doit se représenter la société comme composée ne 3 classes d'hommes ; la première de ceux qui naissent bons et vertueux ; la seconde de ceux qui naissent scélérats ; la troisième, et la plus nombreuse, celle ne ceux qui apportent en naissant des dispositions équivoques, et que les circonstances ou l'éducation déterminent au vice ou à la vertu. Les peines ne sont pas pour les deux premières classes d'hommes, les uns n'en ont pas besoin, les autres ont le féroce courage de les mépriser. Elles ne sont donc vraiment applicables qu'à la troisième, et c'est pour ceux-ci que je parle.
Otez pour ceux-ci la peine de mort, et alors l'imagination la plus faible s'attache sans horreur, je pourrais même dire avec tranquillité, à l'idée de la peine qui y supplée. Quelques années passées dans une parfaite inaction, mêlées de quelques jours de douceur et de consolation, voila ce que calcule l'homme qui médite de devenir criminel, il s'y accoutume bien tôt, et dès qu'il a reconnu le terme extrême où le crime peut le conduire, il l'a déjà commis dans son âme, et il ne lui manque plus que l'occasion.
C’est ici, Messieurs, le lieu de vous présenter une réflexion qu'on ne doit jamais perdre de vue dans la discussion du Code pénal, c'est que la loi est mauvaise, la loi est un mal, lorsqu'elle ne prévient pas le crime ; c'est dans les prisons même qu'on doit aller chercher la solution du problème qu'on veut résoudre. Dans le moment où l'on s'occupe du jugement d’un procès criminel, non seulement ceux qui y sont impliqués, mais ceux qui ont commis de pareils forfaits, sont dans des transes terribles et des agitations continuelles.
N'avez-vous pas, Messieurs, des hommes qui pour un modique salaire se dévouent à un séjour aussi pénible que celui du cachot ? Ceux par exemple qui travaillent aux mines ne renoncent-ils pas à la lumière du jour ? N'affrontent-ils pas les dangers de toutes espèces, ne se vouent-ils pas encore à des travaux, non seulement pénibles, mais qui abrègent visiblement leurs jours ? Et si des hommes honnêtes souffrent tout cela pour un modique salaire, jugez, Messieurs, s'il faudra beaucoup d argent pour engager un scélérat à affronter le cachot ? (Applaudissements.)
Le second inconvénient, c'est que la peine du cachot, telle qu'elle est proposée, tend à rendre à la société des membres infects ; c'est une vérité démontrée pour tous ceux qui connaissent le cœur de l'homme : rien n'est plus rare qu'une conversion sincère. Celui qui de sang-froid a égorgé son semblable, celui quia résisté à cette voix impérieuse qui lui criait : tu ne tueras pas, doit demeurer toujours suspect à la société qu'il a souillée de son crime, et le législateur ne pourrait le rendre à la vie sociale sans consentir à se charger, sous sa responsabilité, de tout le mal qui pourrait se commettre.
Souvent mon devoir m'a appelé dans ces asiles où le crime attend son châtiment ; j'y ai vu combien la peine de mort est supérieure à toute autre ; j'y ai vu les coupables se féliciter de n'être condamnés qu'aux galères, tant il est vrai que nulle peine ne peut remplacer celle de la mort. Mais dans ces prisons les hommes devenaient-ils meilleurs ? Au contraire, ils y tiennent entre eux une espèce d'école de crimes ; ils s'instruisent mutuellement sur la manière de combiner les tours les plus adroits, sur la manière d'échapper à la conviction ; le législateur peut-il ensuite rendre à la société de pareils hommes, sans se rendre responsable des crimes qu'ils commettront ?"
Brillat-Savarin, Extrait du discours prononcé à l'Assemblée, 31 mai 1791.
"Mais, Messieurs, en convenant de tous ces principes, que la raison, la philosophie et la justice proclament depuis si longtemps, sommes-nous dans les circonstances, sommes-nous dans le degré de perfection sociale qui puisse appeler l’abolition de la peine de mort ? Cette peine est-elle, dans l'état actuel des choses, et dans la situation où sont les esprits, une pensée moins réprimante que celle de la perte de l'honneur et de la liberté ? Enfin, la société est-elle suffisamment rassurée contre les plus grands scélérats, en les renfermant dans des prisons dont ils peuvent s'évader ? Nos lois sont-elles plus humaines en raffinant leurs supplices par la perle de la lumière pendant 20 ans ?
Voilà, en dernière analyse, l'état de la question pour le Corps législatif actuellement assemblé.
Il est beau, il est touchant sans doute de voir une assemblée d'hommes libres agiter solennellement la question de l'abolition de la peine de mort ; l'exemple de la Russie et de quelques Etats de l'Europe pouvait justifier dans tous les cas la résolution du législateur français. Si cette question s'agitait dans des temps ordinaires, ce serait un crime contre l'humanité d'hésiter prononcer cette abolition. Effacer cette loi de nos codes sanguinaires, ce serait stipuler le genre humain ; mais, dans l'état actuel, réduire tous les supplices à la peine simple de mort, pour les cas très rares où elle peut être absolument nécessaire, c'est stipuler pour le repos de la société.
Ce n'est pas assez d'avoir établi la liberté et la sûreté politique dans son rapport avec la Constitution, il faut l'établir encore dans ceux avec le citoyen et avec la société. Elles consistent dans la sûreté, ou dans l'opinion que les citoyens et la société ont de leur sûreté générale et individuelle ; autrement la Constitution pourrait être libre et non pas le citoyen. C'est donc d'un système de pénalité analogue à l'état de la société, que son repos et sa sûreté dépendent.
Que voyons-nous dans l'état actuel de la France ? Parlons sans prétention et sans excès. Vos anciennes formes judiciaires vont disparaître ; vos jurés ne sont pas établis: l'esprit de cette institution ne peut se former dans un instant ; les établissements analogues demandent des opérations lentes; les prisons pénales ne peuvent pas être construites subitement ; enfin, aucuns des instrumenta nouveaux du code pénal proposé ne sont faits. Votre réforme dans la peine de mort, prononcée aujourd'hui par la loi, peut donc amener les crimes, par le changement subit des peines, ou faire espérer l'impunité, par le défaut d'établissements relatifs à ce changement établissements qui, dans un royaume aussi peuplé; devront être immenses.
D'un autre côté, la fermentation des esprits inévitable dans un montent de révolution ; loi secousses que l'esprit public peut éprouver dans le passage d'une législature à une autre ; deux partis divisant la France, les vengeances et les haines, n'ayant rien qui les comprime et qui les arrête; une population immense sans travail ; des brigands étrangers, introduits par les malveillants ou par la licence dans le royaume; la mendicité dont les maux n'ont pu être adoucis, et dont les vices n'ont pu être encore réprimés : le dirai-je enfin, l'habitude des lois pénales atroces, tout semblait imposer un devoir rigoureux aux législateurs de la Révolution de maintenir encore la peine de mort ; mais ce ne doit jamais être que la peine simple de mort: Que les tortures différentes ; que ces hideuses formes, inventées plutôt par des bourreaux que par des législateurs, disparaissent à votre voix ! Il est un terme où la sévérité de la justice doit s'arrêter: la loi n'est pas faite pour disputer de férocité avec les scélérats.
Vous réserverez la peine de mort pour les assassins, les contrefacteurs d'assignats, les incendiaires, les empoisonneurs, les ennemis de la patrie et les ministres prévaricateurs. J'aurais bien désiré que le faux témoin, dans les crimes capitaux, fût puni de mort; car c'est ton vil assassin. Mais du moins, à l'exemple de Solon vous ne nommerez pas le parricide : rendons cet hommage à la nature.
Ce n'est qu'avec une grande répugnance que je vais porter à la tribune un vœu aussi contraire à mon cœur pour la conservation de la peine de mort."
Barère, Extrait du discours prononcé à l'Assemblée, 1er juin 1791.
"De ces premiers principes il découle, on le sent, la nécessité de faire des lois douces, et surtout d'anéantir pour jamais l'atrocité de la peine de mort, parce que la loi qui attente à la vie d'un homme est impraticable, injuste, inadmissible. Ce n'est pas, ainsi que je le dirai tout à l'heure, qu'il n'y ait une infinité de cas où, sans outrager la nature (et c'est ce que je démontrerai), les hommes n'aient reçu de cette mère commune l'entière liberté d'attenter à la vie les uns des autres, mais c'est qu'il est impossible que la loi puisse obtenir le même privilège, parce que la loi, froide par elle-même, ne saurait être accessible aux passions qui peuvent légitimer dans l'homme la cruelle action du meurtre ; l'homme reçoit de la nature les impressions qui peuvent lui faire pardonner cette action, et la loi, au contraire, toujours en opposition à la nature et ne recevant rien d'elle, ne peut être autorisée à se permettre les mêmes écarts : n'ayant pas les mêmes motifs, il est impossible qu'elle ait les mêmes droits. Voilà de ces distinctions savantes et délicates qui échappent à beaucoup de gens, parce que fort peu de gens réfléchissent ; mais elles seront accueillies des gens instruits à qui je les adresse, et elles influeront, je l'espère, sur le nouveau Code que l'on nous prépare. La seconde raison pour laquelle on doit anéantir la peine de mort, c'est qu'elle n'a jamais réprimé le crime, puisqu'on le commet chaque jour aux pieds de l'échafaud. On doit supprimer cette peine, en un mot, parce qu'il n'y a point de plus mauvais calcul que celui de faire mourir un homme pour en avoir tué un autre, puisqu'il résulte évidemment de ce procédé qu'au lieu d'un homme de moins, en voilà tout d'un coup deux, et qu'il n'y a que des bourreaux ou des imbéciles auxquels une telle arithmétique puisse être familière."
Marquis de Sade, "Français, encore un effort si vous voulez être républicains", in La Philosophie dans le boudoir, 1795, Volume 2, p. 100-101.
"La peine de mort, même réduite à la simple privation de la vie, a été l'objet des réclamations de plusieurs philosophes estimables. Ils ont contesté à la société le droit d'infliger cette peine, qui leur semblait excéder sa juridiction. Mais ils n'ont pas considéré que tous les raisonnements qu'ils employaient s'appliquaient à toutes les autres peines un peu rigoureuses. Si la loi devait s'abstenir de mettre un terme à la vie des coupables, elle devrait s'abstenir de tout ce qui peut l'abréger. Or, la détention, les travaux forcés, la déportation, l'exil même ; toutes les souffrances, soit physiques, soit morales, accélèrent la fin de l'existence qu'elles atteignent. Les châtiments qu'on a voulu substituer à la peine de mort ne sont, pour la plupart, comme je l'ai dit ailleurs, que cette même peine infligée en détail, et presque toujours d'une manière plus lente et plus douloureuse.
La peine de mort est de plus la seule qui n'ait pas l'inconvénient de vouer une foule d'hommes à des fonctions odieuses et avilissantes. J'aime mieux quelques bourreaux que beaucoup de geôliers. J'aime mieux qu'un petit nombre d'agents déplorables d'une sévérité nécessaire, rejetés avec horreur par la société, se consacrent à l'affreux métier d'exécuter quelques criminels, que si une multitude se condamnait, pour un misérable salaire, à veiller sur les coupables et à se rendre l'instrument perpétuel de leur malheur prolongé.
Mais, en admettant la peine de mort, ai-je besoin de dire que je ne l'admets que pour des cas très rares ?"
Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la Constitution actuelle de la France, Annexe 7, 1815, in Écrits politiques, 2004, Folio essais, p. 576-577.
"Ceux qui jugent et qui condamnent disent la peine de mort nécessaire. D'abord, - parce qu'il importe de retrancher de la communauté sociale un membre qui lui a déjà nui et qui pourrait lui nuire encore. - S'il ne s'agissait que de cela, la prison perpétuelle suffirait. À quoi bon la mort ? Vous objectez qu'on peut s'échapper d'une prison ? Faites mieux votre ronde. Si vous ne croyez pas à la solidité des barreaux de fer, comment osez-vous avoir des ménageries ?
Pas de bourreau où le geôlier suffit.
Mais, reprend-on, il faut que la société se venge, que la société punisse.
Ni l'un, ni l'autre.
Se venger est de l'individu, punir est de Dieu. La société est entre deux. Le châtiment est au-dessus d'elle, la vengeance au-dessous. Rien de si grand et de si petit ne lui sied. Elle ne doit pas punir pour se venger ; elle doit corriger pour améliorer. Transformez de cette façon la formule des criminalistes, nous la comprenons et nous y adhérons.
Reste la troisième et dernière raison, la théorie de l'exemple. - Il faut faire des exemples ! il faut épouvanter par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux qui seraient tentés de les imiter ! [...] Nous nions que le spectacle des supplices produise l'effet qu'on en attend. Loin d'édifier le peuple, il le démoralise et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu."
Hugo, Le Dernier Jour d'un condamné (1832), préface, Éditions Gallimard, Folio, p. 385.
"Ce qui m'apparaît surtout, c'est que les partisans de la peine de mort veulent faire peser sur nous, sur notre esprit, sur le mouvement même de la société humaine, un dogme de fatalité. II y a des individus, nous dit-on, qui sont à ce point tarés, abjects, irrémédiablement perdus, à jamais incapables de tout effort de relèvement moral, qu'il n'y a plus qu'à les retrancher brutalement de la société des vivants, et il y a au fond des sociétés humaines, quoi que l'on fasse, un tel vice irréductible de barbarie, de passions si perverses, si brutales, si réfractaires à tout essai de médication sociale, à toute institution préventive, à toute répression vigoureuse mais humaine, qu'il n'y a plus d'autre ressource, qu'il n'y a plus d'autre espoir d'en empêcher l'explosion, que de créer en permanence l'épouvante de la mort et de maintenir la guillotine."
Jean Jaurès, Contre la peine immonde, 1908, in Rallumer tous les soleils, p. 733.
"Des esprits très nombreux et fort généreux, certes, croient que l'abolition de la peine de mort c'est un pas en avant dans la voie du progrès.
Eh bien ! Je ne raisonnerai pas dans l'abstrait, je regarde la situation de la ville de Paris. Si nous supprimons la peine de mort, si nous faisons cette expérience de désarmement au risque de qui serait-elle faite? Il faut bien le constater : ce sont les pauvres que nous découvrons, ce sont eux qui pâtiront d'abord [...]
Cette suppression de la peine de mort sera-t-elle du moins un ennoblissement de notre civilisation? Si quelques-uns sont disposés à le croire, c'est qu'ils désirent mettre, de plus en plus, notre société d'accord avec les données que nous fournit la science. Nous écoutons les médecins qui nous disent en regardant les assassins : "Ils sont nécessités. Celui-ci tient son crime de son atavisme; cet autre le tient du milieu dans lequel il a été plongé. " [...]
La science nous apporte une indication dont nous tous, législateurs, nous savons bien que nous avons à tirer parti; combattons les causes de dégénérescence'. Mais quand nous sommes en présence du membre déjà pourri, quand nous sommes en présence de ce malheureux - malheureux, si nous considérons les conditions sociales dans lesquelles il s'est formé, mais misérable si nous considérons le triste crime dans lequel il est tombé, - c'est l'intérêt social qui doit nous inspirer et non un attendrissement sur l'être antisocial.
Allons au fond de la question. II me semble que dans la disposition traditionnelle qu'ont un grand nombre d'esprits, éminents, généreux, à prendre en considération les intérêts de l'assassin, à s'y attarder, avec une sorte d'indulgence. Il y a cette erreur de croire que nous nous trouvons en présence d'une sorte de barbare tout neuf, auquel il a manqué quelques-uns des avantages sociaux que, nous autres, plus favorisés, nous possédons. [...]
Hugo a cru que l'assassin, c'était un être trop neuf, une matière humaine toute neuve, non façonnée, qui n'avait pas profité des avantages accumulés de la civilisation; il résumait cela en disant : " Si vous lui aviez donné le livre, vous auriez détruit le crime. " [...]
Ce barbare tout neuf a encore tout à fournir. Mais les apaches ne sont pas des forces trop pleines de vie, de beaux barbares qui font éclater les cadres de la morale commune : ce sont des dégénérés. Loin d'être orientés vers l'avenir, ils sont entravés par des tares ignobles. Et, à l'ordinaire, quand nous sommes en présence du criminel, nous trouvons un homme en déchéance, un homme tombé en dehors de l'humanité et non pas un homme qui n'est pas encore arrivé à l'humanité. [...]
Pour ma part, je demande que l'on continue à nous débarrasser de ces dégradés, de ces dégénérés, dans les conditions légales d'aujourd'hui, en tenant compte des indications qui nous sont fournies par les hommes de science compétents s'ils nous disent que celui-ci relève des asiles plutôt que de la punition. Je crois qu'il y a lieu de recourir à la punition exemplaire. Et, par exemplaire, je n'entends pas la publicité; je crois que l'exemple peut-être plus saisissant encore, tel qu'il est obtenu en Angleterre ou la punition capitale, à la muette, derrière de hauts murs, me semble plus terrifiante encore que cette manière d'apothéose infâme que nous dressons sur les places publiques. [...]
Messieurs, j'ai autant d'horreur qu'aucun de vous pour le sang versé. Un jour il m'a été donné d'assister à une exécution, je ne veux pas dire de la voir - car en effet c'est un spectacle intolérable. Je m'y trouvais non loin de M. le président du Conseil. Le lendemain M. Clemenceau a écrit un bel article où il exprimait tout le dégoût qu'il avait éprouvé, toute la répulsion morale et physique que l'on ne peut pas ne pas ressentir. [...]
Pour ma part, cette même émotion pénible ne l'éprouverais-je pas, si je devais assister à ces terribles opérations qui pourtant sont le salut, une ressource de guérison ? La vie est en elle-même chose cruelle. Et ce n'est pas avoir fourni un argument contre la peine capitale de constater ce que personne ne nie - qu'une vision de décollation est chose atroce. C'est par amour de la santé sociale que je vote le maintien et l'application de la peine de mort."
Maurice Barrès, Discours à la Chambre des députés 3 juillet 1908.