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Texte à méditer :  C'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher.
  
Descartes
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Hors des sentiers battus
La réécriture de l'histoire

  "La mutabilité du passé est le principe de base de l'Angsoc. Les événements passés, prétend-on, n'ont pas d'existence objective et ne survivent que par les documents et la mémoire des hommes. Mais comme le Parti a le contrôle complet de tous les documents et de l'esprit de ses membres, il s'ensuit que le passé est ce que le Parti veut qu'il soit. Il s'ensuit aussi que le passé, bien que plastique, n'a jamais, en aucune circonstance particulière, été changé. Car lorsqu'il a été recréé dans la forme exigée par le moment, cette nouvelle version, quelle qu'elle soit, est alors le passé et aucun passé différent ne peut avoir jamais existé. Cela est encore vrai même lorsque, comme il arrive souvent, un événement devient méconnaissable pour avoir été modifié plusieurs fois au cours d'une année. Le Parti est, à tous les instants, en possession de la vérité absolue, et l'absolu ne peut avoir jamais été différent de ce qu'il est.
  Le contrôle du passé dépend surtout de la discipline de la mémoire. S'assurer que tous les documents s'accordent avec l'orthodoxie du moment n'est qu'un acte mécanique. Il est aussi nécessaire de se rappeler que les événements se sont déroulés de la manière désirée. Et s'il faut rajuster ses souvenirs ou altérer des documents, il est alors nécessaire d'oublier que l'on a agi ainsi. La manière de s'y prendre peut être apprise comme toute autre technique mentale. Elle est en effet étudiée par la majorité des membres du Parti et, certainement, par tous ceux qui sont intelligents aussi bien qu'orthodoxes."

 

George Orwell, 1984, 1948, tr. fr. Amélie Audiberti, Folio, 2000, p. 302-303.

 

  "The mutability of the past is the central tenet of Ingsoc. Past events, it is argued, have no objective existence, but survive only in written records and in human memories. The past is whatever the records and the memories agree upon. And since the Party is in full control of all records and in equally full control of the minds of its members, it follows that the past is whatever the Party chooses to make it. It also follows that though the past is alterable, it never has been altered in any specific instance. For when it has been recreated in whatever shape is needed at the moment, then this new version is the past, and no different past can ever have existed. This holds good even when, as often happens, the same event has to be altered out of recognition several times in the course of a year. At all times the Party is in possession of absolute truth, and clearly the absolute can never have been different from what it is now. It will be seen that the control of the past depends above all on the training of memory. To make sure that all written records agree with the orthodoxy of the moment is merely a mechanical act. But it is also necessary to remember that events happened in the desired manner. And if it is necessary to rearrange one’s memories or to tamper with written records, then it is necessary to forget that one has done so. The trick of doing this can be learned like any other mental technique. It is learned by the majority of Party members, and certainly by all who are intelligent as well as orthodox. In Oldspeak it is called, quite frankly, ‘reality control’."

 

George Orwell, 1984, 1948, Signet Classic, 1977, pp. 213-214.


  "Le changement du passé est nécessaire pour deux raisons dont l'une est subsidiaire et, pour ainsi dire, préventive. Le membre du Parti, comme le prolétaire, tolère les conditions présentes en partie parce qu'il n'a pas de terme de comparaison. Il doit être coupé du passé, exactement comme il doit être coupé d'avec les pays étrangers car il est nécessaire qu'il croie vivre dans des conditions meilleures que celles dans lesquelles vivaient ses ancêtres et qu'il pense que le niveau moyen du confort matériel s'élève constamment.
   Mais la plus importante raison qu'a le Parti de rajuster le passé est, de loin, la nécessité de sauvegarder son infaillibilité. Ce n'est pas seulement pour montrer que les prédictions du Parti sont dans tous les cas exactes, que les discours statistiques et rapports de toutes sortes doivent être constamment remaniés selon les besoins du jour. C'est aussi que le Parti ne peut admettre un changement de doctrine ou de ligne politique. Changer de décision, ou même de politique est un aveu de faiblesse.

   Si, par exemple, l'Eurasia ou l'Estasia, peu importe lequel, est l'ennemi du jour, ce pays doit toujours avoir été l'ennemi, et si les faits disent autre chose, les faits doivent être modifiés. Aussi l'histoire est-elle continuellement récrite. Cette falsification du passé au jour le jour, exécutée par le ministère de la Vérité, est aussi nécessaire à la stabilité du régime que le travail de répression et d'espionnage réalisé par le ministère de l'Amour.
   La mutabilité du passé est le principe de base de l'Angsoc. Les événements passés, prétend-on, n'ont pas d'existence objective et ne survivent que par les documents et la mémoire des hommes. Mais comme le Parti a le contrôle complet de tous les documents et de l'esprit de ses membres, il s'ensuit que le passé est ce que le Parti veut qu'il soit. Il s'ensuit aussi que le passé, bien que plastique, n'a jamais, en aucune circonstance particulière, été changé. Car lorsqu'il a été recréé dans la forme exigée par le moment, cette nouvelle version, quelle qu'elle soit, est alors le passé et aucun passé différent ne peut avoir jamais existé. Cela est encore vrai même lorsque, comme il arrive souvent, un événement devient méconnaissable pour avoir été modifié plusieurs fois au cours d'une année. Le Parti est, à tous les instants, en possession de la vérité absolue, et l'absolu ne peut avoir jamais été différent de ce qu'il est.
   Le contrôle du passé dépend surtout de la discipline de la mémoire. S'assurer que tous les documents s'accordent avec l'orthodoxie du moment n'est qu'un acte mécanique. Il est aussi nécessaire de se rappeler que les événements se sont déroulés de la manière désirée. Et s'il faut rajuster ses souvenirs ou altérer des documents, il est alors nécessaire d'oublier que l'on a agi ainsi. La manière de s'y prendre peut être apprise comme toute autre technique mentale. Elle est en effet étudiée par la majorité des membres du Parti et, certainement, par tous ceux qui sont intelligents aussi bien qu'orthodoxes. En novlangue, cela s'appelle doublepensée, mais la doublepensée comprend aussi beaucoup de significations.
   La doublepensée est le pouvoir de garder à l'esprit simultanément deux croyances contradictoires, et de les accepter toutes deux. Un intellectuel du Parti sait dans quel sens ses souvenirs doivent être modifiés. Il sait, par conséquent, qu'il joue avec la réalité, mais, par l'exercice de la doublepensée, il se persuade que la réalité n'est pas violée. Le processus doit être conscient, autrement il ne pourrait être réalisé avec une précision suffisante, mais il doit aussi être inconscient. Sinon, il apporterait avec lui une impression de falsification et, partant, de culpabilité.
  La doublepensée se place au cœur même de l'Angsoc, puisque l'acte essentiel du Parti est d'employer la duperie consciente, tout en retenant la fermeté d'intention qui va de pair avec l'honnêteté véritable. Dire des mensonges délibérés tout en y croyant sincèrement, oublier tous les faits devenus gênants puis, lorsque c'est nécessaire, les tirer de l'oubli pour seulement le laps de temps utile, nier l'existence d'une réalité objective alors qu'on tient compte de la réalité qu'on nie, tout cela est d'une indispensable nécessité. 
  Pour se servir même du mot doublepensée, il est nécessaire d'user de la dualité de la pensée, car employer le mot, c'est admettre que l'on modifie la réalité. Par un nouvel acte de doublepensée, on efface cette connaissance, et ainsi de suite indéfiniment, avec le mensonge toujours en avance d'un bond sur la vérité.
  Enfin, c'est par le moyen de la doublepensée que le Parti a pu et, pour autant que nous le sachions, pourra, pendant des milliers d'années, arrêter le cours de l'Histoire.
  Toutes les oligarchies du passé ont perdu le pouvoir, soit parce qu'elles se sont ossifiées, soit parce que leur énergie a diminué. Ou bien elles deviennent stupides et arrogantes, n'arrivent pas à s'adapter aux circonstances nouvelles et sont renversées ; ou elles deviennent libérales et lâches, font des concessions alors qu'elles devraient employer la force, et sont encore renversées. Elles tombent, donc, ou parce qu'elles sont conscientes, ou parce qu'elles sont inconscientes.
L'œuvre du Parti est d'avoir produit un système mental dans lequel les deux états peuvent coexister. La domination du Parti n'aurait pu être rendue permanente sur aucune autre base intellectuelle. Pour diriger et continuer à diriger, il faut être capable de modifier le sens de la réalité. Le secret de la domination est d'allier la foi en sa propre infaillibilité à l'aptitude à recevoir les leçons du passé.
  Enfin, c'est par le moyen de la doublepensée que le Parti a pu et, pour autant que nous le sachions, pourra, pendant des milliers d'années, arrêter le cours de l'Histoire."

 

George Orwell, 1984, 1948, tr. fr. Amélie Audiberti, Folio, p. 302-304.

 

  "The alteration of the past is necessary for two reasons, one of which is subsidiary and, so to speak, precautionary. The subsidiary reason is that the Party member, like the proletarian, tolerates present-day conditions partly because he has no standards of comparison. He must be cut off from the past, just as he must be cut off from foreign countries, because it is necessary for him to believe that he is better off than his ancestors and that the average level of material comfort is constantly rising. But by far the more important reason for the readjustment of the past is the need to safeguard the infallibility of the Party. It is not merely that speeches, statistics, and records of every kind must be constantly brought up to date in order to show that the predictions of the Party were in all cases right. It is also that no change in doctrine or in political alignment can ever be admitted. For to change one's mind, or even one's policy, is a confession of weakness. If, for example, Eurasia or Eastasia (whichever it may be) is the enemy today, then that country must always have been the enemy. And if the facts say otherwise then the facts must be altered. Thus history is continuously rewritten. This day-to-day falsification of the past, carried out by the Ministry of Truth, is as necessary to the stability of the regime as the work of repression and espionage carried out by the Ministry of Love.
  The mutability of the past is the central tenet of Ingsoc. Past events, it is argued, have no objective existence, but survive only in written records and in human memories. The past is whatever the records and the memories agree upon. And since the Party is in full control of all records and in equally full control of the minds of its members, it follows that the past is whatever the Party chooses to make it. It also follows that though the past is alterable, it never has been altered in any specific instance. For when it has been recreated in whatever shape is needed at the moment, then this new version is the past, and no different past can ever have existed. This holds good even when, as often happens, the same event has to be altered out of recognition several times in the course of a year. At all times the Party is in possession of absolute truth, and clearly the absolute can never have been different from what it is now. It will be seen that the control of the past depends above all on the training of memory. To make sure that all written records agree with the orthodoxy of the moment is merely a mechanical act. But it is also necessary to remember that events happened in the desired manner. And if it is necessary to rearrange one's memories or to tamper with written records, then it is necessary to forget that one has done so. The trick of doing this can be learned like any other mental technique. It is learned by the majority of Party members, and certainly by all who are intelligent as well as orthodox. In Oldspeak it is called, quite frankly, 'reality control'. In Newspeak it is called doublethink, though doublethink comprises much else as well.

  Doublethink means the power of holding two contradictory beliefs in one's mind simultaneously, and accepting both of them. The Party intellectual knows in which direction his memories must be altered; he therefore knows that he is playing tricks with reality; but by the exercise of doublethink he also satisfies himself that reality is not violated. The process has to be conscious, or it would not be carried out with sufficient precision, but it also has to be unconscious, or it would bring with it a feeling of falsity and hence of guilt. Doublethink lies at the very heart of Ingsoc, since the essential act of the Party is to use conscious deception while retaining the firmness of purpose that goes with complete honesty. To tell deliberate lies while genuinely believing in them, to forget any fact that has become inconvenient, and then, when it becomes necessary again, to draw it back from oblivion for just so long as it is needed, to deny the existence of objective reality and all the while to take account of the reality which one denies -- all this is indispensably necessary. Even in using the word doublethink it is necessary to exercise doublethink. For by using the word one admits that one is tampering with reality; by a fresh act of doublethink one erases this knowledge; and so on indefinitely, with the lie always one leap ahead of the truth. Ultimately it is by means of doublethink that the Party has been able -- and may, for all we know, continue to be able for thousands of years -- to arrest the course of history."

 

George Orwell, 1984, 1948, Signet Classic, 1977, pp. 212-214.

 

 "– Il y a un slogan du Parti qui se rapporte à la maîtrise du passé, dit-il. Répétez-le, je vous prie.
  – Qui commande le passé commande l’avenir ; qui commande le présent commande le passé, répéta Winston obéissant.

  – Qui commande le présent commande le passé, dit O’Brien en faisant de la tête une lente approbation. Est-ce votre opinion, Winston, que le passé a une existence réelle ?
  De nouveau, le sentiment de son impuissance s’abattit sur Winston. Son regard vacilla dans la direction du cadran. Non seulement il ne savait lequel de « oui » ou de « non » le sauverait de la souffrance, mais il ne savait même pas quelle réponse il croyait être la vraie.
  O’Brien sourit faiblement.
  – Vous n’êtes pas métaphysicien, Winston, dit-il. Jusqu’à présent, vous n’avez jamais pensé à ce que signifiait le mot existence. Je vais poser la question avec plus de précision. Est-ce que le passé existe d’une façon concrète, dans l’espace ? Y a-t-il quelque part, ou ailleurs, un monde d’objets solides où le passé continue à se manifester ?
  – Non.

  – Où le passé existe-t-il donc, s’il existe ?
  – Dans les documents. Il est consigné.
  – Dans les documents. Et… ?
  – Dans l’esprit. Dans la mémoire des hommes.
  – Dans la mémoire. Très bien. Nous le Parti, nous avons le contrôle de tous les documents et de toutes les mémoires. Nous avons donc le contrôle du passé, n’est-ce pas ?
  – Mais comment pouvez-vous empêcher les gens de se souvenir ? cria Winston, oubliant encore momentanément le cadran. C’est involontaire. C’est indépendant de chacun. Comment pouvez-vous contrôler la mémoire ? Vous n’avez pas contrôlé la mienne !
  L’attitude de O’Brien devint encore sévère. Il posa la main sur le cadran.
  – Non, dit-il. C’est vous qui ne l’avez pas dirigée. C’est ce qui vous a conduit ici. Vous êtes ici parce que vous avez manqué d’humilité, de discipline personnelle. Vous n’avez pas fait l’acte de soumission dont le prix est la santé mentale. Vous avez préféré être un fou, un minus habens. L’esprit discipliné peut seul voir la réalité, Winston. Vous croyez que la réalité est objective, extérieure, qu’elle existe par elle-même. Vous croyez aussi que la nature de la réalité est évidente en elle-même. Quand vous vous illusionnez et croyez voir quelque chose, vous pensez que tout le monde voit la même chose que vous. Mais je vous dis, Winston, que la réalité n’est pas extérieure. La réalité existe dans l’esprit humain et nulle part ailleurs. Pas dans l’esprit d’un individu, qui peut se tromper et, en tout cas, périt bientôt. Elle n’existe que dans l’esprit du Parti, qui est collectif et immortel. Ce que le Parti tient pour vrai est la vérité. Il est impossible de voir la réalité si on ne regarde avec les yeux du Parti. Voilà le fait que vous devez rapprendre, Winston. Il exige un acte de destruction personnelle, un effort de volonté."

 

George Orwell, 1984, 1948, tr. fr. Amélie Audiberti, Folio, p. 351-352.

 

  " 'There is a Party slogan dealing with the control of the past,' he said. 'Repeat it, if you please.'
  "Who controls the past controls the future: who controls the present controls the past," repeated Winston obediently.

  "Who controls the present controls the past," said O'Brien, nodding his head with slow approval. 'Is it your opinion, Winston, that the past has real existence?'
  Again the feeling of helplessness descended upon Winston. His eyes flitted towards the dial. He not only did not know whether 'yes' or 'no' was the answer that would save him from pain; he did not even know which answer he believed to be the true one.
 O'Brien smiled faintly.
 'You are no metaphysician, Winston,' he said. 'Until this moment you had never considered what is meant by existence. I will put it more precisely. Does the past exist concretely, in space? Is there somewhere or other a place, a world of solid objects, where the past is still happening?'

  'No.'
  'Then where does the past exist, if at all?'
  'In records. It is written down.'
  'In records. And- ?'
  'In the mind. In human memories.
  'In memory. Very well, then. We, the Party, control all records, and we control all memories. Then we control the past, do we not?'
  'But how can you stop people remembering things?' cried Winston again momentarily forgetting the dial. 'It is involuntary. It is outside oneself. How can you control memory? You have not controlled mine!'
  O'Brien's manner grew stern again. He laid his hand on the dial.
  'On the contrary,' he said, 'you have not controlled it. That is what has brought you here. You are here because you have failed in humility, in self-discipline. You would not make the act of submission which is the price of sanity. You preferred to be a lunatic, a minority of one. Only the disciplined mind can see reality, Winston. You believe that reality is something objective, external, existing in its own right. You also believe that the nature of reality is self-evident. When you delude yourself into thinking that you see something, you assume that everyone else sees the same thing as you. But I tell you, Winston, that reality is not external. Reality exists in the human mind, and nowhere else. Not in the individual mind, which can make mistakes, and in any case soon perishes: only in the mind of the Party, which is collective and immortal. Whatever the Party holds to be the truth, is truth. It is impossible to see reality except by looking through the eyes of the Party. That is the fact that you have got to relearn, Winston. It needs an act of self-destruction, an effort of the will."

 

George Orwell, 1984, 1948, Signet Classic, 1977, pp. 248-249.

 



  "L'une des découvertes du gouvernement totalitaire a été la méthode consistant à creuser de grands trous dans lesquels enterrer les faits et les événements malvenus, vaste entreprise qui n'a pu être réalisée qu'en assassinant des millions de gens qui avaient été les acteurs ou les témoins du passé. Le passé était condamné à être oublié comme s'il n'avait jamais existé. Assurément, personne n'a voulu suivre la logique sans merci de ces dirigeants passés, surtout depuis, comme nous le savons désormais, qu'ils n'ont pas réussi. […]

  Si l'histoire - par opposition aux historiens, qui tirent les leçons les plus hétérogènes de leurs interprétations de l'histoire - a des leçons à nous enseigner, cette Pythie me semble plus cryptique et obscure que les prophéties notoirement peu fiables de l'oracle de Delphes. Je crois plutôt avec Faulkner que « le passé ne meurt jamais, il ne passe même pas », et ce, pour la simple et bonne raison que le monde dans lequel nous vivons à n'importe quel moment est le monde du passé ; il consiste dans les monuments et les reliques de ce qu'ont accompli les hommes pour le meilleur comme pour le pire ; ses faits sont toujours ce qui est devenu (comme le suggère l'origine latine du mot fieri - factum est). En d'autres termes, il est assez vrai que le passé nous hante ; c'est d'ailleurs la fonction du passé de nous hanter, nous qui sommes présents et souhaitons vivre dans le monde tel qu'il est réellement, c'est-à-dire qui est devenu ce qu'il est désormais."

 

Hannah Arendt, Retour de bâton, 1975, in Responsabilité et jugement, tr. fr. Jean-LucFidel, Payot, p. 333 et p. 334.


 

    "En février 1948, le dirigeant communiste Klement Gottwald se mit au balcon d'un palais baroque de Prague pour haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille Ville. Ce fut un grand tournant dans l'histoire de la Bohême. Un moment fatidique comme il y en a un ou deux par millénaire.
    Gottwald était flanqué de ses camarades, et à côté de lui, tout près, se tenait Clementis. Il neigeait, il faisait froid et Gottwald était nu-tête. Clementis, plein de sollicitude, a enlevé sa toque de fourrure et l'a posée sur la tête de Gottwald.
    La section de propagande a reproduit à des centaines de milliers d'exemplaires la photographie du balcon d'où Gottwald, coiffé d'une toque de fourrure et entouré de ses camarades, parle au peuple. C'est sur ce balcon qu'a commencé l'histoire de la Bohême communiste. Tous les enfants connaissaient cette photographie pour l'avoir vue sur les affiches, dans les manuels ou dans les musées.
    Quatre ans plus tard, Clementis fut accusé de trahison et pendu. La section de propagande le fit immédiatement disparaître de l'Histoire et, bien entendu, de toutes les photographies. Depuis, Gottwald est seul sur le balcon. Là où il y avait Clementis, il n'y a plus que le mur vide du palais. De Clementis, il n'est resté que la toque de fourrure sur la tête de Gottwald."

 

Milan Kundera, Le livre du rire et de l'oubli, 1978, Première partie, Trad. François Kérel, Folio, p. 13-14.

 

  "L'écriture n'est pas le seul mode de l'histoire. Pourquoi Shoah [1] est-il une grande oeuvre d'histoire, et non, par exemple, un recueil de contes ? Il ne s'agit ni d'une reconstitution romanesque comme Holocauste [2], ni d'un film documentaire - un seul document de l'époque y est lu, concernant les camions de Chelmno [3] -, mais d'un film où des hommes d'aujourd'hui parlent de ce qui fut hier.

  Dans ce champ éclaté du discours historique, comment se situe l'entreprise « révisionniste » ? Sa perfidie est précisément d'apparaître pour ce qu'elle n'est pas, un effort pour écrire et penser l'histoire. Il ne s'agit pas de construire un récit vrai. Il ne s'agit pas non plus de réviser les acquis prétendus de la science historique. Rien de plus naturel que la « révision » de l'histoire, rien de plus banal. Le temps lui-même modifie le regard non seulement de l'historien mais du simple laïc. La Bataille du rail est un film, qui se présentait en 1946 comme un discours vrai sur la résistance des cheminots. Qui la revoit en 1987 y voit la description d'un monde idéal où tous, de l'ingénieur au lampiste, sont unis pour duper l'ennemi. L'histoire de la déportation a comporté elle aussi ses scories. La mythomanie a joué son rôle ainsi que la propagande, parfois aussi une certaine concurrence entre non-Juifs et juifs, jadis analysée par O. Wormser Migot, les premiers revendiquant l'égalité dans la souffrance avec les seconds.

  Mais nier l'histoire n'est pas la réviser. [...]

  La méthode des « révisionnistes » contemporains, des négateurs, a été souvent analysée. Comme l'écrivent Nadine Fresco et Jacques Baynac :

« Curieux historiens en vérité que ces gens qui au lieu de s'attacher à "connaître le déroulement exact des événements" s'intitulent juges des "pièces à conviction" d'un procès qui n'a lieu que parce qu'ils nient l'existence de l'objet du litige, à l'heure du verdict, seront donc nécessairement amenés à déclarer fausses toutes les preuves contraires à l'a priori dont ils ne démordent pas. »

  Il n'est peut-être pas inutile de revenir sur ces méthodes et de montrer comment Faurisson [4], cet expert en littérature, travaille à déréaliser le discours. [...] Les cosmologies se préoccupaient jadis de « sauver les phénomènes », de rendre compte, par exemple, du mouvement apparent du soleil. Les « révisionnistes » eux, si volontiers « matérialistes », des matérialistes à sabots, s'occupent de sauver les non-phénomènes. N'importe quelle interprétation est bonne pourvu qu'elle nie. Ils sont dans le royaume du discours vide".


Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire, Éd.. La Découverte, 1987, p. 149-153.


[1] Film-document de Claude Lanzmann, 1985.

[2] Série télévisée sur le même sujet.

[3] Village polonais où eurent lieu les premiers gazages des Juifs.

[4] Robert Faurisson est le plus connu des négationnistes français.

 

Date de création : 23/10/2006 @ 19:21
Dernière modification : 04/03/2015 @ 14:36
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